Boule de neige

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BOULE DE NEIGE

            Ce n’est pas facile d’être une adolescente, contempler son visage boutonneux, ses cheveux graissés naturellement, regarder ses formes difformes dans son miroir et de lui demander « suis-je la plus laide ? » et qu’il vous réponde sans hésitation « oui  vous êtes la reine ». Chaque jour, j’améliore sans trop d’effort cet embellissement. Mes hormones guident mes mains vers toutes les gourmandises. Je dévore sans scrupule des plats de pâtes, de la viande en sauce. Lorsque je passe devant une vitrine de confiserie, je pousse la porte énergiquement, je gonfle ma poitrine pour faire barrage à la clientèle comme si l’on allait me voler le dernier gâteau alors que déjà je bloque tout le monde avec mon tour de taille balancé comme une montgolfière. Je parle avec mes mains avant même d’ouvrir la bouche. Je brasse l’air dans de grands mouvements pour dire à tous que tout est pour moi. Je ressors de la boulangerie les bras chargés de pains au chocolat, de gâteaux à la crème, de bonbons de toutes les couleurs. Je m’isole de mes autres camarades pour tout dévorer en sourdine gourmande. Je suis une ogresse. Je suis unique dans la classe, aussi dans tout le collège. Tous les élèves et les professeurs me connaissent, j’ai une grande popularité. J’utilise les premières places, près du tableau dans la classe. Deux chaises posées l’une à côté de l’autre pour m’asseoir confortablement sur tout mon royaume. Je suis la belle blonde, la belle ronde, la plus belle du monde.

            Je ne me sens pas frustrée mais certains jours me font endurer des supplices que moi seule peut connaître. Quand l’heure est venue de m’élancer dans la salle de sport. Je vois les filles courir comme des gazelles, s’élancer avec aisance sur les barres asymétriques, rouler sur les tapis sans difficulté, danser avec élégance sur des musiques modernes. Moi, aux moindres efforts, je souffle, je grogne, je tombe, je transpire. J’ai l’impression qu’à chaque mouvement un être malin me lance un sot d’eau sur la tête, qu’un autre s’amuse à battre toutes mes articulations avec le plaisir immense de me faire souffrir. J’avoue  qu’à ce moment précis de la journée mon surnom de « boule de neige » inventé par les « sept mains », les élèves les plus érudits de la classe, me convient parfaitement. Certains soirs, j’ai envie de briser mon miroir pour tuer mon reflet et peut-être une partie de moi-même.

Toutefois, j’ai les doigts agiles, je sais confectionner des habits avec finesse. J’ai le sens de la création aux bouts des doigts. Je coupe, je couds des robes et je mets à chacune de mes œuvres la beauté qui correspond à la personnalité de celle qui la portera. Le collège a annoncé le grand bal pour Halloween fin octobre. Toutes les filles sont venues me voir et défilent devant moi la bouche en cœur pour obtenir mes services. Je suis heureuse qu’elles soient devant moi, à me supplier presque, à faire leur moue de princesse pour obtenir un « oui » de moi pour qu’elle soit la plus belle au bal. Un concours de sélection est organisé alors il faut que je sois à la hauteur pour contenter toutes ces jeunes filles. Je serais bien sûr au bal mais je crois que le costume de citrouille m’ira comme une moufle. Pourtant, j’aimerais être la plus belle pour aller danser, qu’un regard se pose sur moi, qu’il soit le reflet de ce que je suis vraiment dans le miroir de celui qui me regardera.

Des tissus de toutes les couleurs, des bobines de fil sont des feux d’artifices multicolores, la machine à coudre pique l’étoffe avec boulimie. Tout danse autour de moi. Ces occupations de couturière me font perdre petit à petit de l’appétit et du poids. J’oublie de me gaver de mes gourmandises quotidiennes, je suis emportée par mes créations car elles me nourrissent. J’en rêve même la nuit. Je dessine dans mes songes la robe du lendemain. Je m’imprègne de la personnalité de celle qui la portera et je dessine sur le papier le patron. Je connais toutes les filles du collège, leurs qualités et leurs moindres défauts qu’elles essayent de cacher sous leur timidité d’adolescence. Je m’aperçois ainsi que leurs petits défauts peuvent aussi important que le mien et que nous avons entre nous peu de différence. L’adolescence, âge de l’ingratitude, on se cache, on se cherche, on pose des questions mais c’est à nous seul d’y répondre.

Mes occupations me prennent tout mon temps et j’oublie souvent de faire mes devoirs et les professeurs me le font remarquer. Mes notes sont en chute mais je me sens pourtant épanouie. Ils me donnent un avertissement. Un des « sept mains », Joyeux s’approche de moi.

− Je sais tout le mal que tu te donnes pour satisfaire les filles de la classe pour le bal. Tu passes tout ton temps à coudre. Alors je trouverai normal que l’on t’aide toi aussi.

− Merci, mais comment veux-tu m’aider ?

− Eh bien, en faisant tes devoirs.

− C’est une idée. C’est vrai que je n’ai plus le temps de travailler mes leçons et si je continue comme ça, je n’aurai pas un trimestre avec des bonnes notes c’est sûr.

− Alors, c’est d’accord, je fais tes devoirs ?

− Oui d’accord, mais je les recopierai car si la prof voit que j’ai la même écriture que toi cela va se voir.

Joyeux, heureux sautille sur ses pieds.

− Super !!!

Les autres nains, Timide, Prof, Grincheux, Atchoum, Simplet, Dormeur qui ont suivis la conversation se bousculent derrière nous les uns à la suite des autres et crient ensemble.

− Nous aussi, on t’aide aux devoirs « boule de neige » !!!

Nous rions tous ensemble. Le bonheur s’est installé et je me sens bien dans ma peau de « boule de neige ». Mes rondeurs ne me font plus mal lorsque les gens me regardent, les sourires en coin s’effacent sur ma bonne humeur. Je sens que j’ai des ailes et mes mains cousent sans relâche tous les soirs après les cours. Mes notes sont revenues au beau fixe et les professeurs n’ont pas vu notre supercherie. Ils sont satisfaits, me complimentent même. Je fais ma timide, rougie sous les félicitations et d’un œil je regarde les sept mains qui me jettent un clin d’œil.

En fin de soirée je suis repue. Je m’endors comme une masse sur mon lit. Je me réveille de plus en plus difficilement. Lorsqu’un matin je me mets devant mon miroir et que je lui demande par habitude.

− Suis-je la plus laide ? 

La glace ne répond pas. Je réitère ma question.

− Miroir, suis-je la plus laide ?

Elle toussote, semble gênée et m’annonce.

− Tu es une boule de neige qui fond au soleil ma reine. Tu n’es plus la plus laide. Tu n’es même pas un glaçon ! Tu brilles de jour en jour.

− Ah !!! Je brille ! Où, je ne vois rien !

− De l’intérieur, tu brilles par ta gentillesse. Tes formes disgracieuses disparaissent, tes traits sont plus doux, tu changes de jour en jour et tu fais rayonner les gens qui sont autour de toi.

− C’est vrai, je me sens différente.

Je reste un long moment éloignée du monde réel, je pense à mon parcours d’ogresse, et je revoie des images insoutenables de mon passé. Mon miroir qui me regarde n’ose pas m’interrompre dans mes songes et s’éteint doucement pour ne pas me réveiller.

Demain, c’est la soirée d’Halloween. Je suis en effervescence. Les filles arrivent toute excitée pour récupérer leur costume. Elles crient dans le couloir pour avancer plus vite, se griffent presque, s’injurient. Les sept mains sont venus m’aider car seule je n’aurai pu avoir assez de bras pour satisfaire toutes les demandes. Les robes de toutes les couleurs volent comme des ailes de papillons autour de nous. Les rires de satisfaction de chacune d’elle me ravie. Elles repartent heureuse de leur toilette. En fin de journée, plus aucune robe n’est suspendue sur le mur. Il reste les fils de couture accrochés au lustre comme des toiles d’araignées, des morceaux de tissu inutilisables qui jonchent le sol. Je me pose enfin sur le fauteuil épuisée. Je regarde autour de moi mon atelier, mes amis, les sept mains qui m’observent.

− Je n’ai pas de robe à me mettre pour demain soir, je ne sais pas si je vais y aller.

Simplet s’avance vers moi

− Tu crois que tu on va rester là ! Tu vas venir nous avons un costume pour toi.

− Un costume, mais lequel ?

Je les vois fouiller derrière mon dos et ressortir un gros paquet.

− C’est pour toi. J’espère qu’elle est à ta taille, elle a été faite par une couturière.

Je défais le joli paquet attaché avec des rubans rouges, sors une robe orangée, brillante et soyeuse.

− Elle est magnifique, trop belle pour moi !

Professeur le savant de cette idée justifie ce cadeau.

− Tu l’as bien méritée !

Le soir d’Halloween sera le plus beau de ma vie. La salle est habillée de miroirs sur chaque côté des murs renvoient mon image. Les lumières ne clignotent plus mes défauts. Dehors à la grande surprise il neige. Un flocon vient se poser sur mon épaule et les sept mains m’invitent à danser.

− Oh miroir, qui est la plus belle ?

Tous les miroirs s’expriment tous ensemble et l’assemblée se retourne vers moi.

− Tu es la reine, la plus belle entre toutes. Tu brilles, tu es entrée à l’âge adulte !

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