Boum boum

petisaintleu

Peut-être que si les torgnoles étaient tombées moins drues je me serais aussi déhanché sur Prefab Sprout. Mais je savais que le martinet m'attendait. Pour retarder l'échéance et permettre à papa d'avoir un alibi aussi béton que ses poings qui s'abattraient sans coup férir, je ne rentrais qu'à 19 heures entre chiens et loups. J'allais bientôt hurler à la mort au diapason de papa qui se tuait à la tâche à faire entrer dans ma petite tête que je n'étais qu'une raclure. Maman acquiesçait, légèrement en retrait.

Avec le visage constellé de comédons, je ne pouvais que le croire. Je m'étais persuadé que je n'étais qu'un vilain petit connard. Alors, tant qu'à faire, je poussais jusqu'à la lie les encouragements de mon papa.

J'aurais pu moi aussi danser sur Prefab Sprout. Mais je n'y arrivais pas. C'est presque dans un état second que j'observais les corps se frôler et les rires fuser comme des ovnis dans des cieux dont la clémence m'échappait. Tout comme la Valérie ou la Béatrice d'ailleurs qui préféraient s'envoler vers des rapaces qui ne tarderaient pas à les serrer à l'étage dans une chambre pour les faire grimper au 7e ciel. À cette époque, Nirvana m'était inconnu.

Plus terre-à-terre, les corbeaux dont j'étais finissaient par s'abattre sur le DJ pour prendre le contrôle de sa platine. Un voile noir s'abattait sur le garage transformé le temps d'un après-midi en discothèque au rythme d'une basse monocorde, d'un synthé larmoyant et d'un chanteur qui annonçait dès l'introduction de sa mélopée que mon avenir se trouvait à l'arrière d'un corbillard. Enfin, je me sentais exister, le corps désarticulé, les yeux rivés au plancher, heureux de sentir le désespoir m'envahir. Il était de bon ton d'adopter un faciès contraint. Pour moi, l'exercice était des plus faciles : il me suffisait de me projeter à l'heure du retour.

Lorsque nous étions exténués de nos ballets macabres, nous laissions la place au Top 50. Les slows ne tardaient pas à me laisser sur la touche. Je coupais court à cette déconvenue en allant siroter un Fanta citron pour soigner mes bleus à l'âme.

Parfois, un miracle se produisait. Une bonne fée – avec en général un physique de Carabosse – venait balancer son haleine fétide bientôt remplacée par sa langue qui au moins ne serait pas vipérine l'espace d'une galoche. Fort heureusement, c'était toujours à la fin de la sauterie. Si mes hormones étaient quelque peu contrariées de ne pouvoir s'unir à la progestérone, ma fierté de coquelet refoulé m'invitait à reculer le passage à l'acte dans l'attente d'un signe plus enchanteur et que le vilain petit connard fasse sa mue.

Vers 18 heures, on fermait le ban. L'hiver, c'était le plus difficile, surtout quand la surprise-partie s'était déroulée dans un village éloigné d'une quinzaine de kilomètres le long de la Nationale 7. Mon vélo antédiluvien ne cessait de dérailler et le froid qui me fouettait était l'allié avant-coureur de mon papa. Je serai vite réchauffé une fois à la maison à moins qu'une douche froide ne vinsse me rafraîchir de l'envie d'une nouvelle escapade.

À l'adolescence, la raison n'a pas encore pris le dessus sur l'instinct. Dès le samedi suivant, après que le mot d'ordre eut été donné à la fin du dernier cours du lieu de rassemblement, je m'arrangeais pour me carapater. Je faisais contre mauvaise fortune bon cœur. Qu'importe la promesse de raclées. Je savais que toutes choses ont une fin, l'âge ingrat  comme l'emprise de mon papa.

Le lundi matin, au bahut, je venais m'échouer avec délectation, trop heureux de pouvoir m'échapper de l'enfer du koulak[1].


[1] En russe : кулак, « poing », c'est-à-dire « tenu fermement dans la main »

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