Bruges ou L'homme qui trébucha

koss-ultane

               Bruges ou L’homme qui trébucha

     En plein milieu de la place de l’hôtel de ville le cadavre d’un homme gros comme un haricot sec, devant comptabiliser au moins huit cents fractures pour assumer l’extravagance de sa position, interpellait la flicaille réunie en sa proche banlieue. Chacun son tour. Cette pose dite “des talons derrière les oreilles” doublée d’une improbable souplesse dorsale remuait les sensibles, troublait les normaux, amusait les cyniques. Un hystéro de la municipalité, en charge du bon déroulement de la foire mécanique qui allait pourrir la vie de la communauté urbaine pendant encore cinq jours, faisait des bonds de rage. Il menaçait les flics comme s’ils avaient sorti cette dépouille d’une de leurs armoires à bavures et l’avaient déposé là pendant la nuit tel un étron lové sur le sucre glace d’un gâteau d’anniversaire royal. L’agité tirait sur le rouge carmin et le chef flic sur ses gants se demandant s’il n’allait pas lui punaiser le groin pour le faire taire. Devant un corps, planté en terrain dégagé, qui semblait avoir servi de paillasson à une famille de tyrannosaures rex rentrant d’une cueillette en milieu humide, un agent, qui n’avait pas inventé le fil à couper l’eau tiède mais de peu, se grattait le menton et ne put s’empêcher d’avoir ce réflexe débile de regarder le ciel. Cet ancien cancre entré dans l’ordre poursuivait une démangeaison galopante en soulageant le rebord de sa casquette. Il gratouillait un grand front, publicité mensongère, puis, se saisissant la visière, me demandait d’approcher. Il était vrai que le cadavre paraissait être tombé d’un avion de ligne à ce détail près que tout le monde connaissait cette figure de style locale réduite à son ultime fait divers. Bart Gerens est, était, en effet, au houblon brugeois ce que le double face est au bricoleur du dimanche, son meilleur ami en même temps qu’un aveu d’impuissance à y échapper.

     Je ne suis qu’un touriste fraîchement arrivé et pourtant j’ai déjà croisé ce regard flou, ces propos que les Flamands pensaient être en français, et réciproquement, et cette haleine… ah ! cette haleine. J’ai vu des bouquetins s’immoler après avoir croisé le Bart à quinze pas. La face de Bart, ancien marin militaire, était un mélange de carte routière coloriée du jarret gauche par des déficients cumulards et de vin rouge vomi la veille dans un réfrigérateur défectueux sur un fromage blanc douteux. Dire que tout le monde ici avait prédit qu’il finirait son gros nez violine plongé dans les canaux ! L’eau et la stupeur de sa rencontre avec elle l’auraient tué sur le coup, c’est certain. Pensez ! Depuis le liquide amniotique. Bien qu’il fût là, plié en deux dans le sens inverse de la notice, centré en un endroit bien trop sec pour honorer sa mémoire défaillante, Bart Gerens n’était plus. Une indemnité d’effondrement des ventes allait devoir être votée en urgence pour tous les estaminets de la région. Bart Abato Gerens, mil-neuf-cent-vingt-neuf, deux-mil-sept, né d’un crack boursier, mort d’un crac bousier. Oui parce qu’en plus, la veille, on avait promené des poneys surmontés de chiards toute la journée sur la place de l’hôtel de ville et ces charmants quadrupèdes n’avaient pas manqué de baliser le terrain en donnant le meilleur d’eux-mêmes par pack de cinq boulettes. Visage marron, seul son appendice nasal violacé, tel un phare dans la nuit et le brouillard qui s’épaississait dans les esprits frappeurs de la police en charge du hachis, équivalait à une pièce d’identité. J’arrivais donc près de mon “fort en sport” à casquette urticante et répétais que, rejoignant mon hôtel, j’avais fait cette étrange découverte en traversant la place. Après avoir répété six fois la même chose en quatre langues plus un espéranto final à la grammaire inaliénable à tout ce qui portait casquette verte en zone piétonne, je quittais les lieux sur une signature officielle d’un document qui était sensé transcrire mon galimatias. Aucune fulgurance ni évidence n’ayant frappé les autorités policières ou judiciaires présentes, un drap douteux fut jeté sur la braguette en guise de faîte du tas de viande morte qui trônait au milieu d’une place qui commençait à s’éveiller à la vie intelligente à quelques minutes de la reprise des festivités. Je fis un sort à une gaufre innocente puis allais prendre quelque repos en mes appartements. J’ai cuvé quoi. Distillées dans mon alambic perso les joies de mon arrivée depuis une poignée de jours dans cette merveille de ville brugeoise, je vasouillais mollement. Vermoulu, ivre, affalé sur mon lit, le prix Nobel continuait obstinément à se gratter le menton et la casquette, son chef à se tirer sur les gants en peau et le préposé aux réjouissances à passer le rubicond de contrariété. Mais surtout Bart était plus que jamais dans cette position incongrue, la face “embousée” et le squelette outragé. Je ne pouvais me repasser les bribes de conversations éructées et hoquetantes du défunt sans me dire que ce gars là n’avait certes pas eu le premier prix de maintien mais n’avait pas mérité cela. Cela, mais qu’était-ce ? Pas une trace de coup, pas un ennemi, juste un tas de chairs éclatées, percées de-ci de-là et un peu partout ailleurs par des os en biseaux qui avaient subitement décidé de danser le quinconce. Je me souvenais un peu que, entre deux chopes pour moi et deux bidets de bière pour lui, il m’avait vociféré, autant qu’à la cantonade, avoir toujours été marin et que Bruges, ville natale maternelle, était ce qu’il avait trouvé de plus loin du bord et de plus aride. Il m’avait articulé qu’il était incapable de “comater” ailleurs que dans un hamac et que chez lui y en avait trois et je pourrai passer quand je voudrai. Miam ! J’acquiesçais du bocal à chaque explication affirmative sans rien en avoir à foutre que de protéger ma blonde pétillante de ses postillons qui même peints en vert auraient dépassé l’abattement du plus performant des essuies-glace modernes.

     Bien décidé à honorer tous les houblons de la planète sur une de leurs terres de prédilection, je me levais tôt, lavais fort et assistais aux préparatifs de l’exposition monstre sur “les mécaniques du moyen-âge à nos jours”. Il en arrivait de partout et, très vite, il ne restait plus que les canaux pour naviguer tranquille bien que quelques machines infernales s’y aventurassent aussi. Pas encore imbibé, je croisais un Brugeois peu amateur d’eau minérale depuis déjà quelques décennies au point que tout le monde le pensait retraité de l’armée française, c’est dire. Pas au courant des choses, il se croyait encore sous l’influence de ses breuvages de la veille lorsqu’il fut dépassé par une colonne pétaradante de voitures d’un autre millénaire conduites par une cohorte d’épanouis moustachus à casquettes. Quel ne fut pas son réjouissement lorsqu’il constata, sur toutes les places et espaces verts de la ville, l’éruption de buvettes spontanées et néanmoins organisées et approvisionnées ! Ne sous-estimez jamais la capacité de découverte et d’émerveillement d’un marin. Sa journée fut longue et bonne. D’oasis en oasis, il parcourut sa ville d’adoption défigurée. Fatigué, plein de nouveaux amis oubliés dans l’instant et de liquides cousins, il fit encore quelques circonvolutions avant d’opter pour un azimut et de tenir fermement la barre contre vents et marées intérieurs. Un zig par là, un zag par ici, on ne revit plus jamais Bart vivant.

     Dès le premier jour d’installation, peu amateur de foules, j’avais écumé les stands en construction et les prémices d’établissements. Il y avait des véhicules hétéroclites, des bidules qui faisaient pschitt, des machins aux explications érudites et des types qui entretenaient leurs cuites en soignant leurs phlébites les cannes allongées sur des packs de huit en mangeant leurs moules frites. Une gaufre, vite ! Il y avait aussi des trucs bluffant. Une voiture dont le moteur fonctionnait à l’eau. Enfin une tâche noble trouvée à cet élément majeur et jusqu’ici inutile. Des baignoires verticales, à poignées, à portières, à sabots, à ceintures, à roulettes étaient garées en tous sens et auraient mérité d’être verbalisées. Un satellite aux oreilles décollées narguait un stand de crêpes. Une maison intelligente était exposée mitoyenne d’un commercial loin de son centre et à côté de ses pompes.

_ Pas besoin de se faire engueuler par sa baraque à rentrer trop tard et bourré hein ?! Sinon à quoi servirait le mariache ?! entendit-on dans nos rangs en réponse au laïus mercantile.

     Bref, du dernier truc en palladium russophone expansé qui coûtait plusieurs dermes fessiers à la première fourchette à moteur pour spaghetti réfractaires du concours Lépine dix-neuf-cent-soixante-cinq et grande pourvoyeuse de taches sauce tomate six mètres à la ronde, il y avait de tout. Le coin du moyen-âge était le plus spectaculaire grâce aux mensurations des engins exposés. L’assemblage et l’érection d’un gros truc reproduit selon les anciens à une extrémité du parc de la reine Astrid laissait les gens pantois.

     Matinal et compatissant devant l’effort physique nécessaire de la part de ces retraités, je m’étais érigé à mon tour en bon samaritain ravitailleur. Je me liais donc d’une naturelle et fermentée amitié avec un édenté passionné de médiéval. Il arrivait de Namur avec ses amis et coreligionnaires et ce puzzle de cordes, de bois et de cordes. Oui, il y avait beaucoup de cordages. Trois jours durant, je les regardais assembler leur monument articulé. Et puisque c’était une arme de siège, je tirais le mien jusque sous un endroit ombragé et veillais à la fraîcheur de l’approvisionnement liquide. “Nous, c’est peut-être pas de la grande mécanique mais c’est de la mécanique grande…” me sourit Léopold-René, mon nouvel ami perché à la risette en créneau de château-fort qui illustrait par l’émail et l’exemple les dégâts potentiels que sa machine infligeait. Je célébrais dans l’instant ce mot d’hauteur en ouvrant une petite mousse. Le contrepoids de plusieurs centaines de kilos était un convoi exceptionnel à lui seul. Montage terminé ne nous restait plus qu’à rencarder le chaland. Lorsque par un concours d’apéros, je me retrouvais seul cerbère sur mon stand adoptif, j’inventais. De dates impossibles en exploits invérifiables, de Tartares écrabouillés en Ibères éparpillés, l’engin prodigieux avait assiégé autant que défendu l’honneur et l’intégrité du royaume houblonné pour la plus grande fierté de mon public.

     Nous fêtâmes un “pile-poil”, rarissime quand on est si nombreux à y jouer. Des dix-sept membres de l’équipe de montage chacun commandait ce qui le désaltérait le plus et quand il y avait exactement ce qu’il fallait dans la glacière baignoire qu’on avait piqué à un stand encombrant trois rues plus loin, c’était un “pile-poil“. Phénomène qu’il fallait immédiatement célébrer, à cause de sa faible fréquence, par une nouvelle tournée en baignoire roulante à la buvette la plus proche. Réapprovisionnés en glace et breuvages, nous revînmes entourer notre totem obscurantiste. Soudain, un amateur nous dérange.

_ Et y a pas d’moteur ?!

     On lui répond que non. Le type est scié. Il tangue encore un peu puis fait mine de partir combler ses carences en zinc mais se ravise. Les talons lui tournent. Il lève un doigt et un regard qui ne fait plus le point sur les six mètres de haut de la machine.

_ Et y a pas la clim’ ?!

     Saisissant que nous avons à faire à Baudoin-Jacques, un éthylo-frère local, on lui répond gentiment que non.

_ Même pas un truc qui fait brrrrr ?!

     On lui dit que non, donc. Merde à la fin ! Y veut qu’on lui paye un coup ou quoi ?! Baudoin-Jacques est ébaubi bis. Il se gratte la nuque, se tient à sa casquette puis repart pensif en parlant à sa cuite.

_ Ch’aurai churé, hein ! L’aut’ nuit ! Ch’aurai churé !…

     Les jours de foire s’enchaînaient, elle touchait à sa fin. Bart était déjà de l’histoire ancienne. Il ne restait de lui que quelques anecdotes et souvenirs incertains, une centrale et une incisive plantées entre deux pavés de la place de l’hôtel de ville et quelques grammes de moelle osseuse dispersés à la bise et au jet vapeur. Pour un ancien marin alcoolique, partir sous le vent et la pression, fut-elle de la voirie municipale, c’était quelque chose.

     Nous fîmes une photo souvenir, les garçons perchés sur la structure et les filles assises devant la machine infernale. Léopold-René, notre chef à tous, assis sur un projectile, bras et jambes écartées, nous éclairait de son atroce sourire balafrant son visage aviné. C’est cette image que je veux garder de lui.

     On parla d’accident. Je voudrai vous y voir ! Tenir la pose en équilibre sur un rondin rond en tong chaussettes… à dix-sept heures passées !

     Retraité de la poste, moins au fait des vents dominants et du sens de la trajectoire qu’un marin et c’est bien normal, plus costaud, Léopold-René n’atteignit jamais la place de l’hôtel de ville. Il avait ce leitmotiv : “Nous, c’est comme le T.G.V. ! On en tire toujours un à vide le matin de bonne heure pour si tout va bien”.

     Sacré trébuchet.

Signaler ce texte