Cahier d'automne et petits poèmes à Rose
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Une femme m'a dit bonjour ce matin, et j'ai répondu bonjour parce que je réponds à tous les bonjours, comme ça, pour du vent, pour de rien, même aux bonjours qui se trompent. Bonjour ça ne coûte rien, pas plus qu'un sourire, pas plus qu'un mot dans le silence blanc du matin.
Puis elle m'a surprise en me demandant si je la reconnaissais.
J'ai fixé longuement son visage, globalement tout d'abord, puis plus précisément sa bouche, son regard, quelque chose de familier, une douceur agréable, je me suis dit que j'avais dû attendre avec elle quelque part en voisinant avec cette douceur toute féminine, et j'ai continué de la fixer, sans doute avec une grande insistance mais sans arriver à la remettre. Elle a dit « la coiffeuse », et j'ai répondu « mais oui ! ».
Elle a dit encore : « c'est dur, hors contexte ».
J'ai répondu : « c'est ça oui, comme si on rattachait les gens aux lieux. »
J'ai rajouté encore, à son écharpe couleur d'automne : « Et pourtant je vous croise tous les matins, mais je n'avais pas fait le rapprochement, je ne vous reconnaissais pas. »
Elle me capte chaque matin, quand ses pas prolongent les miens, la silhouette, un quelque chose de singulier dans la démarche, décidée, l'allure simple et élégante, les couleurs de tristesse.
Le silence a deux mois, treize jours, six heures et huit minutes.
Du haut de ses deux mois, treize jours, six heures et huit minutes, il a avalé pas moins de cinq tentatives, deux élans, trois rebonds et quelques deux cent vingt-quatre mots jetés au hasard.
O. je dois la rattachée très sans doute à l'avant, autre lieu, autre vie, quelque part dans mon subconscient, quelque part dans les lieux de l'achevé, de la page tournée, et même si je veux, et même si j'y pense, quelque chose m'empêche et le silence profite.
***
Il y a cette femme qui m'attrape la main, un frisson court de ma main à mon bras, puis de mon bras jusque dans mon dos, comme dans un rêve, mais ce n'en est pas un.
La main est brune et hâlée. Une main qui a vécu, qui a travaillé. Le regard est gris, mais gris vraiment, intense et lumineux à la fois.
Chaque mot qu'elle prononce ravive le frisson, s'accroche à l'intérieur, résonne.
Elle m'aurait parlé de fortune, de corne d'abondance et de grands vertiges tout en rouge et rose qui vous tombent comme ça, sur le coin du menton et sur le bord du cœur, au coin de la rue, que j'aurais été déçue, que je l'aurais méprisée. Mais non rien de tout ça. C'est un personnage. Je n'aime que les personnages, les personnalités plantées, les choses bourrues sur le dessus, douces dans le dedans, mais qu'on ne côtoie qu'à force d'apprivoisement.
Les mots sont forts et âpres, comme si sa main me touillait l'intérieur et pouvait remuer au fond des tripes, et remonter tout ce qui reste dans le fond, tout l'agglutiné, des petits cailloux que je n'aurais su, le non digéré. Je sais qu'ils sont justes, ces mots-là, aussi, qu'ils touchent du moins à une certaine justesse, jusqu'à un certain point. Et qu'ils ont tapés quelque part. Pour autant je n'arrive à les restituer dans l'exact discours tenu. Peut-être que j'ai voulu en effacer des bouts, les ranger quelque part ne sachant pas qu'en faire dans l'instant.
Elle dit les hommes, elle dit l'autorité, la crainte de l'autorité, elle dit le père, l'ombre du père, elle dit encore raviver l'enfant, ressusciter l'enfant, la spontanéité, la légèreté de l'enfant, quelque chose comme ça de l'instinct inné, quelque chose de cassé.
On se rejoignait là, avec O., aussi, sous l'ombre des pères, et des choses cassées.
***
Estelle sur la branche, n'a rien dit. Pas un mot. Elle a continué de scier, jusqu'à ce que la branche craque.
Cela devait être en Janvier, à peu près, qu'avec O. nous avons commencé à nous inquiéter, pas moyen de la joindre, de la croiser, silence total, inhabituel, un silence de jamais.
Un dimanche nous sommes allées nous pointer chez elle. Le portail était fermé, on voyait les volets tirés, on aurait pu penser à un dimanche qui sommeille, et je sais pas comment on en est venu à passer par-dessus le portail et à aller se cogner aux scellés apposés à la porte, un quelque chose au fond du ventre qui remuait pas comme d'habitude, ou juste l'inquiétude. On est restés là, un moment comme deux connes, sous le choc, l'incompréhension, sans pouvoir rien articuler.
Puis y'a eu la voisine d'à côté. Une punaise de punaise de sale bonne femme, trop contente d'agiter sa langue. Moitié à poil, moitié débordante de graisse, trop pressée.
— Ah mais vous ne savez donc pas ?
La rumeur avec le sourire, le venin en postillons à trois centimètres du visage, des mollards de venin, oui, qu'elle nous crachait. O. m'a tenue par la manche, sentant bien que j'avais envie de tout lui faire ravaler. On est montées dans la voiture d'O., on a laissé la conne de voisine plantée sur son paillasson en plein laïus. L'histoire, on voulait l'entendre de la bouche d'Estelle pas de celle de cette sale bonne femme qui nous la salissait. O. tremblait, elle a allumé l'autoradio, on a fumé en silence. Une voix, un son grésillant, on a fredonné deux minutes comme ça. Dans les yeux d'O. le rire était triste, il se cassait la gueule sur la chaussée. J'ai dit qu'on devait y aller, et O. a répondu « mais où ? », « On sait même pas où elle est, pis ça se fait pas comme ça je crois, faut qu'on se renseigne, déjà faut savoir où elle est, à qui on pourrait demander ? On a réfléchi, j'avais l'adresse de la sœur d'Estelle, d'où elle m'envoyait des cartes aux petites vacances et aux grands étés et puis c'est tout. On s'est dit que c'était loin, même si ça démangeait d'aller voir, on avait aucune idée de ce que sa sœur savait, comment elle nous accueillerait, ce qu'elle voudrait nous dire, et qu'il valait mieux attendre un peu avant…avant d'on ne savait pas quoi. Peut-être qu'Estelle voulait juste nous tenir loin, qu'elle avait honte, qu'elle voulait faire un secret. Quinze jours sont passés avant que l'on ait des nouvelles. Puis quinze autres encore avant de voir Estelle qui n'est même plus trop Estelle.
***
J'ai collé Rose dans les recoins de mon bureau, les petits recoins, les intimes, y'a plein de trucs tout colorés autour pour attirer l'œil, rien de bien définitif ou peut-être que si, mais Rose sûr et certain je me la garde dans les recoins, proche sans être exposée. On dirait des riens, mais ce sont des riens qui font toute l'histoire, trois quatre clichés y suffisent. Rose et Henri dans les rues de Paris. Rose et ma mère en marinières sous le soleil de juin. Rose superbe en bonnet de bain fleuri et maillot à pois à Aix les bains. Rose dans une petite guinguette où l'on avait nos habitudes d'étés. On pourrait y coller l'album entier que ça n'y changerait rien, encore et encore son même sourire qui fait soleil à tous les recoins. Sur le papier Rose sourit même quand elle fait la gueule, même quand je sais que derrière l'instant saisis, se tapissent en motifs psychédéliques un paquet de trucs pas très rose justement.
Très solennellement mais juste en pensée, je lui ai annoncé : arrêter de fumer, rattraper tout ce que je laisse filer, combattre toutes mes trouilles bien ancrées, ne pas me sauver ou me retrancher dans le silence dès que ça cogne au cœur. Même que j'ai tenu parole. Une fois. Mais une fois énorme ça doit compter plus que tout ce que je ne tiens pas. Rose répondrait oui, parce qu' elle m'aime et qu'elle n'est pas contrariante. Et parce que Rose ne sait qu'aimer d'un amour qui ne contrarie pas.
On croit qu'on s'aventure, qu'à prendre quelques fraiches bourrasques, à se changer le décor de tous les jours, ça vous nous retaper tout l'intérieur et nous redorer la peinture. Tout est frais, et neuf, et beau et inconnu, puis inévitablement on prend des repères, des saloperies d'habitude et tout est moins frais, déjà moins neuf et un peu moins inconnu et on se rend compte que les vieux réflexes renaissent. On oublie peut-être que le voyage, l'aventure, ça n'est pas qu'une question de lieux et que ça commence d'abord dans la tête. Que c'est là, qu'il faudrait peut-être aller semer un peu de pagaille. On y pense deux minutes, et comme ça fiche un peu les jetons et les vertiges qui vont avec, ou qu'on ne sait plus comment ça se sème ces choses-là, alors on oublie.
Il est des drames qui vous marquent à jamais ..
· Il y a environ 8 ans ·marielesmots
:)
· Il y a environ 8 ans ·hel