Caledonia

Wilou Riamh

Cadeau de Noël pour ATea

J.,

Je prends l'avion. Je m'envoie en l'air au sens propre. Pour le sens figuré, j'attends que tu viennes. Ou t'attends p'tête que je revienne. Je te fais rêver avec mes photos. Puis on se dit qu'on ira voir le Loch Ness tous les deux. De temps en temps, tu m'appelles Princesse, mais tu sais très bien que je sais pas quoi en faire, de ces mots là. Je suis pas calibrée pour les mots doux, je suis pas calibrée pour l'amour. Je sais pas comment ça marche. Mais j'aime bien m'envoyer en l'air quand même.

Et prendre l'avion. Je crois que j'aime le ciel plus que je n'aime les gens. Je sais pas. Quand je regarde le soleil se lever et embraser les nuages, j'en reste pantoise, admirative, je peux regarder ça pendant des heures. Alors j'adore prendre l'avion et regarder tout ça vu de là-haut. Je pense parfois à nous... notre histoire, c'est du vieux, c'est du passé. Mais on reste amis. Puis parfois on baise, ouais. Et peut-être que t'espères autre chose. Moi je reste loin, je sais pas quoi dire.

Alors je regarde le ciel, immense, ces zébrures dorées, roses... tiens, tu vois, c'est pas pour rien qu'on dit Tequila Sunrise. Ce grand truc impalpable me rend ivre. Je me dis que le soleil a un goût de jus d'orange. Que les nuages sont sucrés. Je vois ce pays, si accidenté, à l'histoire aussi dramatique que son paysage, et je l'aime, ce pays. T'as pas encore vu ses montagnes et ses brumes. T'as pas encore vu les vallées au petit jour. T'as pas vu ses îles. Ces îles là, ce sont des bouts de moi. Je suis un archipel, je m'émiette et je me sème dans l'océan, dans la mer du nord. Quelque part entre les deux. L'eau me lèche les pieds et me mouille les cheveux, et le vent m'entoure, comme un cyclone.

T'as pas encore vu la côte du nord-est. Des falaises un peu cassées, que la mer vient réveiller inlassablement. Puis quand c'est trop triste ou trop en colère, ça éclate, et ça tonne, et ça s'éclaire, ça fend le ciel, comme une fureur des dieux. Parfois je me sens comme ça aussi. Ça t'est arrivé de vouloir tout détruire ? Rien qu'une petite chose, pour rien, en plus. Enfin, les autres diraient que c'est pour rien. Mais on s'en fout des autres. Parfois, je rêve de grands feux et d'explosions.

Je prends le bus aussi, et je ne regarde pas la route. La route, c'est chiant, c'est une ligne droite, c'est balisé. Les collines, c'est mieux. Puis il pleut, puis il y a du soleil. Dans une journée, on a les quatre saisons, et ça sonne dans les oreilles, ça sonne dans les yeux. Tu as vu le soleil se lever, là-bas ? Le soleil se coucher ? On parle de Nessie et d'autres trucs bizarres qu'on trouve par là. Ceux qui n'ont jamais testé disent que le haggis c'est forcément dégueulasse. On fantasme sur les kilts et on rigole de leur manière de dire Time et Name.

C'est juste beau, ici. C'est fracassé et arrondi en même temps. C'est doux et dur. C'est hétéroclite et homogène. Harmonieux. On voit bien qu'on vit comme on voit, qu'on respire comme on boit. Tu vois, une cornemuse, ça me parle. Ce truc un peu moche quand c'est tout raplapla. Quand ça sonne, c'est comme des poèmes colorés, des triangles et des ronds qui dansent, comme ça, dans l'air. Un tapis volant.

J'aime les lieux, les temps, et tu vois, les gens, j'ai un peu plus de mal. Je les aime aussi, mais c'est pas pareil. Tu voudrais sans doute que je t'aime un peu plus. J'ai déjà donné... à quelqu'un d'autre, oui je sais. Et ça s'est fini, aussi. Y'a longtemps. La distance est ma maîtresse, finalement. Mes histoires sont des îles, elles aussi. Il faut que tu viennes quand même. Il faut que tu voies ça. Peut-être que tu verras ce que je vois, peut-être que tu vivras ce que je vis, peut-être que tu comprendras... Je suis étrangère à moi-même. Ma maison est ailleurs.

Et je vais rester ici. Au milieu des flaques qui reflètent les ciels d'hiver, et ceux d'été. Des petits extrêmes, des alexandrins. Caithness, Moray, Ben Nevis, Lomond, Inverness... on dirait des noms d'amis. On les inviterait à nos anniversaires. L'herbe folle, non coupée, qui pousse sur les rivages, on dirait des tableaux de Van Gogh. C'est vivant. Et l'horizon par grand vent ressemble à un tableau de Turner. Il faut que tu voies ça un de ces quatre.

Il faut que tu rencontres l'Ecosse, que tu lui serres la main. Elle va te sourire. Elle va forcément souffler et chialer de temps en temps, mais elle peut sourire aussi, et quand elle sourit, au petit jour, quand tu te réveilles, encore ensablé de tes rêves, tu touches le bonheur du bout des doigts.


D.

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