Cambridge ou L'incident de Kettle's Yard
koss-ultane
Cambridge ou L’incident de Kettle’s Yard
Depuis Magdalene bridge, on aperçoit des bâtiments de toute sorte accompagnant la rivière Cam. Mais sur le chevalet de l’artiste trône une réunion de personnages aux silhouettes floues. Les esquisses de trois corps d’hommes dont deux sont réunis par une expression commune. Les visages sont nets, précis, aiguisés. On peut en lire les pensées sans effort. Je reste planté devant à fixer ces regards bizarrement familiers. Ma mémoire est au point mort. Machinalement, je tends un billet couvrant largement la somme indiquée au bas de la toile. Le vieil homme me rend trois tâches de couleurs sur sa monnaie disparate dans un sourire barbu. Après un coup d’œil à une météo toujours étrangement clémente, je refuse qu’il l’emballe et m’en saisis, la tenant à bout de bras comme hypnotisé. Sans le désirer vraiment, je sens que je ris. Aller se vautrer sur la moelleuse pelouse de Jesus Green est très tentant mais mes réveils sont incertains. Je choisis de m’accrocher à mon tableau et de progresser jusqu’à celle de Parker’s Piece, plus proche de mon point de chute de Saint Barnabas road. J’irai le déposer plus tard.
Il y a peu j’ai rencontré des Ecossais qui m’ont fait boire et partager leur plat national de panses de brebis. Petites bedaines sûrement farcies avec des bulletins de naissances pour être aussi redoutables. J’étais ivre. J’en ai mangé cinq, vomi quatre. La dernière a dû me rendre malade.
La première fois, j’étais en vacances à Cambridge. Sous le futile prétexte d’en admirer l’architecture et de repérer les lieux, je vérifiais la conformité des décors d’un scénario fraîchement pondu s’y déroulant en partie. Un directeur de rédaction de mes amis auprès duquel je m’en étais épanché me demanda de suivre l’affaire qui occupait la police locale depuis plusieurs années déjà. N’ayant pas envie de bousculer mon emploi du temps, je consacrais mon début de premier après-midi ensoleillé à Cambridge à glisser maladroitement sur la rivière devant des canards blasés. Trois dessalages de barcasse plus tard, je m’éveillais tout sec sur un lit d’herbes tendre à Midsummer Common. Soudain, bien décidé à élucider l’énigme unique qui frappait les lieux culturels de la ville, je marchais sans que mon jean, pourtant récemment mouillé, ne comprimât mon gros ventre. Le contrevenant que la police traquait n’en était pas un. Comment pourraient-ils lutter contre un inconnu qui ne dérobait pas mais enrichissait les avoirs de l’université en déposant au grenier de Kettle’s Yard des œuvres inconnues sans jamais s’y faire prendre ? Les experts étaient formels, les objets retrouvés étaient des originaux signalés dans aucun catalogue ni biographie des divers artistes de renom impliqués. C’était des chef-d’œuvres de faussaires, ou bien les inédits d’une collection privée, distillés par on ne savait qui, on ne savait comment. Et ce depuis dix-neuf-cent-soixante-sept.
Une déflagration à peine étouffée retentit dans Kettle’s Yard, la maison-musée la plus célèbre de Cambridge. Serait-ce un touriste belge qui, s’isolant, se serait soulagé d’un trop plein de bulles dans son houblon chéri ? Chacun reprend le cours de sa visite. Une des vieilles dames chargées de surveiller les lieux, aiguillonnée par une autre arrivée ventre à terre, monte au grenier d’où le bruit se fit entendre. Elle redescend trois marches et s’assoit, livide, épaulant le mur pour ne pas basculer dans l’étroit escalier. A peine a-t-elle soufflé un mot à son alter ego que celle-ci bat des avant-bras et des mains comme un colibri devant une corolle. Le vent fort a dû faire tomber un objet d’une valeur inestimable et retourner les estomacs de ces chères ladies. Je poursuis mon parcours initiatique sans plus me préoccuper de rien. Mais bientôt c’est la police qui investit les lieux par la seule force du nombre. Un prix Nobel en uniforme me demande ce que je fais ici. Je laisse passer un temps mais rien n’émerge du verre d’eau tiède qui lui sert de cervelle. Je lui réponds donc que je visite. Il me regarde l’air interdit quelques secondes et prend un air pensif abyssal. Si la gravité est la profondeur des sots, je me mire dans le cosmos fait homme. Il finit par me demander si je n’ai rien entendu. Je lui dit non. Enfin, il remarque que je suis Français et me demande pourquoi je ne lui ai pas dit plus tôt. Je lui réponds que c’est parce qu’il ne me l’a pas demandé. Re-abysses mâtinés d’une pointe de suspicion anti-française légitime en ces contrées martyrisées par les Normands. Peuplade que nous aussi, Français, avons bien du mal à contenir en ses frontières. Comme il paraît me jauger des pieds à la tête, j’écarte les bras, lève le menton et tourne sur moi-même très lentement.
_ Mais que croyez-vous faire ? me sonde-t-il estomaqué.
_ Comme vous avez l’air intéressé, je vous fait faire le tour du propriétaire, réponds-je sérieux comme un pape.
Etre né et vivre depuis toujours dans la capitale du pays le plus visité au monde laisse fatalement des séquelles. Nous sommes interrompus par une nouvelle exclamation. Soutenu par deux agents, un corpulent “costard-cravate”, au visage rond comme son physique, descend d’un pied incertain l’escalier du grenier. Le type est pâle comme un étron de laitier et exsude un mal-être évident à peine dilué dans trois litres de sueur. Flingués par le poids du colosse, les deux agents l’assoient sur l’antépénultième marche en bois ciré. Sitôt posé il attrape fébrilement la frêle rambarde et s’y amarre en secouant la tête. Sa bouche semble ressasser un leitmotiv. Il a les lèvres fines. C’est une personne qui prend soin d’elle. Il est tiré à quatre épingles et ne ressemble en rien à un sac de patates malgré sa copieuse apparence. Il fait partie de cette frange de population dont on peut deviner en un instant quel enfant elle fût. Un regard bleu clair frappé de stupeur et d’incompréhension le laisse régresser jusqu’au stade de victime. Les vieilles dames, en mouches du coche, lui portent verre d’eau et petits mots de réconfort aux orifices adéquats. De petites lunettes rondes cerclées de blanc sont rapatriées par un agent depuis la soupente fatidique. Mon flic distrait par le spectacle de l’homme qui a vu un fantôme, je poursuis ma visite et feuillette un catalogue sur une étagère lorsqu’il revient à ses fonctions primaires et s’offusque de mon évasion de trois mètres. Il m’attrape par le bras brusquement. L’ouvrage tombe au sol dans un bruit de tonnerre. Je le fusille du regard en me baissant afin de cueillir l’objet. Vexé de ma résistance passive, il cherche un soutien et constate que tous le dévisagent, gros bonhomme y compris. Il leur sourit niaisement. J’en fais des tonnes en sortant le petit rectangle de feutrine inemployé depuis mon étui à lunettes. J’entame un nettoyage en règle de l’ouvrage en secouant la tête par saccades signifiant clairement “Quel toupet ! Je n’ai jamais vu cela !”. Mon garde du corps perd vingt kilos dans l’opération et devient presque quantité négligeable en cette maison-musée où seuls les esprits forts ont le droit de citer. J’en suis, pas lui.
Aux yeux de la préposée à l’entrée, j’ai même acquis le statut de bienfaiteur depuis ma toute première visite. A peine avais-je franchi le seuil de la porte que j’avais déposé un gros billet de vingt livres dans l’urne aux dons. Un billet que j’avais trouvé dans Magdalene street, la voie y menant par Castle street. Ne sachant si j’avais été vu le ramassant, je décidai de me séparer de mon butin illico. M’offrir un peu de reconnaissance septuagénaire pour pas un rond.
C’était mon quatrième séjour à Cambridge et ma quatrième visite à Kettle’s Yard. Je replaçais, avec un excès de délicatesse exaspérant, le bouquin dans sa rangée et revenais me placer devant mon agent inquisiteur. Je sollicitais, de quelques tapotements sur son avant-bras, la suite de mon interrogatoire avec force sourire doux et prolongés. Non loin de nous, le gros bonhomme avait repris du poil de la bête et celle-ci devait être un lion. Il se dressa d’un coup et sortit son portable puis composa une litanie de numéros en ne laissant que quelques mots en messages à ses correspondants. Il acheva d’étancher sa soif d’un trait, rendit le verre à une des gardiennes du temple et reprit l’ascension du néfaste grenier équipé d’un chef de la police locale sous le bras. Les deux hommes ont l’air de se connaître. Je fais des signes cabalistiques à ma groupie en charge de l’accueil que le flic prend aussitôt pour un code secret. Il m’attrape le bras à la volée et l’immobilise. Encore.
_ Que croyez-vous faire ? claironne-t-il à nouveau.
Je lui souris et réponds à tue-tête.
_ Quelques signes discrets à cette charmante lady dont le mouchoir joli vient de s’évader de la manche sur le parquet et pourrait la faire tomber si elle venait à marcher dessus.
Le gaillard fronce tout ce qu’il peut en regardant la vieille dame me remercier et ramasser son tire-moelle. Un supérieur hiérarchique s’avance de quelques pas et assassine mon tortionnaire de tout son charisme. Il en lâche immédiatement mon avant-bras.
_ Avons-nous fini ? demandais-je au pauvre type que l’uniforme ne camouflait que peu.
Il acquiesce avant la fin de ma question comme si c’était sa propre supplique. Son chef saisit son carnet. Après correction de quelques fautes d’orthographe, son supérieur se tourne vers moi en arborant un franc et lumineux sourire dans ce monde idéal. Il m’invite du bras à le précéder dans la partie la plus agréable de l’endroit. Une large pièce blanche auréolée d’une mezzanine et deux grands fauteuils donnant sur un magnifique piano noir reçoivent nos séants en punition. A peine assis, le chef sort, d’une de ses poches d’uniforme, des lorgnons d’un autre âge en jaugeant ma réaction du coin de l’œil. Je souris en hochant imperceptiblement mon chef et lui tends mon rectangle de feutrine afin qu’il en époussète les verres. Il incline la tête et s’étonne de la présence de deux tasses de thé fumantes sur la table basse à nos genoux. Nous levons les yeux, deux espiègles ladies veillent sur nous plus qu’elles ne surveillent le lieu. Nous penchons nos bustes vers elles. Elles disparaissent à l’étage. Le chef me tend mon linge purificateur et moi une soucoupe de douceurs pâtissières scandaleusement appétissantes.
_ Etes-vous souvent venu à Cambridge ?
_ Pas souvent non, mais j’y suis resté.
Il sourit.
_ C’est le paradis, n’est-ce pas ?
_ Indéniablement.
_ Pour des gens comme nous, s’entend.
_ Bien sûr.
Nous grignotons, sirotons, admirons, profitons et fixons de regards perdus le tragique subalterne dont il est affligé.
_ Pour d’autres en revanche…
_ Oui, absolument. Qu’a-t-il bien pu faire pour se retrouver là ?
_ Si l’on en croit ce qu’il vit tous les jours ici, et admet une certaine logique, peut-être s’est-il rendu coupable de brutalités sur personne vulnérable ?
_ Et érudite ? Oui, peut-être. Y a-t-il seulement rédemption possible ? Avez-vous noté une quelconque progression chez cet individu ?
_ Aucune. Encore un gâteau.
_ Volontiers, merci.
A quelques mètres de nous, le grand et fort jeune inférieur hiérarchique réalise que nous parlons de lui. Le malaise de la honte et son insignifiance en tant qu’être achèvent de le pousser au ridicule. Il bombe le torse, remonte autant qu’il le peut les mains jointes dans son dos, le menton en proue, et regarde droit devant lui… le plafond donc. Au moins si une menace arrive par là serons-nous prévenus. De loin les deux souriantes ladies nous épient comme si nous étions les neuvième et dixième merveilles du monde juste après Kettle’s Yard. C’est fou ce que cette petite théière est légère et d’une contenance surprenante ! Nos tasses blanches immaculées doivent être teintées d’une étrange manière car le liquide n’a pas le même aspect selon que je le verse dans ma tasse ou dans la sienne. Et en plus il rentre le ventre. Le grand benêt se comprime la tripaille pensant revenir en ordinateur portable ou en sole sans doute. Est-il bête au point de ne pas avoir compris que la réincarnation n’existe pas ? Cambridge est décidément l’enfer des idiots congénitaux. Comme doit l’être Calcutta pour les maniaques de la propreté et la toundra pour les pipelettes frileuses.
_ Et vous êtes six mois ici et ?
_ Six mois à Vienne, le café, les cafés et les pâtisseries.
_ La musique ?
_ Et le baroque. Et vous-même ?
_ Quatre mois ici, quatre mois en Ecosse…
_ Le golf ?
_ La pêche. Et quatre mois à Durham, souvenirs d’enfance.
Nous nous sourions d’un air entendu mille fois. Une personne se glisse entre mon regard vide et une sculpture. Mes yeux font le point sur un sourire qui m’annonce la fermeture de la maison-musée imminente. Même ici nous devons laisser la place aux heures d’affluence. Certains seraient capables de nous montrer du doigt paraît-il. Je n’y crois pas. Je n’y ai jamais cru. Le retour sur terre est dur. Au moins suis-je à Cambridge et à un jet d’insuline de la prochaine pâtisserie. L’image d’agents de police bienveillants croisés en venant, encadrant une touriste ravie photographiée par une amie, et les séquelles de ma soirée de beuverie écossaise auront fourni les matériaux à ce songe sécurito-culinaire. J’ai rêvassé le reste. Il faut que je cesse de fréquenter ces Britanniques dont je n’arriverai jamais à égaler la contenance. Il faut que j’arrête de m’oublier.
D’un battement de cil je suis sur le pont où l’artiste peintre sourit de me voir heureux comme un gosse devant sa toile encore odorante de peinture fraîche et de vernis luisant. Ils sont doués ces Flamands, je la mettrai au grenier.
En se promenant dans la ville, on ne peut plus déchiffrer mon nom sur la pierre à cause de la mousse mais je sais où je demeure. Si vous venez flâner à Cambridge, vous sentirez aussi qu’il y a bien plus que les cent mille âmes répertoriées.
Je déposerai ma toile de maître en soupente de Kettle’s Yard ou bien entre les marbres du Fitzwilliam museum pour remercier les hommes de nous conserver en ces murs. Une jolie peinture de deux hommes assis se restaurant devant un troisième debout.
Mais est-ce une révélation de vous prévenir qu’une visite au musée vous y fera voir des fantômes ?
Je n’aurai jamais dû faire de la barque seul après un repas si déraisonnablement pâtissier lors de ma toute première visite à Cambridge.
Il faut que j’arrête d’oublier que je suis un fantôme au paradis.