Camembert

saan

Camembert


- Alors ! T’accouches ? vociféra le maire.
Le père Fouinard était en train de se déshydrater par les tempes. Ses mains ouvertes et immobiles entretenaient l’agacement de l’aréopage.  
- Messieurs, un peu de patience, je vous prie. Comme stipulé dans le règlement intérieur, je ne pourrai procéder au dépouillement que lorsque l’assemblée sera au complet.
- Nom de dieu de bordel de merde ! Qui s’oppose à l’ouverture de la boîte ? Personne ? Bon et bien… dit l’élu en décrochant l’homme d’église de son urne comme la moule de son pieu. Puisque l’autre là, fait sa difficile, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vais ouvrir cette putain de boîte à idées.


L’ouverture fut grinçante, mais silencieuse. Les unes après les autres, les élucubrations s’émancipèrent au sein de l’assemblée médusée. Le dirlo sodomite s’amalgama avec la plus lourde pizza du monde. Le boulodrome du tournoi de pétanque le plus long était jonché des slips de l’enfileur le plus adroit de tous les temps. Sur la scène du festival « Rock’n bouse » se déroulait l’élection de « Miss Tuning unshaved ». Les meutes de chiens couraient leur marathon le long du lac artificiel dont la teneur en sel permettait la réalisation de miracles hebdomadaires.


- Foutaises et sornettes ! Encore l’autre abruti ! Je reconnais sa verve, sa mollesse cérébrale, son style qui vacille entre provocation et candeur dégoulinante, ses opinions grotesques qui pourtant font toujours l’unanimité !
- Que dites-vous ? s’exclama Dédé dit « la belette ». C’est un garçon charmant, plein de bonnes intentions, vous le jalousez justement parce qu’il est brillant !
- Bon c’est vrai les idées cette fois-ci sont un peu farfelues, je dois le reconnaître, ajouta la maîtresse d’école, mais reconnaissez tout de même que c’est le seul à en avoir !
L’assemblée écarquilla les yeux comme une mouche grossie dix mille fois et l’institutrice de se reprendre :
- Des idées ! Bien sûr, des idées…
- Avouez monsieur le maire, que son idée de concocter la plus grande tisane du monde est tout de même très intéressante ! surenchérit l’ecclésiastique.
Vous rigolez ? C’est ça ? Vous vous foutez de ma gueule ? Où est la caméra ? Et oh, Marcel ! Sort de ta cachette ! Non, mais ça va pas bien ? Vous voulez attirer tous les vieillards du coin, pour qu’ils viennent crever sur place et ainsi salir notre réputation qui, je vous le rappelle, et c’est le motif de cette réunion, est déjà au 3ème sous-sol.
- Alors, que nous proposez-vous ? Dix-huit feux rouges dans la rue principale ? Le plus long dos d’âne du monde ? Des prostituées aux entrées de la ville ?
- Et bien, j’ai beaucoup réfléchit et une manière de nous médiatiser serait d’utiliser les terrains en friches du vieux René, afin d’y planter des O.G.M.. C’est « tendance » en ce moment, ça va nous apporter les médias, des cars de flics, des dizaines de jeunes et de moustachus prolos. Croyez-moi que la vente de piquette et de sandwichs prétendus biologiques va grimper en flèche. En plus le contrat proposé par Masanté corporation® va me... heu nous rapportez beaucoup de pognon ! Il ne me manque plus que votre accord.
- Mais c’est grotesque ! râla Dédé, vous n’avez donc aucune déontologie ?
On ne vous demande pas votre avis ! Juste une signature, ici…
- Salut la compagnie !
- Oh non, pas lui ! fit l’élu consterné.

Un grand bonhomme rentra dans la pièce, tira une chaise vers lui, s’assit en croisant les jambes, les mains derrière la nuque, et le sourire béat. Ces dents étaient tachées par le tabac, ses cheveux ressemblaient à la vieille paille qui sert de litière aux bestiaux, sa barbe était à la fois fine, grasse, roide à la racine et tortueuse aux extrémités. Ses yeux avaient de coquet qu’ils pouvaient rouler indépendamment l’un de l’autre, son nez était quant à lui gonflé par l’éthanol et colmaté par d’innombrables comédons. Ce visage enfoncé comme un bouchon de stylo sur une tige rachitique recouverte de frusques publicitaires maculées d’hydrocarbures formait un ensemble étonnant qui rajouté à sa voix pincée dotée d’une éloquence rare, donnait miraculeusement naissance à un tout subjuguant.


- Pardonnez-moi mais j’ai trouvé un hareng dans le réservoir d’essence de mon automobile ! dit-il en balançant le poisson mazouté sur la table du conseil. Ne trouvez-vous pas qu’il me ressemble ?


Il fit sortir ses yeux de leurs globes, les tourna indifféremment, en gonflant les joues et en remuant la pomme d’Adam. L’auditoire ébahi, eut le sourire aux lèvres, puis éclata de rire. Le Maire oublia même ses projets de fortune détrempés et qui désormais sentaient la marée noire.


- Alors ? Avez-vous pu délibérer ? Cette boîte contenait-elle une idée merveilleuse ?
- Nous t’attendions José ! répondit le curé.
- Où en êtes-vous ? J’espère que vous n’avez pas encore une idée trop précise car j’ai personnellement quelque chose à vous proposer.
- Et bien si justement ! Nous étions en train de …
- Non ! Non ! Non ! interrompit Dédé, nous t’écoutons !
- Alors ouvrez grand vos oreilles ! Cette nuit j’ai fait un rêve. Dieu m’a parlé et m’a dit « José, montre-leur le chemin, montre-leur la voie, ils sont tous aveugles, et toi mon pote, tu vas leur demander des sous et t’acheter une nouvelle bagnole pour draguer les gonzesses ».


L’enseignante rougit. Les autres ne bronchèrent pas.
_ Non, je plaisantais. Mais vous vous en doutiez n’est-ce pas ? reprit-il en lançant un regard circonspect.
- C’est bien ce que je pensais, vous étiez prêts à me croire.

Il se leva de sa chaise, et tendit les paumes de mains vers le ciel.


- Depuis ma prime jeunesse, j’ai remarqué que ma parole avait plus d’importance que celle de mon voisin. Quand je levais le doigt en classe, le maître m’interrogeait immédiatement et m’écoutait avec attention. Quand je faisais une bêtise, personne ne remettait jamais ma parole en doute. Je suis comme assermenté de naissance.


Il se rassit.


- Mais, comme vous pouvez le constater, je n’ai jamais tiré profit de cette bénédiction. J’attendais seulement le jour où je pourrai vraiment me rendre utile envers la communauté. Que dis-je ? Envers l’humanité ! Et ce jour est enfin arrivé !


Il tapa des deux poings sur la table :


- José n’est plus José. Dorénavant je serai le Messie, l’espoir de tout un peuple, de toute une génération de terriens. Je vais me faire prêcheur, et vous serez mes apôtres. Croyez-moi, croyez en moi, et c’est une nouvelle ère qui commencera !
- Excusez-moi monsieur, mais quel rapport avec notre réunion ? osa glisser inopinément le maire.
- D’où vient Jésus ?
- De Nazareth ! Répondirent-ils en cœur.
- Et bien… Donner au village une renommée mondiale, universelle, intergalactique, sera mon sacerdoce !      

   
Ils se levèrent tous et l’applaudirent. L’institutrice admiratrice l’embrassa ; Dédé le rustre eut les larmes aux yeux ; le prêtre remercia Dieu ; et le maire fantasma sur les bancs du Sénat.


- Allez Dédé ! Remets une tournée de mon sang pour nos amis !
- Il est exquis ! déclara un journaliste conquis.
- J’en ai changé toute une citerne ce matin. C’est du 2005, un millésime. Profitez-en, car il n’y en aura pas pour tout le monde. On m’a déjà commandé dix mille caisses de ce jaja. Ça marche fort ! Mentionnez bien tout cela dans vos articles.
- Merci, Monsieur, mais comment doit-on vous nommer ?
- Appelez-moi José. Tout simplement José. C’est suffisamment court pour être retenu, assez ressemblant pour ne pas être une coïncidence et en plus c’est mon prénom.


Il finit son verre d’une seule traite, rota, se leva de sa chaise et se dirigea vers le bar en titubant, et dit :


- Dédé, sert-leur des cacahuètes ! Prenez et mangez en tous ! Si l’un d’entre vous s’étouffe, qu’il me sorte de ma torpeur et je viendrai déboucher son sphincter.


Puis il ajouta :


- L’addition est pour moi !


Il était midi trente-trois. José bailla verbalement, bouda et alla se coucher fastidieusement sur toutes les religions.
Le lendemain, la télévision locale, armée de patience et de capteurs d’audience, escortée par la première vague de fanatiques, siégeait dans la cour de l’école primaire. C’était l’heure du goûter ; la maîtresse distribua du cidre et des crêpes aux bambins ainsi qu’aux plus grands. José éméché eut la main baladeuse envers la demoiselle. Celle-ci par réflexe le gifla violemment. Aussitôt, elle s’agenouilla à ses pieds en criant : « Qu’ai-je fais ? » et le supplia de la supplicier. Au lieu de cela, José la releva, lui sécha les larmes avec ses doigts et lui dit :
- Je t’absous et t’ordonne de m’en coller une autre !
- Non, mon Seigneur, je mourrai si je vous outrageais une seconde fois !
- Vas-y je te dis ! dit-il en lui pinçant brusquement le bout des seins.


La claque transperça les murs des habitations environnantes. La rumeur se propagea comme une onde aux contrées les plus proches. La légende naquit au bout de onze jours et dix nuits.


Dès lors, on vit débarquer aux quatre coins du patelin, toutes sortes de pèlerins, allant  du baba belliqueux à l’anachorète irrésolu. Ce magma déstructuré s’amalgamait le long des rues et des ruelles, les camions débordaient de kebabs et d’autres mets indigestes, les sonos éclaboussaient les messages odieux des prédicateurs, et, repérant le manque à gagner, même le Vatican vint faire du racolage. Un émissaire du Pape donna rendez-vous à José, un matin, à l’église du village. La réunion se fit dans la pure tradition chrétienne, c'est-à-dire dans l’obscurantisme le plus complet. On y parla gros sous, on y signa un confortable contrat d’exclusivité et José pu s’en aller boire un coup. Au bar du vieux Dédé, il croisa le chemin d’un ouvrier voûté car occupé à désengorger le siphon des toilettes. La conversation s’engagea aussitôt :
- Bonjour jeune homme ! Quel est ton nom ? lança José d’un air enivré.
- Abdel !
- Bien. Es-tu d’une quelconque obédience ?
- Non, je suis athée.
- Cela ne me surprend pas. Tu as l’air intelligent, et en plus tu manies très bien la ventouse.
- Merci, car d’habitude on me blâme plutôt pour cela.
- Tu m’étonnes, John ! Un arabe athée, ça n’existe que dans les fantasmes d’hérésiarques ! Je viens de signer un contrat pour une boîte solide, ça fait deux milles ans que ça dure, et elle n’a toujours pas fait faillite ! Tu es Abdel et sur ta tête je bâtirai ma tour de Babel. Ainsi je spéculerai sur tes appartements, car vois tu mon petit, le mystique est avant tout une histoire de business.
- D’accord patron ! répondit docilement l’ouvrier. Et mes R.T.T. ?
- Tu les auras mon fils.


 Les deux acolytes alcooliques menèrent à bien leur projet. Et l’on vît pousser une plante bétonnée au cœur de la place du marché. Le village et son gratte-ciel, étaient devenus d’éminents endroits de culte, au détriment de Lourdes et de Fatima. Des milliers de badauds se bousculaient pour admirer les lieux sacrés.
Après tout cela, le village était mort, il n’était plus qu’un parking où les gens s’arrêtaient, consommaient et repartaient aussitôt. Une usine à miracles était née sous ses pieds, le peuple déboussolé était devenu apte à la servitude, et pourtant, sur une chaise longue au sommet du building, José cruciverbiste, au lieu d’élaborer des stratagèmes comme tout despote qui se respecte, interrogea Abdel : « Normand dégoulinant en neuf lettres ? ».

Signaler ce texte