Capharnaüm partie 3
-nicole-
Il y a eu comme un saut dans l'instant. Je pleurais, je criais au milieu de la maison inondée de soleil et je me retrouve aussitôt plongée dans le noir, le temps d'un soupir, le temps d'un battement de cil. Je ne sais plus où je suis ! Il me semble, en fait, que ça se produit souvent : il y a comme des mouvements très rapides que je perçois du coin de l'œil … des mouvements de quoi ? je ne sais pas, parfois, on dirait une silhouette qui apparaît puis disparait en une fraction de seconde, parfois, on dirait que les meubles se déplacent sans bouger, parfois, on dirait que je vois le monde éclairé par un stroboscope : le temps est haché, saccadé, discontinu. Ça me donne le tournis… Et là, d'un coup, je suis perdue dans l'obscurité, j'ai raté une marche temporelle, je me retrouve à contretemps. C'est vraiment étrange. Il faut que je rattrape la lumière, et je pense à mon vieux jouet, celui qui a disparu de ma chambre : le vieux carrousel mécanique. C'est un objet ancien, en tôle sérigraphiée : quatre petits aéroplanes, suspendus au bout de chainettes, tournent autour d'un globe terrestre aux couleurs vives lorsque l'on actionne la tirette. Avec la vitesse, les avions et leurs passagers s'élèvent, et finissent par se fondre en une ronde folle autour de l'équateur de la Terre, on dirait alors Saturne et son anneau, puis, peu à peu, le rythme ralenti, les sujets reprennent leur individualité, redescendent lentement avant de s'immobiliser près du socle, les uns derrières les autres, comme sur une piste d'envol. Les pilotes et leurs copilotes attendent alors un autre tour, prêts pour une autre fête, prêts pour une autre vie. Pourquoi y penser maintenant, alors que je suis dans une telle situation ? Pourquoi est-ce que j'ai ressenti une telle angoisse et un tel sentiment d'urgence et de danger lorsque je me suis rendue compte qu'il avait disparu ?
Mon père m'avait offert ce joujou, pour me consoler alors que nous quittions une fête foraine bien plus tôt que ce qui était prévu : il était comme ça Papa, il achetait le temps qu'il ne pouvait pas m'accorder avec des cadeaux-caprices. Lorsqu'il me promettait une demi-journée, il était rare qu'il puisse me consacrer plus qu'une heure, mais moi, à chaque fois, j'y croyais à ce merveilleux après-midi que nous allions passer ensemble, et, à chaque fois, la déception me giflait aussi fort. J'aurais dû comprendre bien plus tôt que ces sorties étaient une corvée pour lui : il se débrouillait pour trouver de quoi m'occuper, seule, pendant que lui continuait à gérer ses mystérieuses affaires en me surveillant du coin de l'œil. Ce n'étaient donc jamais des moments de grande complicité entre un père et sa fille, mais c'était mieux que rien pour moi. Un jour, donc, il avait sans doute rendez-vous avec un de ses amis au café qu'il appelait son « Quartier Général » sur la place du village, mais comme il s'était engagé à s'occuper de moi, il m'avait emmené avec lui. Cela arrivait certains samedis quand maman travaillait. Il ne pouvait pas toujours me laisser chez les voisins qui avaient un poney et un chien mais pas d'enfant de mon âge. Ils étaient gentils les voisins, mais bon, veiller sur une petite fille qui n'est pas de la famille, ça va bien un peu, de temps en temps… Ces samedis-là, le plus souvent, nous allions au « Q.G. », il me promettait de jouer avec moi, au flipper ou au baby-foot, mais à notre arrivée, il y avait toujours quelqu'un qui l'attendait, lui. Il tirait alors une chaise devant le flipper et me hissait dessus, glissait quelques pièces dans la machine et me disait : « commence la partie seule, je te rejoins dès que j'ai fini avec le Monsieur ». Et bien sûr, aussitôt ses affaires réglées, nous rentrions à la maison car il avait mille et une choses à faire, il fallait comprendre et être raisonnable ! Ce jour-là, des forains avaient envahi la place et un magnifique manège trônait juste devant la terrasse du café, alors, au lieu de m'installer comme d'habitude, juchée sur ma chaise, il m'a glissé une petite poignée de tickets dans la main et m'a conduite jusqu'au carrousel : « amuse-toi bien ! je dois discuter d'une affaire importante mais après, je te promets que nous irons aux autos-tamponneuses ensemble ! Reste-là surtout ! ».
J'ai choisi un avion, au milieu des chevaux, voitures de pompiers, carrosses de princesses, et autres cochons bondissants et j'ai tourné, tourné, tirant sur la manette qui permettait à l'appareil de s'élever au-dessus des autres, tout en haut, tellement haut, à mes yeux. C'était grisant, je partais dans les cieux, j'allais en Amérique, je survolais l'océan. Je me racontais des histoires de tempêtes et d'orages en plein ciel : je lâchais les deux mains et l'avion plongeait vers le sol, alors, je reprenais le manche et je luttais contre des éléments en furie imaginaires en riant aux éclats. A chaque tour de manège, j'inventais un scénario, je survolais des éléphants dans la savane, je cherchais des explorateurs perdus en pleine jungle, frôlant la canopée alors que des singes hurlaient après moi… J'avais oublié mon père et ses promesses, je volais ! Et soudain, juste avant que le manège ne redémarre pour une nouvelle aventure, il m'a saisie par le bras, m'a sortie de mon avion et m'a entrainée vers le parking.
- « Vite, suis-moi, je dois te laisser chez les voisins en attendant Maman, j'ai quelque chose d'important à faire !
- Mais Papa ! tu avais promis ! je criais en sanglotant, tu avais promis !
Alors, devant mes larmes, et sans doute à cause des gens qui nous regardaient en secouant la tête, il s'est arrêté devant la vitrine d'un magasin d'antiquité et m'a montré le vieux jouet mécanique, en métal coloré, avec ses quatre petits avions et leurs passagers souriants : « Tu le veux ? Regarde, on dirait toi, là, assise dans le cockpit ! je te l'offre si tu sèches tes larmes ! ». C'est ainsi que cet objet est entré dans ma vie. Auréolé de magie et de fantaisie, il m'a permis de continuer à rêver à des aventures merveilleuses, j'actionnais le mécanisme et mon esprit se libérait des tensions et des chagrins, mon imagination m'entrainait vers des mondes lointains, et lorsque le tour se finissait, lorsque la course folle des voyageurs autour du monde s'achevait et que les aéronefs redescendaient lentement, je me sentais plus légère, moins triste, plus vivante. C'est mon remède contre la trahison et le mensonge, c'est mon antidote contre le poison du chagrin, c'est un talisman source de joie, de vie et de renouveau, c'est mon fétiche et là, j'en ai vraiment besoin ! Je suis perdue dans un monde que je ne connais plus, j'ai l'impression de me déliter, de me fractionner, de me dissoudre peu à peu, je refuse de glisser vers le néant, je veux un autre espoir, un autre souffle, un autre jour. Et surtout, je veux comprendre, savoir où est mon capharnaüm et retrouver ma famille.
à suivre...
Difficile de faire sa vie entre les choses, les lieux et les êtres...
· Il y a plus de 5 ans ·"les objets sont nos enfants..." était l'incantation des post soixantehuitards (en critique) au moment de la chute de Ceausescu
Gabriel Meunier
Pour mon personnage, l'objet est un bout de son âme, un morceau d'elle même...
· Il y a plus de 5 ans ·-nicole-
lisez "le monde étrange des objets" de Maurice Rheins, qui était commissaire priseur !
· Il y a plus de 5 ans ·Gabriel Meunier