Carbon Pump

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Mes vingt ans ont été le plus bel âge de ma vie. Je n’étais ni assuré, ni beau, ni même en passe de le devenir. Mais ce 3 décembre 2042, j’ai vu tomber la neige. Je n’en avais jamais vu en vrai. J’ai souri comme un enfant.

Depuis ma naissance, la température n’avait chuté en-dessous de 0 °C qu’en de rares occasions. Quelques flocons mous étaient bien descendus d’un ciel sans nuage, en 2027 et en 2032. Mais point de manteau blanc. La seule trace laissée par cette demi-neige tenait en quelques flaques boueuses qui collaient aux chaussures. Et pour mes vingt ans, donc, la neige revenait.

Nous l’attendions depuis le 21 janvier 2037. A cette date, Carbon Pump entrait en service sur la base de Shanghai. La plupart des chefs d’Etat de la planète avaient fait le déplacement, à l’exception des derniers potentats africains et de la présidente américaine Nikki Haley, fidèle aux convictions du Tea Party. Cette absence signait le repli définitif du peuple américain à l’intérieur de ses frontières, accroché aux derniers lambeaux de l’American way of life. L’hostilité planétaire provoquée par ce rythme de vie incompatible avec la survie à moyen terme de l’espèce humaine avait conduit le gouvernement fédéral à maintenir les dépenses militaires, alors même que le niveau de vie général s’effondrait depuis la crise des subprimes en 2008. L’espérance de vie des Américains était retombée sous la barre des 70 ans, la pauvreté explosait, mais une classe dirigeante autiste parvenait encore à se convaincre qu’elle poursuivait la grandeur du projet des Pères fondateurs. La Chine, quant à elle, avait pris la tête de la croisade contre le changement climatique. Les tensions militaires entre les deux grandes puissances avaient culminé en 2029, avant de se stabiliser par la grâce d’un accord tacite. Les Américains laissaient le monde extérieur agir à sa guise, mais pouvaient continuer à vivre chez eux comme bon leur semblait. Leurs excès seraient compensés par les efforts des autres. Cette indifférence serait payée au prix fort – un Chinois dirigea l’OMC, puis le FMI ; les Etats-Unis furent marginalisés dans les organisations internationales puis dans le commerce mondial –, mais les apparences étaient sauves.

Carbon Pump fonctionnait depuis presque cinq ans. Chinois et Européens avaient travaillé près de quinze ans à ce procédé, qui refoulait le CO2 loin de notre planète. Cette ingénierie s’est accompagnée d’une considérable réduction de nos émissions. Et voilà qu’il neigeait à quelques semaines de Noël. La température avait baissé de 1,5 °C en peu de temps, suffisamment pour que les flocons reviennent.

Aujourd’hui, j’approche de la trentaine. Je suis monté sur des skis pour la première fois l’an dernier, les stations françaises rouvrant une à une. Pour mon prochain changement de décennie, j’espère pouvoir goûter le miel que fabriquent déjà les abeilles qu’une équipe de chercheurs franco-chinoise a réussi à faire revivre, d’abord en laboratoire, puis en plein air.

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