Carré VIP
bernie60
Comme prévu, le portier n'a pas fait de difficulté. Un pass Gold, cela lève tous les interdits. Libre accès all area, c'est noté dessus en grosses lettres fluo pailletées. C'est la meilleure accréditation. Vers le saint des saints. Quelques journalistes, les plus choyés, en reçoivent, et lui. Cela s'annonce sans problème. Le clampin à l'entrée, dans son uniforme de vigile, raide, engoncé, a changé de couleur. Il s'est fendu d'un sourire soyeux un peu forcé et, d'un surprenant geste fluide, s'est effacé pour le laisser passer. Alors Jean-Phi est entré. Il se fraie un passage à travers la foule. Se contorsionnant pour ne bousculer personne et reprenant aussitôt son chemin vers les coulisses. Le club est blindé de monde. Des serveurs accourent. Il est le seul fêtard sans coupe de champagne à la ronde. Jean-Phi en prend une pour ne pas dénoter. Il s'est composé un masque de circonstance. Passe-partout. Dans un Van Gils gris anthracite, il ressemble à tant d'autres convives. Un peu comme s'il était composé de nanoparticules. Rien ne peut le perturber durablement, il reprend son allure, son apparence en quelques secondes. Mentalement, il s'imagine comme ces étoffes que l'on froisse et qui reprennent leur drapé impeccable aussitôt, ou sur lesquelles les liquides glissent sans laisser de taches. Comme la musique sirupeuse et vomitive qui bavent des enceintes. Se rendre imperméable.
Où est ce petit trouduc de mes deux ? Sans doute dans les loges à mater. À frôler un sein ou une fesse sous prétexte de replacer un chemisier ou une robe. Jean-Phi reprend le cours de sa progression. Rien d'émotionnel, uniquement du professionnel. Il réintègre son nano-rôle.
Deux gardes s'interposent. Dernier rempart vers son but. Jean-Phi agite nonchalamment le pass Gold sous leur nez, sans les regarder. Pas question qu'il leur vienne l'idée de fouiller sa sacoche. Les vigiles se redressent et s'évaporent. Des idées, ils n'ont pas été engagés pour en avoir. Miroir mural. Jean-Phi rectifie les plis de son veston et sa détermination. Direction les coulisses.
La musique cède la place à un silence qui convient bien à Jean-Phi. Il vient de pénétrer dans une ruche silencieuse. Top Models et couturières sont engagées dans une pantomime industrieuse dont la sensualité touche Jean-Phi. Elles ne bourdonnent pas, elles butinent, s'affairent, courent en silence, à petits pas, à petits gestes, sous le regard blasé des photographes invités. Au milieu de l'espace trône le maître de ce silence, Kurt Lagerblum. Lui seul est habilité à le briser. Ce dont il ne se prive pas. Il aboie ses ordres, rêches et râpeux comme de la toile de jute dans laquelle il emballe toute personne qui lui déplaît. Ce qui ne manque pas d'arriver.
Kristina, ma chérie, tu as la grâce d'une hippopotame en rut. Himmel, qu'est-ce que c'est que ce tas de truies qui se déhanchent? Je me demande bien à quoi je pensais quand je vous ai engagées. Des mannequins de supermarchés mettraient mieux en valeur mes créations. Et toi, là, Anna, mon petit laideron obèse, tu te déplaces avec autant de style qu'une bouse de vache. Ça m'énerve ! De vraies tartes. Mein Gott. Je pourrais faire défiler des caniches nains, ce serait moins la honte. Ça m'éneeeerve.
A l'évocation de tarte, Jean-Phi sort de son mutisme et quitte la nano-grisaille de l'ombre où il s'était fondu. Il dépose sa sacoche, l'ouvre et en sort une tarte au citron meringuée. D'un pas décidé il avance vers Kurt Lagerblum, ce grand couturier pédant au nom de pils qui lui tourne le dos. Dans un silence immobile, il pose une main sur l'épaule du pompeux cornichon, qui se retourne.
- Quelle petite fiente de biquette ose me déran...
- Glou !
- Glou ?
- Glou !
Joignant le geste à la parole, Jean-Phi écrase crème pâtissière, meringue et biscuit sur la figure de Kurt Lagerblum, grand couturier sur le déclin, et s'enfuit. Il se repasse le plan de la boîte fourni avec la tarte, première à droite, porte coupe-feu, deuxième à gauche, sortie de secours... il respire un grand cou... qui s'ouvre sans bruit. Il est dans la rue, il rectifie son veston, redevient gris et se met à marcher d'un pas nonchalant. Direction le bar de l'Hôtel Astoria. Quelques heures d'attente et ce sera fini.
Il sirote son quatrième Cuba Libre dans un fauteuil club au cuir souple et velouté. Kurt Lagerblum contourne deux grands bananiers plantés dans des vasques aux reflets cuivrés et s'assied en face de Jean-Phi. Il s'est changé. Il a refait son catogan, avec un nouveau ruban, assorti à sa chemise. Il rayonne.
Fantastique. Au-delà de mes espérances. Quel succès. Tous les photographes se sont régalés. Ces culs-terreux ont un os à rogner. Ils ne viennent que pour cela, se rincer l'œil et le gosier. Chiens galeux, vomissures de bidet, nécrophages. Ach. Mais il paraît que je suis déjà en buzz sur Internet. Et mes collections aussi. Il fait mine de se lever. Jean-Phi dresse un sourcil, qui réintègre aussitôt son alignement original.
- Ach, oui, j'oubliais.
Kurt Lagerblum sort une enveloppe de la poche intérieure de son manteau en alpaga et l'agite devant Jean-Phi. Celui-ci repose son verre et prend une poignée de crackers. Kurt craquèle, se fendille, s'émiette et laisse glisser l'enveloppe sur la table basse.
- Vous... vous... vous l'avez bien mérité. Comme vous l'avez dit. Sur du velours. Ah, ah, ah, j'adore.
- Pas de quoi.
Kurt recule, indécis, puis disparaît. Jean-Phi pense Je l'aurais fait pour rien.
Derrière les bananiers, un concerto de Glou se fait entendre. C'est la curée. À 10 contre un, aucune chance n'est laissée à Kurt Lagerblum. Mais Jean-Phi est déjà loin. Il a un autre contrat à remplir. Pour lequel la tarte citron meringuée sera remplacée par cent grammes de plomb en tête creuse. Sa main gauche fouille sa poche. Elle en extirpe une petite clé de consigne. Direction Gare du Nord.
Synopsis
Jean-Phi est entarteur. Il accomplit quelques crimes pâtissiers pour le gloupier. Il commence la soirée en entartant Kurt Lagerblum, le styliste imbu de sa personne. C'est un faux entartage, commandité par Lagerblum lui-même pour relancer sa popularité. Mais Jean-Phi attire quand même le styliste imbuvable dans un guet-apens où le pompeux cornichon se fait corriger. Jean-Phi part ensuite vers sa seconde activité nocturne, très sérieuse, celle de tueur à gages. Il découvre que sa cible est un lieutenant de la mafia russe de passage à Paris. Mais Kurt est décidément très revanchard, et il met tout en oeuvre pour retrouver Jean-Phi et lui dire ses quatre vérités. La nuit promet d'être mouvementée.