Insertions

Cyan Liore

SYNOPSIS

Qui n’a jamais rêvé de réécrire l’histoire ? Réécrire, à défaut des choses qui appartiennent à la mémoire de l’Homme, sa propre histoire ? Ou du moins des parties ? Modifier, arranger ici et là des segments entiers jugés inutiles ou perfectibles, en faisant naïvement confiance à son propre jugement. Effectuer sans complexes un découpage millimétré dans la mosaïque de son existence.

Hésiteriez-vous si le choix vous était donné ?

Ceci est l’histoire d’un homme ordinaire (comme ce peut être l’histoire d’une femme, le genre, ici, est parfaitement interchangeable) qui, par accident et avec la complicité d’un objet anodin, commence un jour à voyager dans le temps. Refaisant son passé, il apprend certaines règles et applique les siennes. Les modifications et les conséquences s’enchaînent au fil des années.

Sa rencontre avec un inconnu familier cristallise ce qu’il n’avait jamais osé considérer. Une autre rencontre sous forme de retrouvailles révèle le rôle que le Temps, également joueur, a eu dans sa vie, longtemps avant qu’il ne se mette à le manipuler.

***

Il y a une leçon à tirer de tout ça : toujours garder une certaine réserve à l’égard de ce qu’on nous lègue. Des souvenirs au plus anodin des objets.

C’était… il y a si longtemps. Cette vie me semble avoir appartenue à un autre, désormais. J’exerçais comme chasseur de têtes pour une grosse société de communication. Un boulot intéressant, je gagnais bien ma vie et méritais mon salaire. A titre d’individu, j’étais quelconque ; je ne me prévalais même pas d’une petite excentricité – une collection de choses objectivement inutiles, un tic attachant, du charme. On ne se retournait pas après m’avoir croisé dans la rue. A moins d’être tiède comme moi, on ne me rappelait pas après m’avoir rencontré.

Sans rancune. J’aurai fait pareil.

Je vivais en ménage avec une dénommée Laure, de trois ans ma cadette. Nous habitions un spacieux trois pièces, héritage de mes parents à leur subite et mystérieuse disparition, le mois précédent ma vingt-huitième année. J’avais sans regrets quitté le studio que j’occupai alors pour m’y installer. Je l’avais entièrement rénové sitôt que mes économies m’y avaient autorisé, y laissant néanmoins ici et là quelques souvenirs du temps de leur vivant.

Laure et moi n’étions pas mariés. Pas envie, pas besoin, mais sa famille, protestante jusqu’à la racine capillaire, ne désespérait pas de nous convaincre. Nous n’avions pas non plus d’enfants : Laure ne pouvait en avoir. Et elle était contre l’adoption. Si enfant il y avait, disait-elle, il serait de nous, issu de ses propres entrailles.

Je l’aimais sincèrement et j’ai fait avec. Mais sa décision nous entamait tous deux. J’avais, les mauvais jours, le net sentiment d’avoir fait les mauvais choix dans ma vie. D’avoir raté le coche. Parfois, je me mettais à le croire.

Un jour que je débauchais un élément prometteur de la concurrence – à priori un jour comme un autre – il se passa un truc bizarre. Une impression de déjà vu puissance dix. Lors du déjeuner je réalisai avoir déjà vécu cette scène. Je me la rappelais dans tous les détails qu’autorise la mémoire à court terme : le coloris de sa cravate, sa façon de déglutir avant de prendre la parole, notre conversation lors du repas, duquel je connaissais d’avance le prix total… A mon retour au bureau, je me souvins avoir fait et dit les mêmes choses.

Un œil sur la date qu’indiquait ma montre, qu’indiquait mon téléphone mobile, sur mon calendrier Pirelli, sur le net, puis confirmation de la bouche du directeur des Ressources Humaines échafaudèrent une étrange certitude : j’étais revenu six jours avant.

La nuit venue, le sommeil me boudait. Je veillai donc dans la cuisine, à regarder à travers la fenêtre l’éclairage des lampadaires faire doublon dans les flaques d’eau par terre. J’aimais me rendre dans la cuisine. Hors ma chambre, la pièce où je passai le plus clair de mon temps étant enfant. A cause d’une vieille histoire que mon père tenait du sien : c’était après le débarquement de Normandie. L’unité de mon aïeul avait débarqué au Port Mulberry, au large d’Arromanches dans le Calvados. Il y avait rencontré un voyageur temporel (l’individu au fort accent étranger se résumait lui-même ainsi) qui lui aurait confié une horloge en lui demandant de la mettre à l’abri. Jamais le voyageur n’avait reparu et l’horloge avait finie accrochée au mur de la cuisine. Selon mon aïeul, elle était imprégnée du pouvoir de son possesseur initial et pouvait tordre le temps. Enfant, je restai à la guetter, dans l’attente qu’une telle magie se produise.

Cette nuit donna raison à mon aïeul. Ayant franchi le seuil de la cuisine à 2 h 41 (selon tous les indicateurs temporels de la maison, horloge incluse), j’en ressorti 2 h 13 plus tôt. Je vérifiai à tout hasard les programmes télé, qui confirmaient. Je réitérai le procédé, entrai dans la cuisine, y restai un moment puis en sortais pour consulter l’heure, plusieurs fois pour me convaincre de la réalité de la chose – si bien que cela me fit revenir au matin de la veille, peu avant que le réveil sonne. Ainsi donc subissais-je pour la troisième fois cette journée, exaspérante à force d’être si conforme à mon souvenir. Je déployai des efforts surhumains pour ne pas envoyer balader quiconque m’adressait la parole.

Les semaines suivantes, j’expérimentai. J’observai notamment que plus longtemps je restais dans la cuisine, et plus loin je remontais dans le temps. Je me demandais si cela s’appliquait également à ma compagne, et si oui, si elle en jouait elle aussi. Nous n’étions pas heureux, aussi cédai-je à la tentation de réécrire un segment de notre histoire récente. Connaissant notre avenir, je me figurai pouvoir redresser la situation. Rassemblant des magazines et de quoi écrire pour m’occuper, je revenais plusieurs mois en arrière.

Selon ma perception, c’est comme s’il s’écoulait un jour.

Ce fut un mauvais calcul. Non seulement cela n’arrangea rien, mais le « voyage » m’avait rendu durablement nauséeux, irritable. J’avais aussi sous-estimé l’épreuve que constituait le fait de répéter plusieurs mois d’une tranche de vie passée. Rien à voir avec vingt-quatre heures.

Après mûres réflexions, je décidai, cette fois, de remonter des années en arrière – j’opérai par sauts de puce, prudent ; j’avais en effet découvert que le temps remontait son cours de façon exponentielle, et donc il me fallait éviter de fréquenter trop longtemps d’une traite la cuisine si je ne voulais pas revenir à l’époque où je mangeais encore des petits pots.

Or, me voici à celle où Laure et moi débattions de l’adoption.

« Pourquoi mets-tu sans cesse ça sur le tapis ? me répondit-elle comme elle débarrassait la table.

– Le sujet est clos, donc ? demandai-je, comme je l’y aidais.

– Je ne veux pas d’enfant s’il n’est pas de nous. »

Un instant, puis elle dit : « Je ne suis pas la seule femme sur terre », sur ce fragile ton de défi si familier.

« Tu mesures ce que tu dis, là ?

– … Je suis désolée. »

Je revins dix, quinze fois en arrière. Et nous eûmes dix, quinze fois cette conversation. J’échouais, quelle que fut la façon dont je l’engageais. Fallait-il être sincèrement épris pour s’acharner autant. Je réalisai, amer, que l’avenir ne se contrôle pas davantage parce qu’on le connaît. Par ailleurs, remonter le temps ne me faisait pas pour autant rajeunir. C’était même le contraire qui se produisait. On me fit souvent remarquer que je faisais plus que mon âge.

Nous sortîmes beaucoup les mois suivants, épongeant la question avec divers artifices. Je me souvins fort de ce chanteur maigre et triste qui reprenait merveilleusement bien Hallelujah de Jeff Buckley, ou de ce concert pop (un cadeau du travail de Laure) où les incidents successifs – coupures de courant, organisation au rabais, artistes de pacotilles – nous invitèrent à rire plutôt qu’à râler. Les « efforts » que déployait Laure dans l’intimité me mettaient mal-à-l’aise. Ca ne fonctionnait plus comme par le passé. Je n’étais plus celui-là.

Au terme d’une douloureuse réflexion, je décidai de tout recommencer. Laure et moi n’avions pas d’avenir commun, j’agissais en conséquence. Table rase, je m’offrais un nouveau départ. Je remontai à nos débuts, à nos premiers mois, autour de mes trente printemps. Laure habitait un studio dans le quartier de Walworth, mon second chez-moi de l’époque. Lorsque j’y fis le chemin en voiture pour la première fois depuis douze ans, ça me fit tout drôle.

Nous picorâmes un plateau repas devant la télé puis nous fîmes l’amour comme nous faisions à l’époque. Dieu comme c’était bon, j’avais oublié. Elle me murmura des choses et me toucha d’une façon que notre vie commune lui volerait. Nous nous endormîmes enlacés. Au matin j’échouai à lui dire que je la quittai, cédant à l’envie de goûter davantage ces précieux moments.

Et les matins suivants, et encore un certain nombre de matins avant de trouver la volonté et le courage de le lui annoncer.

Pauvre Laure. J’insistai pour la quitter, elle insistait pour y comprendre quelque chose. Dévastée par l’absence de réponses claires, elle me ficha sans ménagement à la porte.

Peu avant, j’avais pratiqué un coup de canif à la morale : j’avais noté les chiffres gagnants à la loterie nationale – laquelle n’avait pas été remportée – pour revenir le jour précédent et y participer. Et au jour du tirage, surprise ! Il y avait un autre gagnant à part moi. Qu’en déduire, sinon que l’avenir n’est finalement pas immuable ? J’empochai toutefois la confortable somme de 3,5 millions de livres, un pécule que j’investis dans l’immobilier et grâce auquel je montai ma boîte, spécialisée dans les énergies renouvelables.

Voilà ce dont mon âme avait soif : un challenge.

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