Folie Assassine

Ecriveuse

“On a quoi? demanda, sans prendre le temps de saluer son assistant, le médecin légiste qui venait d’arriver à la morgue.

-          Jeune femme, brune d’environ 25 ans, yeux verts, 1m70, 57 kilos, répondit le jeune stagiaire, en relisant ses notes. Des hématomes sur tout le corps mais pas au visage, ni dans le cou, des traces anciennes, d’autres plus récentes, des cicatrices de marques de couteau ou de cutter également, sur les deux poignets, pas de papier…

-          Heure de l’arrivée ?

-          Il y a 30 minutes…

-          Vous avez déjà une idée de l’heure et de la cause de la mort ?

-          Je dirai vers 19h, il y a donc à peine une heure. C’est le Samu qui nous l’a amenée, ils n’ont rien pu faire. Paraît qu’on l’a trouvée à la gare, plusieurs coups de couteau sur le thorax…

-          Et l’autre ?  poursuivit le légiste en se tournant vers la deuxième table.

-          Pareil, on l’a trouvé à la gare, homme d’environ 35 ans, 1m80, châtain clair, yeux bleus, 80 kilos. D’après les éléments et le fait qu’ils soient morts en même temps quasiment, et au même endroit, la police pense soit à un règlement de compte, soit un crime passionnel.

-          Cause de la mort ?

-          Une balle dans le cœur.

-          Bien, soupira le médecin en chef une fois qu’il eut revêtu son uniforme de travail, voyons ça… »

 

Il souleva les draps.

 

∑∑∑∑∑

 

Elle courait à perdre haleine.

 

Il pleuvait à verses, chaque goutte d’eau transperçant comme autant d’aiguilles, ses vêtements déjà détrempés par des heures de course effrénée ; des bourrasques de vent s’engouffraient avec violence en sifflant sous sa veste, la gelant jusqu’aux os, mais elle devait avancer encore et encore, ne pas y prêter attention, pas plus qu’aux arbres qui bordaient la route et dont l’ombre squelettique semblait vouloir la déchiqueter… Continuer, ne pas se retourner, résister à l’envie de savoir s’Il était encore à ses trousses… Bien sûr qu’Il l’était, la Voix le lui affirmait et la Voix ne se trompait jamais… L’heure était entre chien et loup, le ciel bas et chargé de gris sombre laissait présager, comme une menace, une nuit froide et toujours pluvieuse… La pluie, encore et toujours, la pluie depuis des jours, depuis le début de sa fuite, de sa tentative de liberté… La ville enfin, en vue, quelques centaines de mètres… Quelques dizaines… Elle puisa dans ses dernières ressources pour gagner en rapidité, pour réussir à accéder aux rues piétonnes enguirlandées… Enfin, la foule… avec un peu de chance, elle pourrait s’y fondre et gagner un peu de temps…

 

L’atmosphère en ce début de soirée de décembre offrait le paradoxe récurrent annuel : tout était illuminé. Certains magasins, pour se mettre à la page, laissaient résonner, en boucle, un de ces airs de Noël dont on ne se débarrasse plus de la journée une fois qu’on les a entendus et qui, suivant les états d’esprit sont synonymes de joie ou d’amère déprime.

 

Tout en courant, des images lui revenaient à la mémoire, des images d’un autre Noël, où tout allait bien, où la Voix enfin s’était tue pour la laisser vivre comme elle le voulait. C’était si loin maintenant ! Pourtant une seule petite année était passée. Ses yeux verts s’embuèrent de larmes qu’elle sécha rageusement d’un revers de la main, espérant ainsi tuer la nostalgie qui s’emparait d’elle. Elle devait survivre coûte que coûte… Sa dernière chance, c’était d’atteindre la gare, et sauter dans un train qui l’emmènerait vers la capitale. Alors, et seulement alors, elle serait sauvée et pourrait pleurer toutes les larmes de son corps. Mais la gare était encore loin… Le souffle court, un point oppressant sur le côté, ses poumons menaçant d’exploser, elle ralentit jusqu’à s’arrêter pour essayer de reprendre sa respiration et regarder convulsivement autour d’elle, scrutant les visages des passants, certains étonnés, d’autres manifestement emprunts de pitié, d’autres encore l’air réprobateur, sans qu’aucun ne fasse un seul geste vers elle. De toute façon, personne ne pouvait et surtout ne voulait l’aider… Même la police l’avait renvoyée, en laissant entendre qu’elle était cinglée et qu’elle devrait penser à se faire soigner… Mais elle se foutait de ce qu’elle pouvait évoquer chez les autres, ces autres qui lui voulaient du mal et l’empêcher de vivre normalement, sereinement.

La Voix retentit à nouveau dans son esprit fiévreux et aux aguets : elle devait reprendre sa course immédiatement, Il n’était pas loin, Il la retrouverait si elle ne se remettait pas en marche.

Elle se remit à courir…

 

 ∑∑∑∑∑

 

Il s’arrêta un instant, pour tenter de l’apercevoir.

 

Les rues grouillaient de monde, sans doute des retardataires pour les achats de Noël.

 

Elle ne devait pas être loin pourtant. Il commençait à s’inquiéter depuis qu’il l’avait perdue de vue à l’entrée de la ville, il pouvait lui arriver tout et n’importe quoi, étant donné l’état dans lequel elle se trouvait… Il se maudit intérieurement de la maladresse et de la négligence dont il avait fait preuve. Pourtant ça aurait dû faire de l’effet, à moins qu’elle ne l’ait deviné, ce qui expliquerait la rapidité de sa réaction, malgré le brouillard qui embrumait son état psychologique.

 

Un mouvement de foule attira son attention au bout d’une rue sur sa gauche Un sourire éclaira son visage : elle était à sa portée…

 

∑∑∑∑∑

 

 Elle n’en pouvait plus. La gare était encore à plusieurs kilomètres et elle sentait ses forces l’abandonner peu à peu. Elle trébucha contre un pavé descellé, chutant lourdement sur le sol froid et mouillé. Une violente douleur au genou droit lui fit pousser un gémissement lorsqu’elle essaya de se remettre debout. Elle s’adossa contre le mur le plus proche, dans l’indifférence générale des badauds qui erraient pourtant nombreux, et qui ne lui firent pas l’aumône d’un regard.

 

Elle aperçut son reflet dans la vitrine d’en face: les cheveux plaqués par la pluie sur son front sale et ses joues rendues écarlates par la bise hivernale, une veste passée de mode depuis des lustres à la fermeture éclair cassée et qui ne la protégeait plus des intempéries, un jeans délavé criblé de taches rouille qui ne partiraient sans doute plus jamais au lavage… Deux mots lui vinrent à l’esprit : loque pitoyable.

 

Mécaniquement, elle massa sa rotule douloureuse pendant plusieurs minutes, priant un Dieu qu’elle ne connaissait pas et qui, vraisemblablement l’avait oubliée, pour que la souffrance disparaisse rapidement afin de se relever et qu’elle puisse reprendre sa course.

 

Il se rapprochait. La Voix lui hurlait des imprécations urgentes, ordonnant qu’elle oublie son mal pour se rappeler seulement que sa vie allait pouvoir recommencer. Sa vie. Une autre vie. Une vie où elle serait libre d’aller et venir, sans que plus personne ne cherche à l’attacher, à la battre, encore et encore jusqu’à épuisement, jusqu’à évanouissement.

 

Tandis qu’elle sentait refluer la douleur, anesthésiée par la Voix qui la cajolait maintenant, des images défilèrent à sa mémoire, une scène, la dernière en fait. Elle se souvenait de tout pour une fois. D’habitude, son inconscient semblait jeter un voile flou sur ses réminiscences, comme si c’était une autre qu’elle qui subissait le monstre avec qui elle avait partagé sa vie… à qui elle avait offert sa vie, rectifia-t-elle mentalement.

 

C’était 3 jours plut tôt.

 

 ∑∑∑∑∑

 

Elle était entrée dans ce bureau de tabac, comme tous les matins pour aller chercher le journal qu’il voulait lire en rentrant le soir, et son regard était tombé sur le panel de jeux à gratter et autre loto. C’est là que la Voix avait retenti, faiblement, après un an de silence :

 

« Ne joue pas, ça te perdra. »

 

Elle sursauta, étonnée, un peu inquiète de l’entendre à nouveau, mais surtout soulagée finalement de ne plus se sentir seule. Elle avait fini par sourire au buraliste, paya ses modestes emplettes et voulut rentrer chez elle.

 

« Passe au commissariat, il te faut de l’aide. Au rythme où ça va, bientôt, il aura ta peau et la mienne ! Va porter plainte, qu’il paye coup pour coup, mal pour mal et qu’il soit enfermé à jamais ! » et elle l’avait fait…

 

Personne n’avait voulu croire que son compagnon, cet homme hautement insoupçonnable de par sa profession, sa notoriété même, lui infligeait chaque soir les pires sévices, prenant bien garde de ne pas laisser de marques particulièrement évidentes. On l’avait regardée avec apitoiement, fait semblant de prendre des notes puis conduite au responsable du commissariat qui lui avait fait comprendre, avec force sourires mielleux et condescendants, qu’il faudrait peut-être qu’elle en parle à un psychiatre de ses connaissances afin qu’elle puisse évacuer ce qu’il avait supposé être une forme de stress. Quel mot avait-il employé déjà ? Ah oui : victimo-pathologie, nouvelle appellation sans doute de paranoïa… Sonnée, elle déclina sa proposition d’appeler immédiatement le médecin en question et reconnut tout ce qu’il voulait entendre… Non en effet, elle ne se sentait pas très bien. Elle s’excusa de lui avoir faire perdre son temps et était partie sans se retourner, avec la Voix qui lui murmurait que de toute façon, ils se rendraient compte de leur erreur, pourvu qu’il ne soit pas trop tard.

 

Il avait été surpris quand elle avait décidé de porter plainte, et que son ami à lui, le commissaire l’avait informé que sa moitié semblait connaître quelques troubles d’ordre psychologiques. Surpris oui. Et il entra dans une colère comme jamais elle ne l’avait vu… C’est là qu’elle avait cru que sa dernière heure était arrivée. Mais il avait fait pire que la frapper. Il lui avait parlé. Lui avait expliqué que la Voix ne pourrait rien pour l’aider puisqu’il avait pris soin de la museler.

 

Lui seul savait que la Voix lui parlait ; elle le lui avait confié lors de leurs échanges internetesques avant qu’ils en viennent à se rencontrer et à s’aimer… Enfin à ce qu’elle avait pris pour de l’amour…

 

Et il avait fait en sorte, grâce à ses connaissances en matière de produits pharmaceutiques, de la faire taire. Il lui avait avoué, dans un sourire mauvais, que si elle n’entendait plus la Voix, c’était parce qu’elle était prisonnière d’une sorte de camisole chimique dont il était particulièrement fier, puisque, après toutes ces années de tests sur d’autres cobayes involontaires, il avait enfin trouvé celle qui résistait et qui oubliait au fur et à mesure…

 

« De toute façon, lui avait-il asséné sur un ton doucereux, tu es seule au monde. Tu es à moi, que tu le veuilles ou non. Tu l’as constaté, personne ne peut te croire. Depuis le début, depuis un an, je laisse entendre, sur un ton confidentiel et éploré que tu es malade, mais que mon Amour pour toi sera le plus fort et triomphera de tous tes délires. »

 

Elle était restée sans voix. Elle n’avait pas rêvé ses impressions de flou qui duraient depuis des mois. Elle sentait la conscience lui revenir enfin. Peut-être que son organisme commençaient à générer une résistance inattendue au cocktail qu’il lui avait fait ingurgiter sans qu’elle ne s’en rende compte, et que c’était pour ça qu’elle avait eu le cran de vouloir porter plainte. Elle avait enfin compris pourquoi elle était restée aussi longtemps avec lui malgré tout. Il avait touché un point sensible : elle était seule en effet et ne se souvenait que vaguement de ce qu’elle subissait, en étant persuadée que ça ne pouvait pas être lui le responsable…

 

Il était parti sur ces derniers mots, quittant la chambre après l’y avoir enfermée, comme il le faisait chaque nuit, pour être sûr qu’elle ne pourrait pas lui échapper pendant son sommeil.

 

Elle avait pris sa décision ce soir-là, après que la Voix lui ait parlé  :

 

« Ne lui dis rien, avait-elle susurré. Garde ça pour toi. Echappe-toi dès que possible et fuis… Fuis de toutes tes forces ! Ta vie en dépend. Jamais il n’abandonnera ! Il faut qu’il te croit encore sous sa coupe. Ne lui dis pas que tu m’entends à nouveau, tu serais perdue… »

 

Elle ne tremblerait pas ce soir.

 

Ce soir elle savait que son calvaire s’arrêtait ici. Depuis qu’il lui avait dit comment il prenait peu à peu possession de son âme et de sa mémoire, elle avait consciencieusement évité de manger ou même de boire autre chose que de l’eau du robinet.

 

Depuis deux jours pleins. Pourtant, elle se sentait forte, elle se sentait claire et sûre d’elle, plus sûre qu’elle ne l’avait été depuis des mois.

 

Lorsqu’elle entendit la clé tourner dans la serrure, elle s’était déjà cachée derrière, tenant un énorme cendrier en marbre. D’une main, elle s’assura que son passeport pour une autre vie était bien à l’abri au fond de sa poche, de l’autre, elle leva bien haut son  arme improvisée.

 

Dans le même mouvement, comme une danse macabre particulièrement bien synchronisée, il entra et elle le frappa. Par trois fois. Puis elle se baissa jusqu’à son oreille pour lui murmurer :

 

« Sais-tu mon Amour, que la Voix est revenue. Elle est là, protectrice contre tes effets pervers et sadiques. Je voulais te dire ce soir que je te quittais. Plus jamais tu n’essayeras, ni sur moi ni sur personne tes abjectes expériences. Adieu mon Amour… »

 

Elle avait saisi son sac, sa veste et, dans un réflexe qu’elle ne maîtrisa pas, la clé de la voiture qui avait roulé au sol , le laissant là, à plat ventre, au milieu de l’entrée et s’était précipitée dans la nuit. Sans permis, sans personne à qui demander de l’aide, elle savait qu’elle avait de longs kilomètres à parcourir à pied mais elle se sentait libre et puissante. Il ne lui nuirait plus. Elle jeta la clé inutile pour elle loin devant, dans le champ voisin et prit la direction de la ville.

 

La deuxième nuit, alors qu’elle avait trouvé refuge dans une ferme abandonnée pour s’abriter de la bruine glaciale qui s’insinuait jusque sous sa peau presque, et qu’il ne lui restait moins de vingt-quatre heures de marche pour arriver enfin à sa première destination, la Voix avait résonné à nouveau :

 

« Il n’est pas mort. Tes coups l’ont à peine effleuré, à peine assommé. Tu ne seras pas en sécurité tant que tu n’auras pas quitté la région. »

 

Ce fut comme si on l’avait frappée violemment au sternum. À bout de nerfs, elle serra convulsivement le morceau de papier qu’elle avait toujours dans sa poche, serra les dents pour ne pas craquer et s’effondrer dans une crise d’hystérie bien proche, en essayant de se convaincre qu’elle n’en était pas arrivée là pour retomber dans une situation pire encore que celle dont elle venait de sortir…

 

Elle reprit son itinéraire, prenant soin d’éviter d’être visible depuis la route marchant toute la nuit et presque tout le jour. Ce ne fut qu’à quelques centaines de mètres de la ville, à peine un ou deux kilomètres tout au plus, qu’elle ressentit à nouveau, la présence honnie, tandis que la Voix la harcela :

 

« Fonce, ne cherche plus autre chose que d’arriver à la gare… Souviens-toi, une autre vie, t’attend ! »

 

∑∑∑∑∑

 

Et elle avait couru, toujours en prenant soin de ne pas être visible depuis la route, de toutes ses dernières forces, de tout ce qui lui restait d’âme et de souffle.

 

Elle tenta de se tenir debout et constata que la douleur était passée, tout en s’avisant, amère, que personne ne lui avait tendu la main.

 

Elle se força à se remettre en marche…

 

∑∑∑∑∑

 

 « On dirait plutôt les deux, un meurtre et un règlement de comptes, jugea le médecin légiste, en habitué qu’il était de côtoyer les pires horreurs humaines.

-          Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? interrogea le stagiaire tout en observant attentivement la précision des gestes de son mentor.

-          Je pense que la fille a été victime d’un crime passionnel, oui, mais pas au sens sentimental, vu la rage avec laquelle elle a été poignardée, et ses marques de coups antérieurs, sûrement son ex-petit ami qui la frappait, mais ce n’est pas lui, ajouta-t-il en désignant l’autre corps du menton, puisqu’il n’a pas de sang sur les mains, alors qu’il aurait dû en être couvert tellement ça a dû fuser…

-          Pourtant, on a trouvé le couteau et le pistolet à côté de lui…

-          Comme c’est vraisemblable ! Vous croyez réellement qu’un homme qui tue avec cette frénésie se promène avec deux armes aussi différentes ? Non non, à mon avis, il s’agit d’un meurtre et croyez-moi, il y a un mobile, le tout c’est de le trouver… Quant à la deuxième victime, maintenant qu’on sait qui elle est, le Docteur Christian Evrard, je suis prêt à parier que le revolver est le sien… Il était connu pour la justesse de ses analyses mais aussi à cause de cette affaire depuis laquelle il gardait toujours une arme sur lui. Que voulez-vous, sans être paranoïaque, il y a de quoi craindre pour sa vie lorsqu’on a reçu pendant des mois des lettres de menace anonymes !

-          Ca ne nous dit pas qui était la fille… ni le mobile…

-          Nous le saurons, je pense… sans doute une de ses patientes… »

 

∑∑∑∑∑

 

 Au volant de sa voiture, il l’avait aperçue, vaguement, au milieu de la foule. Il fallait qu’il la retrouve, qu’il la ramène au plus vite avant que son état n’empire. Machinalement, il se passa la main entre la base du cou et l’omoplate droite, là où elle avait frappé le premier coup, les deux autres ayant été amortis grâce à l’épaisseur de son duffle-coat. Il était resté inconscient quelques temps et avait dû soigner la plaie avant de partir à sa recherche. Il n’avait pas trouvé ses clés de voiture et avait perdu un temps fou à en chercher le double, puis avait erré aux alentours de la maison sur un rayon de plusieurs kilomètres avant de se souvenir qu’elle avait évoqué une fois, au temps des débuts de leur idylle, l’endroit où elle se sentait en sécurité, là où elle avait connu les seuls rares moments de sérénité dans le chaos de sa vie, et il avait pris la route de la ville et tenté sa chance.

 

Malgré la position sociale que lui conférait son statut de directeur d’hôpital psychiatrique, il ne pouvait pas se permettre de demander du secours à la police, pas même à son ami d’enfance, le commissaire. La situation était inextricable en l’état et la seule solution qui lui restait était bel et bien de la récupérer le plus vite possible, avant qu’elle ne perde complètement pied.

 

Il gara sa voiture et se lança à sa poursuite, les images de cette dernière semaine plein la tête…

 

∑∑∑∑∑

 

Il était à son bureau, prêt à rentrer. La nuit était tombée depuis des heures, et il sentait la fatigue accumulée depuis des mois lui peser sur les épaules. La demie de dix heures venait de sonner et sa journée avait été, comme toujours, particulièrement chargée. Se levant, il s’était dirigé vers le cabinet de toilette attenant pour se rafraîchir. Il s’était passé un peu d’eau sur le visage et avait vu, dans le reflet de son miroir, les cernes violacées sous ses yeux bleus acier. Il était resté plusieurs minutes ainsi, à s’observer, recherchant dans les traits pourtant familiers, ce qu’il était autrefois. « Autrefois… c’est à dire il y a un an… à peine un an… », songea-t-il dans un constat amer. On lui donnait facilement 10 années de plus que ses 35 ans. Il se dit qu’il était temps de faire quelque chose, que maintenant que tout rentrait dans l’ordre, qu’elle était en passe de s’en sortir, ils allaient enfin pouvoir se retrouver, partir en vacances là où elle le voudrait, qu’il allait un peu déléguer certaines choses, être avec elle réellement, peut-être même allait-il songer à se mettre en disponibilité. Oui maintenant qu’elle se sentait en sécurité, après tout ce qu’elle avait traversé, ils allaient enfin pouvoir se découvrir…

                                                                                                                                       

Il se rappela avec une douce nostalgie les premiers échanges, virtuels, irréels, empreints de mystère et de charme désuet. Puis la découverte sordide de ce qu’elle endurait quotidiennement, la double vie, la schizophrénie qu’elle avait finalement été obligée de développer pour tenir le coup, pour survivre, à défaut de vivre ses rêves. Puis l’aveu, quasi coupable qu’elle avait fini par lui faire, que la Voix lui parlait, et qu’elle lui avait dit que lui seul pouvait la sortir de là. La Voix… Il n’avait pas souri, sa conscience professionnelle lui soufflait que ce n’était pas une bonne idée de s’en mêler personnellement, qu’il lui suffisait de faire arrêter celui qui l’amochait aussi dur et de transmettre le cas à un de ses confrères. Mais il était trop tard. Il était sous le charme de cette brune magnifique, aux mots magiques et envoûtants.

 

Il avait alerté les autorités compétentes, il les avait accompagnées, fort de sa qualité de médecin-chef de la clinique psychiatrique régionale. Quand ils étaient arrivés, elle était dans un état méconnaissable, adossée au mur du salon, couverte de bleus et d’écorchures, l’autre était à ses pieds, tenant un couteau maculé de sang. Quand les policiers l’arrêtèrent, il nia tout, jusqu’à l’évidence même. Il jura que c’était elle qui s’infligeait ces sévices et que lui n’y était pour rien. Il fut emmené au poste puis en prison où il attendit son procès en clamant toujours son innocence. Et Lui la ramena chez lui…

 

Pendant des mois, elle refusa de sortir. Il fit son possible pour la choyer, lui rendre et la santé physique et la santé mentale. Ses soins semblaient faire leur effet puisque, depuis quelques semaines, elle osait aller prendre l’air, aller jouer quelques piécettes chez le buraliste de la rue, lui prendre le journal, se promener le long du plan d’eau, dans le parc. Oui, tout allait mieux. Dans peu de temps, son bourreau serait mis hors d’état de nuire, et elle serait enfin libre de respirer.

 

Il enfila sa veste, et prit son attaché-case. Au moment même où il allait passer la porte, le téléphone troubla le silence ouaté de la pièce. Avec un soupir résigné, il avait décroché. Son ami le Commissaire, avec beaucoup de tact et de diplomatie lui rendit compte de la visite qu’elle lui avait rendue, le dépôt de plainte qui avait été évité parce qu’il ne pouvait pas croire ce qu’elle avait laissé entendre.

 

Le choc avait été terrible. Ainsi, ça recommençait de plus belle ! Il tomba plus qu’il ne s’assit sur son fauteuil en cuir qui protesta. Il remercia son ami, raccrocha… Et il pleura… Il allait devoir se résoudre à la soigner non plus à la maison, mais bien dans un environnement plus à même de s’en occuper. Tout l’Amour du monde ne pouvait pas forcément venir à bout de quelqu’un qui a côtoyé l’horreur de bien trop près… et certains étaient plus fragiles que d’autres…

 

Il se calma petit à petit, reprit le contrôle de ses nerfs et de lui-même, se persuadant que tout allait s’arranger, qu’il y avait forcément une explication pour cette rechute inattendue. Il devait tirer cette histoire au clair.

 

Lorsqu’il arriva à la maison, la lumière tamisée de la chambre lui annonça qu’elle n’était pas couchée. Il gara la voiture dans le garage, et monta dans le hall, posa ses affaires, et se défit de son manteau. Il regarda les escaliers qui menaient à l’étage et prit une profonde inspiration avant de les gravir, en se demandant dans quel état il allait la trouver.

 

Il avait frappé doucement à la porte de la chambre, et était entré presque en même temps. Il l’avait trouvée assise sur le lit, les mains jointes, comme une icône de vitrail, l’air terrifié…

 

Il s’était assis à côté d’elle, lui avait pris délicatement les mains et lui avait parlé avec toute la tendresse dont il était capable pour lui expliquer que le traitement qu’il lui donnait semblait avoir ses limites, et lui demander pourquoi elle avait ressenti le besoin de passer au commissariat porter plainte contre lui. Il avait parlé longtemps, tâchant de voir dans son regard un éclat, une réaction, aussi minime fût-elle. Mais elle n’avait pas répondu, pas réagi. Il avait senti l’étau du désespoir lui serrer l’âme et était redescendu au salon se servir un verre, seul, une fois de plus. Elle ne lui laissait pas beaucoup le choix… Il se tritura les méninges pour essayer de trouver une autre solution que celle qui s’imposait de plus en plus, et s’était endormi tout habillé sur le canapé, plongeant dans des rêves cauchemardesques qui le laissèrent en sueur et fatigué de s’être battu toute la nuit contre des images fantasmagoriques terrifiantes.

 

Le lendemain lorsqu’il se leva, elle était déjà sortie. Le temps, bien qu’extrêmement froid, était vivifiant. Il avait pris sa douche, et était parti à son bureau sans même prendre le temps d’avaler un café.

 

Il s’était promis de rentrer tôt, mais il devait mettre en place toute la structure qui l’accueillerait pour un séjour d’une durée indéterminée mais qui promettait d’être longue.

 

Il fit de son mieux pour que tout soit réglé rapidement. Et tout était prêt quand il rentra, pour la première fois depuis longtemps, vers 19h30. Il était arrivé devant chez lui, avait garé sa voiture devant la maison, et avait poussé la porte… avant qu’un grand choc ne le fasse basculer en avant et qu’il ne perde connaissance.

 

∑∑∑∑∑

 

 Elle arriva enfin en vue de la gare tant espérée. La foule l’avait dissimulée juste assez longtemps pour qu’elle atteigne son but. Il lui suffirait de sauter dans le premier train en partance pour la capitale et là-bas, elle pourrait dans quelques jours à peine disparaître réellement. La Voix ressurgit alors qu’elle se croyait sauvée : « Ne vas pas plus loin, tu ne l’as pas semé, il t’a devancée, il t’attend ! » Non ! Pas maintenant qu’elle touchait au but ! Elle continua d’avancer, en marchant d’un pas qu’elle voulait égal en ignorant et la Voix et son corps qui n’était plus que douleur et froid intense. Elle scruta chaque passant qu’elle croisait, se préparant à l’affront final : elle gagnerait, ou y laisserait la vie. Lorsqu’on est à bout de force, de nerf, de souffle, qu’on n’en peut plus d’avoir peur, il ne reste plus qu’à affronter l’épreuve comme un baroud d’honneur, avec toujours l’infime espoir de vaincre.

 

Elle le vit… Et sut quelle erreur magistrale son cerveau malade lui avait fait commettre…

 

 ∑∑∑∑∑

 

 Il ne l’avait pas encore retrouvée mais il approchait de la gare. Elle ne pouvait pas faire autrement que d’y passer. Il ne pouvait qu’espérer qu’elle n’avait pas eu le temps de prendre le train.

 

Soudain, il reconnut à plusieurs centaines de mètres la silhouette de celle qui partageait sa vie depuis un an. Il se remit à courir en criant son nom…

 

 ∑∑∑∑∑

 

 Elle se retourna, en s’entendant appeler, par réflexe. Elle l’aperçut qui courait vers elle. Elle reposa son regard, une fraction de seconde trop tard, là où elle avait vu l’autre, celui qui l’avait tellement amochée, qui lui avait tellement fait peur qu’elle en avait arrêté de vivre, qu’elle avait fait le terrible amalgame entre lui et tous les hommes, mais il avait disparu.

 

Non, Christian n’était pas comme ça ! Christian, lui, avait tout fait pour qu’elle retrouve la santé et qu’elle accède au bonheur ! Elle allait lui dire, lui demander pardon, ils allaient tout recommencer ! Mais d’abord, retrouver l’autre, avant qu’il ne soit trop tard. Et que ce soit lui qui les retrouve…

 

∑∑∑∑∑

 

Il l’avait vue se retourner vers lui, il était sûr qu’elle avait eu ce sourire qu’il attendait depuis si longtemps, ce sourire qui disait tout, sans un seul mot. Alors pourquoi ne s’arrêtait-elle pas ? Pourquoi se remettait-elle à courir dans la direction de la gare ?

 

Il accéléra sa foulée.

 

∑∑∑∑∑

 

Lorsqu’elle sentit l’étau d’une main se refermer sur son bras, elle comprit qu’elle aurait dû attendre Christian. Elle ne fit qu’un seul geste: posant son autre main sur sa bouche comme pour étouffer un cri, elle déglutit péniblement. Il n’aurait rien, plus jamais rien d’elle.

 

« Où est-il ? murmura à son oreille la voix qui à elle seule aurait suffi à la tétaniser.

-          Je ne sais pas de quoi tu parles, bégaya-t-elle tant bien que mal .

-          Tu voudrais me faire croire que tu as perdu cette habitude que tu as eu pendant 10 ans de jouer les mêmes numéros juste le jour où ils sont sortis ? susurra-t-il en resserrant sa prise comme s’il voulait lui broyer les os.

-          Je ne joue plus depuis que…

-          Que quoi ? Que tu as voulu m’envoyer en taule ? Mais on sort de prison… Avec de la patience et les bonnes personnes, il a juste suffi que je parle à certains camarades de cette manie que tu avais de jouer toujours la même chose et que cette fois, c’était le gros lot pour qu’ils me donnent un coup de main pour me barrer de là. De toute façon, j’avais prévu tôt ou tard de vous rendre une petite visite à toi et à ton pigeon. Il se trouve seulement que c’est plus tôt que je ne l’aurais pensé. Alors, il est où ? demanda-t-il plus durement, tout en l’entraînant toujours vers un coin moins en vue, derrière la gare.

-          Je n’ai pas joué, insista-t-elle, laisse-moi, Christian va arriver, va-t-en, je ne dirai rien à personne.

-          Ben voyons… Dans l’état où tu es, je dirais plutôt que tu essayais de lui fausser compagnie. Pourquoi d’ailleurs ? Il ne frappait pas assez fort lui ? »

 

La gifle qu’elle lui décocha le laissa quelques secondes sonné. Pas tant par la force mais parce que c’était la première fois qu’elle se défendait. Elle n’allait pas lui avouer qu’au travers de Christian, c’est lui qu’elle fuyait, lui, encore et toujours, et que ces marques c’était elle qui se les infligeait. Elle profita de l’instant de surprise pour se dégager de son agresseur et détaler avec l’énergie du désespoir.

 

Elle se retrouva dans une impasse, complètement en état de choc mais un éclair dans les yeux de l’autre qui arrivait lui annonça que sa dernière heure était arrivée. La Voix parla pour la dernière fois, dans un murmure : «  Je t’avais dit que jouer te perdrait… »  Alors elle se rua sur l’autre, de toute sa haine. Mais lui, combattant professionnel, sans chercher à l’esquiver, sortit un long couteau de boucher sur lequel elle s’empala avant de sombrer au sol. La douleur fulgurante qui lui arracha un long cri d’agonie ne l’empêcha pas de sourire au dernier moment. Sa dernière pensée s’envola vers Christian, lui demandant pardon pour tout. Alors, l’autre s’acharna sur elle…

 

∑∑∑∑∑

 

Elle était reparue dans son champ de vision, l’espace de quelques instants fugaces, mais néanmoins suffisants pour qu’il puisse la suivre. En courant, il se rendit compte que manifestement il n’était pas le seul et reconnut avec horreur celui des pattes de qui il l’avait sortie. Il ne se perdit pas en conjectures inutiles de savoir comment et pourquoi il était là, il s’assura que son arme était bien à sa place et se rua à leur poursuite de plus belle.

 

Lorsqu’il l’entendit hurler, il sut que l’autre avait frappé. Se dirigeant au cri, il l’appela encore et encore, jusqu’à arriver  dans une impasse et la voir couverte de sang, effondrée à terre comme une poupée désarticulée, tandis que l’autre continuait de frapper. Il sortit son pistolet et lui tira dessus. Il ne sut dire s’il l’avait touché mais l’autre bondit sur ses pieds avec une rapidité foudroyante. En un souffle, d’un coup de pied d’une précision redoutable, il l’avait désarmé et le dévisageait, le regard fou, les cheveux hirsutes, rouge des pieds à la tête.

 

D’un second geste, tout aussi précis que le premier, l’autre s’était emparé du pistolet et l’en menaçait :

 

« Donne-le moi, ordonna-t-il

-          Mais, mais, quoi ? bredouilla-t-il, encore sous le choc de ce qui venait de se passer.

-          Le ticket de Loto, donne-le-moi, précisa l’autre en pointant l’arme sur le psychiatre .

-          Laissez-moi lui porter secours, je n’ai pas de ticket de Loto, je ne joue jamais !

-          Elle a dit que tu l’avais !

-          Mais elle non plus ne joue jamais !!! Laissez-moi, vous voyez qu’elle perd son sang !!!

-          Là où elle est, elle n’a plus besoin de quelque secours que ce soit… Pour la dernière fois, donne-le-moi !!!

-          Mais enfin !! Je n’ai… »

 

Le coup de feu lui coupa la parole. Il n’y eut aucune douleur, aucun cri, il s’effondra au sol, le cœur transpercé par une de ses propres balles.

 

 ∑∑∑∑

 

« Tiens, tiens, qu’avons-nous là ? s’étonna le médecin légiste, penché sur l’estomac du corps sans vie de l’inconnue, et en sortant à l’aide d’une longue pince très effilée une petite boule blanchâtre parsemée de sang.

-          Un morceau de papier on dirait, avisa le stagiaire.

-          En effet, un morceau de papier, et pas n’importe quel genre, confirma-t-il en le déroulant avec précaution et patience, regardez attentivement, on y distingue encore des numéros…

-          De Loto on dirait, acheva l’assistant. D’il y a quelques jours, c’est récent.

-          Appelez le Commissaire, dites-lui que je crois que nous tenons un mobile et qu’il fasse vérifier les numéros gagnants des trois dernières semaines. Si c’est bien ce que je crois…

-          Tout de suite ! »

 

∑∑∑∑∑

 

Le lendemain matin, en prenant son petit-déjeuner, le médecin déplia son journal quotidien qui titrait : « Drame du Loto : la grande gagnante de la super cagnotte retrouvée sauvagement assassinée ». Il le replia en soupirant…

 

Il savait que l’auteur du double meurtre avait été arrêté un peu plus tôt la veille au soir, alors qu’il s’était rendu à l’hôpital pour soigner une blessure par balle à l’épaule. Son allure, couvert de sang, et ses dénégations en avaient fait le suspect numéro 1, aussi avait-il été entendu par la police. Mais malgré toutes ses protestations, sa blessure correspondait bien aux balles du revolver trouvé près du corps du psychiatre. Un fou furieux évadé. L’essentiel était qu’il soit mis hors d’état de nuire, et le médecin savait que le Commissaire y veillerait personnellement…

 

∑∑∑∑∑

Signaler ce texte