cauchemar ferroviaire

Ghyslaine Bobillier

Ce matin c’est le grand jour, je descends  à Villeneuve sur Lot et comme le voyage commence dès la porte de l’appart fermée me voilà toute excitée, en route pour la gare. J’ai abandonné la voiture depuis quelques années, profitant des plaisirs des transports en commun. Véritable extase que se laisser aller à ses rêves sans se soucier d’atteindre son but !

Je monte dans mon compartiment, grimaçant toutefois, en remarquant qu’il porte le numéro 13. Pas superstitieuse certes mais quand on peut éviter ! En ouvrant la porte qui mène à ma place, je note tout de suite l’abondance de têtes blondes qui n’ont rien de blond d’ailleurs. Il y a des châtains, des bruns, des cheveux à la brosse, des boucles de toute sorte : enfin un véritable catalogue pour coiffeur averti! Et oui je suis au beau milieu des vacances scolaires et même si c’est la fin, je devrais me résoudre à voyager avec ces chers petits anges. Bon, on croise les doigts, tout va bien se passer.

Je m’installe enfin, place 26 : décidément deux fois treize ça me poursuit. Il semble que mes appréhensions du départ ne soient pas fondées car le train s’ébranle sans que mes jeunes compagnons ne manifestent bruyamment leur joie, crainte ou toute autre vocifération par ailleurs. Ça y est, je me laisse aller au plaisir et je sors de ma valise le dernier livre d’Edgar Morin, « la voie » que j’ai bien l’intention de suivre pendant ces sept heures de trajet.

Soudain, mon regard est attiré par une affichette transparente collée sur la moitié des vitres du wagon ; Je chausse mes lunettes et découvre ébahie :

« Hier à cette place quelqu’un voyageait sans billet. Vous vous dîtes peut-être que ce n’est pas grave. Que ça ne va pas changer la face du monde. Et pourtant ça pourrait changer celle de votre train. Car toutes ses fraudes sur les lignes intercités s’élèvent à 20 millions d’euros par an. C’est autant d’argent perdu pour moderniser votre train, améliorer votre confort…et installer des écrans d’informations à temps réel dans cette voiture. La fraude on a tous à y perdre c’est pourquoi la SNCF réagit »

Fichtre ! Vous rendez-vous compte que tous les fraudeurs du train intercité 2518 s’étaient donnés rendez-vous hier dans mon wagon. Un congrès de fraudeurs ! A la place même que j’occupe il y avait un lâche individu qui ruinait la SNCF et moi par la même occasion. Moi qui, saisie par l’excitation du voyage, n’avais pour l’heure pas encore ressenti l’inconfort du train, je me mets à gigoter sur ma place. En effet, la SNCF a bien raison, le confort est loin d’être celui, qu’un voyageur de seconde classe confirmé comme moi, est en droit d’attendre. Et tout cela à cause de gens sans scrupule ni titre de transport. Une honte vous dis-je ! Une honte ! J’avais toujours pensé que les lacunes des services publics étaient dues aux restrictions budgétaires imposées depuis quatre ans, à la privatisation à tout va, mais la fraude ? Jamais le plus sombre journal télévisé n’en avait fait allusion. Allez savoir s’ils ne seraient pas de mèche avec ces usurpateurs ?

Poussant un gros soupir, je me décide à ouvrir mon livre. Deux ou trois pages plus loin, je commence à entrevoir les premiers indices qui confirment mes craintes du début. Un lot de têtes blondes – enfin pas si blondes, mais ça je l’ai déjà évoqué dans un des premiers paragraphes – se mettent à se quereller en poussant des vociférations qui attirent les regards courroucés de nombreux voyageurs. Je commence à m’attendrir à l’idée que les chérubins doivent être orphelins ou abandonnés vu l’absence de réaction des parents. Mais un vague : « allons c’est fini les enfants ! » à peine audible et sans effet sur les garnements me ramène à la raison. Et l’on continue à se chamailler pour un motif dont personne ne se souvient. Je ne sais pas si vous avez remarqué ce phénomène étrange qui fait qu’une collectivité d’enfants se comporte exactement comme cette pile de sucre qui s’écroule au fur et à mesure pour déclencher l’ouverture d’un mécanisme quelconque. Un enfant pleure et c’est la porte ouverte à toutes les manifestations de bruits de leurs pairs ayant pour effet, au bout d’un moment plus ou moins long, de déclencher mon exaspération. Je m’accroche à « la voie » d’Edgar Morin. Il faudrait que je puisse atteindre le chapitre 2 de la deuxième partie du livre p.151. Edgar propose des solutions pour réformer l’éducation. J’y trouverai sans doute le moyen de rendre

le calme à ce wagon. Mais je déteste sauter des chapitres et l’énervement des chères têtes blondes– enfin pas si blondes, mais ça je l’ai déjà évoqué dans un des premiers paragraphes – m’empêche d’enregistrer les idées développées par le penseur du CNRS. Etant consciente que je n’ai pas la possibilité de quitter ce wagon 13, à moins de voyager encore cinq heures debout sur la plateforme du train, ni de jeter par la fenêtre les mômes pleurnichards, sous peine de ne jamais profiter de ma retraite, je décide de confier mes oreilles à Mr Quies. Je quitte « la voie » d’Edgar et ferme les yeux de lassitude. Une succession d’images se bousculent dans ma tête et me voilà abandonnée dans les bras de Morphée où plus aucun cri d’enfant ne me parvient.

Mais une main me secoue et, en ouvrant les yeux je me retrouve face à la casquette new-look du contrôleur. Je me ressaisis sur mon siège et lui tend mon billet, encore dans les vapeurs de mes rêves.

- C’est le terminus, Madame ! Il faut descendre.

- Le terminus ? Comment ça le terminus ?

- Oui le terminus, tout le monde descend.

- Mais quel terminus ?

- Ben « Toulouse Matabiau » Pardi

- Toulouse Matabiau ?

A mon regard ahuri, il scrute de manière plus circonspecte mon billet.

- Mais, dîtes donc Madame, vous êtes en infraction à ce que je vois. Votre billet n’était valable que jusqu’à Agen et vous êtes à Toulouse Matabiau sans titre de transport.

Soudain, je me rappelle les mots écrits sur les vitres de mon wagon : « Hier à cette place quelqu’un voyageait sans billet. Vous vous dîtes peut-être que ce n’est pas grave. Que ça ne va pas changer la face du monde… » Je me mets à trembler : je suis devenue une fraudeuse ! Je m’empêtre dans des explications : le numéro 13 du wagon, ma place 26 et puis surtout ces tête blondes – enfin pas si blondes, mais ça je l’ai déjà évoqué dans un des premiers paragraphes – qui m’ont fait perdre « la voie » d’Edgar. L’homme à la casquette new-look et au beau gilet parme ne s’attendrit aucunement et me voilà dans l’obligation de régler une amende astronomique.

Servira-t-elle à « installer des écrans d’informations à temps réel dans cette voiture »? Je souris à cette idée : ainsi je saurai en temps réel le nombre de marmots pleurnichards qui voyageront désormais dans le wagon 13 et selon le quota, je terminerai là le voyage, laissant alors passer le train pour revenir chez moi à pied. Le rêve !

  • Ah, ces charmantes têtes blondes, enfin pas si blondes ...!
    J'ai apprécié la lecture, agréable, fluide, amusante, et bien menée.
    Merci Ghyslaine

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

Signaler ce texte