CE JOUR-LÀ...

Robert Drabowicz

Le destin est chose étrange, curieuse, inquiétante, complexe et autant attendu qu’inattendu. Attendu parce qu’on sait qu’on en a tous un. Inattendu parce qu’on ne sait jamais ce qu’il nous réserve. Une chose est sûre : un jour, il infléchira notre route ou il y mettra fin. Nul doute qu’à son sujet fusent les : quoi ? quand ? comment ? où ? La seule réponse qui puisse venir un jour le sera par la grâce de la manifestation de sa volonté. Et que dire du hasard ? Le philosophe y a peut-être répondu en disant : « Le destin est un bon maître, mais le hasard est souvent meilleur juge ». À croire que l’un et l’autre ne font pas partie de la même entité. Erreur ! Le destin est un testament de vie écrit pour nous dès notre naissance. Résolument figé, il est passif puisque tout est dit. Le hasard est actif, il est son intervenant sur la grande scène de la vie. Il met en place les concours de circonstances qui donnent toute opportunité et légitimité au destin pour s’accomplir. Sans destin point de hasard ; on ne doit surtout pas confondre Dieu avec le fils de Dieu ! Qui, ayant déjà bien parcouru les sentiers de la vie, n’a pas été confronté un jour avec cette singulière association lorsqu’elle était porteuse de périls au point de mettre en cause sa propre existence ? J’ai, un jour, réalisé que « mon » destin m’avait épargné, car il n’était pas écrit dans mon testament de vie que ma dernière heure était arrivée à ce moment-là. J’ai aussi nettement senti que ce jour-là, « quelqu’un » était présent pour accompagner cet évènement et veiller à ce que tout se passe bien. Aussi, peut-être, pour y laisser son empreinte, afin de me faire comprendre « qu’il » était bien là, au bon endroit, au bon moment.

Les croyants ont appelé cela : « son ange gardien ».

Aout 1981. Ma femme, Yolande, est enceinte de mon second enfant. L’heureux évènement est normalement prévu pour le tout début octobre. Nous avions réservé un séjour d’une quinzaine de jours dans la station alpestre « Les Arcs ». Celui-ci débutait le samedi 15 aout. Pour préserver le plus possible l’excellent état de grossesse dans lequel se trouvait ma femme, je décidais de prendre la route dès le vendredi afin de faire le voyage tranquillement en deux étapes. Une voiture puissante et très confortable ajoutait un grand confort aux conditions routières. Le voyage s’est très bien passé avec une étape dans le Jura et notre arrivée se fit donc dans une parfaite sérénité. Le jeudi qui suivit, Yolande me fit sursauter en me réveillant très tôt et brutalement. Elle m’annonça - quelque peu inquiète - qu’elle perdait les eaux. Nous nous sommes tous rendus immédiatement à la maternité de Bourg Saint-Maurice. Quelque temps plus tard, le médecin nous avisa que Yolande faisait une infection d’origine probablement virale, que des analyses étaient en cours, qu’elle avait un peu de fièvre et que cela pouvait se révéler dangereux pour le bébé si d’aventure la température montait trop haut. Néanmoins, il nous fit comprendre très clairement qu’il fallait tout faire pour le maintenir le plus longtemps possible dans le ventre de sa mère afin qu’il profite de l’apport maternel avantageux nécessaire à son évolution. « Chaque heure qui sera gagnée dans le ventre de sa maman sera une victoire sur le temps pour le développement et l’état de santé de l’enfant à naître ! », martelait le médecin. Et d’ajouter que lui et son équipe allaient tout faire pour cela en la maintenant en l’état au moyen d’une intervention médicale bloquant le processus en cours. Les jours qui ont suivi nous ont vus, moi et mon fils Alexandre âgé de 10 ans, nous rendre chaque jour, le cœur serré, à la maternité de Bourg Saint-Maurice. Tout se passa relativement bien jusqu’à ce lundi 24 aout… Ce matin-là, je fus contacté par les services de la maternité qui me firent savoir que, provoquée par une montée soudaine de fièvre, l’infection s’était aggravée. À terme, elle risquait d’être fatale au bébé. Le gynécologue avait donc pris la décision d’arrêter le traitement de maintien et de provoquer immédiatement l’accouchement. Je fis savoir que j’arrivais de suite. C’est ainsi que vers midi, moi et mon fils Alexandre - tout à la joie d’une situation stressante qui, finalement, se terminait bien - assistions presque en direct à la naissance de Cédric. Il pesait environ 2kg350, était un peu jaune (la jaunisse des prématurés), mais se portait bien et ne souffrait d’aucun handicap selon les premières constatations. La première chose qu’il fit fut d’arroser de son (déjà) vaillant zizi tout ce qui se trouvait à portée de jet. L’évènement inattendu déchaîna un rire collectif.

Dans le courant de l’après-midi, notre bébé fut transféré au Centre des prématurés de Chambéry. Il était ainsi pris en charge par un service spécialisé et mis sous couveuse.

Le lendemain, après le déjeuner, je déposais Alexandre au club sport et loisirs de la station où il était prévu qu’il dispute durant toute la journée une compétition de tir à l’arc. Ensuite, je me rendis à la maternité. Il faisait un temps magnifique. J’ai trouvé Yolande très fatiguée. Voulant un peu dormir, elle me conseilla de profiter de ce temps radieux et d’aller en montagne me livrer à l’une de mes grandes passions d’alors : la recherche de cristaux de roche et minéraux de toutes natures. Je la quittais donc à regret et pris la petite route qui monte en direction de Beaufort. Un peu avant le Cormet de Roselend (situation que l’on peut assimiler à un col), j’avisais un petit dégagement sur le côté de la route permettant le stationnement de quelques véhicules en toute sécurité. Je m’y suis arrêté puis, descendant de voiture, j’ai commencé à examiner les différentes parois rocheuses qui m’entouraient au moyen de puissantes jumelles. Je fus immédiatement séduit par la perspective d’un éboulis récent qui s’était produit sur un pan de montagne situé de l’autre côté de la route et du torrent qui coulait en contrebas de celle-ci. « C’est là qu’il faut que j’aille, je suis sûr d’y trouver mon bonheur ! » me suis-je exclamé après l’avoir patiemment scruté et analysé. Je décidais donc de m’y rendre…

Les nombreuses ronces ainsi que l’aspect scabreux de l’abrupte pente, de surcroit rendue glissante par le fait de nombreux passages caillouteux et qu’il me fallait descendre pour atteindre le cours d’eau, ne me découragea pas. L’obstacle fut vaincu au bout d’une quarantaine de minutes, non sans avoir laissé de copieuses traces de meurtrissures, griffures et éraflures de toutes sortes sur mon corps. Passablement essoufflé et en sueur, je me présentais devant le torrent et me mis à supputer les différents endroits où il me paraissait possible de passer en sautant d’une pierre à l’autre. Au risque de chuter dans le bouillonnement de ces eaux impétueuses, je les ai tentés les uns après les autres. Sans succès. D’une nature têtue et très obstiné - surtout quand je veux vraiment quelque chose - je me suis acharné durant presque deux heures à risquer le passage. La dernière tentative s’étant révélée très dangereuse pour moi, je du prendre - la mort dans l’âme - la sage décision de renoncer à mon projet. Et de remonter cette satanée pente saluée par les ronces qui m’attendaient et quelques glissades qui s’empressèrent de me racler joyeusement les genoux.

Une bien décevante expédition qui m’aura pris près de trois heures et ne m’aura pas laissé intact. Je ne manquerai pas, du reste, de pester contre cet échec, de râler contre moi-même et de maudire dame nature un long moment !

Il ne me restait plus qu’à me diriger vers la pente montagneuse qui partait du bas du parking. Quelques minutes plus tard, j’étais à pied d’œuvre et commençais à prospecter roches, éboulis et pierres rendues par la montagne au cours des saisons et de son travail de mutation. Je trouvais des choses très intéressantes et toute mon attention était accaparée par l’examen minutieux du terrain quand, soudain, j’entendis un vacarme épouvantable. Il était comparable à une succession de coups de tonnerre. Étant donné que j’étais sous un ciel entièrement bleu et illuminé par un soleil radieux, je fus très surpris. Je restais un moment perplexe devant cet évènement. La réponse vint à moi lorsque je me retournai en direction de l’autre côté, là où je devais me rendre auparavant. Ce que je vis me glaça le sang. Tout un pan de montagne s’effondrait devant mes yeux à l’exact endroit où j’aurai dû être si… Des blocs de rocher hauts comme des immeubles de trois étages dévalaient la pente en fracassant tout sur leur passage. Spectacle d’une démesure et d’une violence inouïe qui, assurément, ne m’aurait laissé aucune chance si d’aventure je m’étais trouvé là.

Abasourdi, choqué, presque hagard, je m’asseyais sur une grosse pierre afin de reprendre mes esprits. « Incroyable… me dis-je. Si j’étais parvenu à être là-bas, on ne m’aurait jamais retrouvé sous ce colossal amas de terre et de roches ! » Et d’imaginer immédiatement que moi disparu, Yolande à la maternité, Alexandre tout seul à son club et le bébé à Chambéry… Horrible imagination ! Cette vision des choses me bouleversa jusqu’à m’angoisser un instant. Puis la machine à penser se mit en route. Une seule question s’imposa à moi : pourquoi ? La seule réponse qui me vint à l’esprit fut : le destin ! « Dire que je me suis pourtant tant acharné à vouloir passer… », me souvins-je.

J’ai médité longuement sur ce sujet en cette fin d’après-midi merveilleuse, d’autant plus qu’elle m’avait épargné. Mais… épargné de quoi ? par qui ? par quoi ? J’ai acquis très vite la conviction que lorsqu’on ne doit pas mourir avant l’heure écrite sur sa feuille de route par le destin, rien ne peut aller et n’ira à contresens de cela. Rien ne lui est opposable. Sa toute-puissance est conclue par la fermeté de son écriture : « ce qui a été écrit est écrit et le restera jusqu’à la fin ». Quant au hasard, force est de reconnaître qu’il n’a pas fait grand-chose ce jour-là. Je crois qu’il s’est contenté de rester tout simplement un spectateur anodin en se gardant d’intervenir. Il est clair qu’il n’en avait pas reçu l’ordre ! Par contre, j’ai ressenti une sensation étrange… très étrange. Je jurerai avoir vu, durant une fraction de seconde, le sourire de mon père passer dans le ciel au moment même où je contemplais la montagne qui s’effondrait, au moment même où je prenais conscience du désastre auquel j’avais échappé.

Banal, pas banal… ? Tout simplement une des choses de la vie qui, à défaut de nous étonner, n’a pas fini de nous surprendre. Et d’assurer ou rassurer en disant qu’il n’y a point d’ésotérisme ou de mysticité là-dedans. Oui, tout simplement… comme la vie sait l’être parfois.

Je n’affirmerai donc plus jamais que cette histoire « d’anges gardiens » est une fable que l’on raconte aux enfants et aux crédules !

Une seule chose est indiscutable : « ce jour-là », je ne devais pas mourir…

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