Ce que le cheval murmure à l'oreille des hommes

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Ce que murmure le cheval à l’oreille des hommes…

- Doucement ! crièrent en cœur Arlette et Paul.

- Oui, ben je fais ce que je peux, maugréa Pierre.

La voiture empruntait un chemin caillouteux creusé d’ornières. Elle les ballottait de droite à gauche.

- Le trou, le trou ! prévint de nouveau Arlette, qui connaissait par cœur chaque aspérité  du parcours.

Mais une fois encore la citadine de Pierre tangua dangereusement et son conducteur lâcha un juron. Tout à parier que ses suspensions allaient en prendre en coup ! Pourtant, au détour du virage, ils virent enfin les contours de la ferme familiale. D’autres voitures les y avaient précédés. La tension baissa d’un cran dans l’habitacle et un silence teinté de peine sembla même rendre l’atmosphère cotonneuse. Par chance cependant, les trois jeunes gens furent distraits de cet instant de faiblesse par la même vision ; celle d’une silhouette massive et familière, dans le lointain, qui venait à leur rencontre. C’était leur Cocotte.

Malgré les contrariétés du trajet, les deux frères et la sœur se surprirent mutuellement, un sourire aux lèvres. Ils étaient attendris par ce comité d’accueil inattendu.

- Arrête-toi là, ordonna Arlette à son cadet.

Pierre stoppa la voiture au milieu du chemin. Arlette en sortit prestement et rejoignit la clôture au moment où, de son pas pesant, la jument ardennaise arrivait à leur hauteur. Oreilles bien à la verticale, pointées en avant, et encolure tendue : Cocotte tentait de comprendre avec calme et attention, ce qu’était ce vacarme inhabituel.

- Salut ma belle ! lui lança Pierre en s'approchant. Heureux de te revoir.

Et ce disant il gagna la barrière qui ceignait le pré, où l’animal semblait le détailler d’un œil curieux. Mais Cocotte fut surprise de cette soudaine familiarité. Elle recula de quelques pas, prudente, en émettant un ronflement sourd.

- Je vois…l’interpella alors Paul en sortant à son tour de la voiture, tu te dis que ça fait bien longtemps, hein ? Que ce n’est pas trop tôt.

La jument tourna légèrement sa longue tête au front plat vers ce nouvel interlocuteur. Elle le fixa étrangement par en-dessous, quelques minutes, puis s’ébroua comme pour marquer son incrédulité. Les trois jeunes gens sourirent. Puis Arlette, qui lui rendait souvent visite, avança vers elle une main conciliatrice, en lui adressant de réconfortantes paroles.

La vieille jument dilata ses larges naseaux cernés de blanc pour humer la paume  et consentit enfin à s’approcher de nouveau. Elle redonnait vie à ce tableau, balançant sa queue pour chasser les mouches. Tous se sentirent envahis d’un vague réconfort. Ils communiaient en silence dans la douceur des premiers rayons chauds d’avril.

De temps à autres, Cocotte levait vers les deux hommes de grands yeux à l’expression indéfinissable. Pierre était persuadé qu’elle les reconnaissait et qu’elle ne cherchait, par son attitude revêche, qu’à leur faire payer leur longue absence. Obstiné, il tenta donc une nouvelle approche. Mais à peine eut-il tendu sa main vers l’animal qu’il avisa les oreilles pointues de Cocotte, légèrement rabattues en arrière.

- Madame n’est pas contente… soupira-t-il mi-dépité, mi-amusé. Comme toujours !

Et tout à coup, il avait de nouveau six ans.

***

- Nom de nom, répétait en boucle Armand, son père, en avalant sa soupe. Il a fallu que je tombe sur le seul ardennais têtu comme une mule !

Autour de lui, le silence se faisait compatissant. Personne n’osait interrompre sa litanie. Alors Armand décrivit, une fois encore, toutes les qualités de cette race de chevaux qu’il connaissait pourtant si bien. Petit Pierre l' écoutait religieusement, admirant ses muscles saillants et ses sourcils froncés. Il racontait à présent son effarement à voir se dresser devant lui une jeune pouliche au caractère bien trempé.

- Impossible de lui passer le licol, bougonnait-il. Mademoiselle refuse de faire le moindre pas avec ! Si je le lui mets, elle s’arrête. Et moi je ne peux pas les tirer comme ça ses soixante kilos !

Depuis son arrivée à la ferme, en effet, la pouliche tenait tête à son nouveau propriétaire et dans les yeux d’enfant du petit Pierre, cette lutte acharnée entre deux volontés de fer revêtait des allures de batailles héroïques. Car Cocotte, la mal nommée, n’avait rien du caractère facétieux et facile qu’avait laissé présager son nom. Elle n’était pas commode. Or elle était opposée au maître des lieux, Armand Dupuis, celui que nul n’osait jamais défier.

La bataille s'était engagée dès leur premier face à face. Oreilles tendues vers l’arrière et antérieur droit frappant le sol : Cocotte, à sa sortie du camion, avait signifié dans un hennissement sonore sa colère et sa frustration d’avoir été arrachée au giron maternel. Mais Armand n’était pas homme à se laisser impressionner. Et certains soirs, lorsqu’au box, la pouliche continuait à relever l’encolure comme pour le dominer, on pouvait voir le père se redresser lui aussi, et la toiser du haut de son mètre quatre-vingt-dix, d’un air menaçant.

Pourtant ce soir-là Armand fulminait encore en tapant du poing sur la table.

- Une pouliche qui ose montrer les dents ! 

Petit Pierre, comme les autres, s’indigna bruyamment. Mais lorsqu’il risqua un regard à ses aînés, il lut pourtant en eux la même exaltation que la sienne. Certes aucun des sept enfants Dupuis n’aurait osé manquer de respect au père, ni même désobéir à l’un de ses ordres ; fut-il de tirer une carriole ! Mais les exploits effrontés de Cocotte avaient quelque chose de fascinant.

***

- Et là vous voyez, c’est le grand-père Dupuis, commentait la tante Rose en pointant du doigt, sur une photo jaunie, un inconnu moustachu couvert d'une casquette plate. Et lui c’est le cheval qu’on a eu tout petit, votre père et moi…

- Baron ! compléta Armand en entrant dans la cuisine et en déposant sur le dossier de sa chaise un couvre-chef quasi identique à celui de la photo. Le meilleur cheval de trait du pays Sedanais !

Arlette leva les yeux vers son père dont la voix semblait avoir trahi une inflexion émue qu’elle ne lui connaissait pas. Mais en  croisant son regard noir, elle se replongea, les joues en feu, dans l’observation du cliché qui passait de mains en mains. Il glorifiait les grandes heures du débardage. Le grand-père y adoptait une pose décontractée alors que son brave cheval y était figé en plein effort, en train de tracter un gros tronc fraichement coupé. Arlette sentit son petit cœur se serrer à la vue d’un travail si pénible. Elle était bien heureuse que leur Cocotte ne soit pas soumise au même traitement. Mais son père, qui avait visiblement une autre approche des choses, poursuivait :

- Ah ! Baron…ça c’était un bon compagnon. Puissant, travailleur… et doux comme un agneau avec ça. Un véritable ardennais quoi !

Et ce disant Arlette le vit glisser un coup d’œil vindicatif vers la fenêtre, d’où l’on pouvait voir paître un autre ardennais, au caractère moins facile.

La fillette comprit aisément le reproche et fut peinée de constater que le père n’aimait toujours pas sa pouliche. Pourtant, songea-t-elle, des mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Cocotte à la ferme. Et du combat qui opposait le cheval à l’homme, on pouvait dire qu’Armand était ressorti vainqueur. A force de patience et d’autorité, le père était en effet parvenu à débourrer sa capricieuse adversaire. Et même si la pouliche, comme l’adolescente qu’elle était, tentait encore parfois d’imposer quelques velléités libertaires, Armand avait quasiment toujours le dessus.

Arlette s’approcha de la fenêtre pour contempler l’indocile animal. Elle, elle la trouvait belle sa Cocotte, avec son épaisse crinière, ses poils marron-roux et ses fanons noirs étirés sur sa jambe comme de grandes chaussettes.

« Une robe baie » avait rectifié le maître d’école sur la copie où Arlette avait tenté de faire sa description. Une robe ! C’était drôle de dire ça pour un cheval. Mais c‘était vrai qu’elle était élégante la Cocotte quand elle trottinait de son pas gracieux et calme, la tête bien haute. Et désormais la fillette l’imaginait drapée dans une tenue de soirée spécialement coupée pour les pouliches. Cela la faisait toujours rire…

Arlette avait ri cependant davantage encore à la lecture de sa copie, lorsque, quelques paragraphes au-dessous, le maître avait résumé en un seul mot les rebuffades de Cocotte. « Caractérielle », avait-il noté de sa large écriture. Caractériel(le). Un mot qu’il semblait apprécier car il en avait déjà gratifié à plusieurs reprises certains garçons de la classe ; dont Paul.  Mais quand Arlette en avait fait la remarque, en riant, le père Dupuis, lui, n’avait pas trouvé ça marrant du tout !

***

« - Pourquoi c’est pas les rennes qui tirent ton traineau Père Noël ?  demandait un gosse à la bouche barbouillée de chocolat.

- Parce que les rennes sont partis en vacances! lui répondit avec inspiration l’employé de l’office du tourisme, affublé d’un ventre postiche et d’une fausse barbe blanche. Et quand je viens dans les Ardennes, je préfère louer les services d’un cheval ardennais pour m’aider à faire ma distribution…parce que ce sont les plus gentils des chevaux, Oh ! Oh ! Oh ! Tu vois comme il est doux celui-là ?

- Celle-là, rectifia Paul, pelotonné sur la banquette du conducteur, en jetant un œil moqueur au bonhomme qui  caressait Cocotte.

S’il avait su combien il avait fallu batailler pour faire admettre à la gentille jument de jouer les suppléants des rennes ! Il se revoyait encore, quelques années auparavant, assistant son père dans cette laborieuse entreprise.

Cocotte, à laquelle Armand s’obstinait à faire faire des tours sur la place du village, profitait de chaque arrêt pour signifier son ennui. Elle piétinait et grinçait des dents à vous en crever les tympans. Et lorsqu’il avait fallu lui attacher des grelots aux pattes, ses yeux s’étaient exorbités. Il faut dire que le tintement continuel des clochettes avait de quoi effrayer l’animal ; sans compter qu’à la longue, la brillante idée s’était aussi révélée usante pour les nerfs du conducteur de la calèche. Paul en savait quelque chose.

Mais comme disait son père, il fallait se plier aux demandes de l’office du tourisme, si l’on ne voulait pas « rater le train » du développement.

Alors on avait aussi imposé à Cocotte un collier de pompons rouges et quelques longues tresses, qu’elle cherchait à manger, lorsqu’elle n’essayait pas de s’en débarrasser en s’ébrouant avec fureur. Paul avait passé des heures à lui  faire admettre tout cet attirail. Il lui avait fallu une patience incommensurable!

D’autant que le père, n’en faisait lui aussi qu’à sa tête. Prenant les rebuffades de la jument pour un défi personnel il refusait obstinément que Paul essayât de nouvelles méthodes de dressage. Pourtant le jeune homme était certain que la gourmande Cocotte aurait été plus docile s’il avait eu le droit de la récompenser à chaque bonne action. Mais Armand, comme à son habitude, avait haussé les épaules en entendant cette proposition, qu' il avait chassée d’un revers de main. Il estimait que la jument n’avait pas à être gâtée. Elle jouissait déjà de tout ce dont elle avait besoin à la ferme et la moindre des choses était qu’elle assurât son travail avec obéissance, par droiture. Le père avait donc décidé qu’on continuerait à dresser la jument à l’ancienne. Mais si désormais la belle ardennaise affichait une résignation calme, en trainant la carriole, Paul pensait que c’était surtout le poids des ans qui avait fait son œuvre.

Comme capable de déchiffrer les pensées du jeune homme, Cocotte s’ébroua et le collier de pompons tourna sur son encolure. Paul descendit à ses cotés et admira les épaules robustes sur lesquelles il réajusta la parure. La jument était adulte à présent et devait bien peser dans les six cents kilos. Comment avait-elle  pu se plier à la discipline d’un homme vieillissant et rabougri comme son père ? songea Paul en observant les œillères de cuir agrémentées de velours rouge. Celle qui avait si longtemps symbolisé pour les enfants Dupuis, la fougue et l’audace, était à présent une gentille fille obéissante... l’image même de l’ardennais qu’Armand avait toujours chérie.

Paul se rappela alors amèrement le premier hiver où, après des heures de face à face entre son père et la jument, celle-ci s’était finalement soumise, oreilles basses. Pour la première fois, ce jour-là, il avait eu honte de Cocotte. Il était parti les larmes aux yeux en songeant que lui ne laisserait jamais son père le « dresser ». Cependant force était d’admettre qu’il avait lui aussi atteint l’âge de tenir tête au paternel, sans pourtant parvenir à s’imposer.

Ce Noël-là d’ailleurs, tous les deux s’étaient encore disputés, car Paul n’avait plus aucune envie de jouer les conducteurs de calèche. A son âge, il craignait de paraître ridicule devant ses camarades. Mais Armand n’avait rien voulu entendre. Et il avait gagné ; une fois de plus.

Ce serait la dernière fois !

Cocotte bailla, en retroussant sur ses dents sa lèvre supérieure, les yeux mi-clos. Paul crut y lire un nouvel encouragement à ne pas se laisser endormir par le père.

A cet instant, un autre gamin vint aux pieds du cheval pour admirer de près ses jambes velues. Il était si petit qu’il arrivait à peine à la cuisse de Cocotte et elle ne daigna même pas le regarder. Il s’émerveillait pourtant des chaussons de poils qui garantissaient l’animal de la morsure de la neige. Il tendit la main pour la caresser.

- Ne reste pas là ! lui intima alors Paul en le faisant reculer. Elle a beau être gentille, on ne sait jamais…

***

A la lisière du pré, la chaleur d’avril enveloppait les trois jeunes gens et la vieille jument, d’un bien être dont ils ne voulaient pas se départir. Chacun se laissait bercer par le doux murmure des souvenirs. Cependant l’heure tournait et au bout du chemin caillouteux, dans la ferme familiale, le temps était compté pour Armand.  

Comme mue par un instinct maternel, Cocotte brisa alors l’étreinte de leur regard et s’éloigna d’un pas pesant vers la demeure du malade, en invitant la fratrie à la suivre.

Paul l’observa. Il songeait que la jument avait peut-être été la seule à avoir su s’y prendre avec le père. Elle lui avait obéi, certes, mais sans jamais cesser de témoigner qu’elle se pliait de mauvaise grâce à ses ordres et qu’il lui en était redevable. Elle lui avait tenu tête ; l’avait flatté en cédant ; et avait finalement gagné son respect. Ainsi même lorsqu’elle n’avait plus servi à rien chez les Dupuis, on l’avait gardée et nourrie comme une bête fière et indépendante, qui se montrait à présent fidèle.

A quelques pas, Cocotte s’arrêta de nouveau. Elle se retourna et lança aux jeunes gens un regard éloquent. Cela les rappela à l’urgence du présent. Sans un mot, Arlette et ses frères remontèrent donc dans la petite voiture et s’engagèrent à la suite de la jument. Ils observaient la lourde croupe chalouper dans cette mer d’herbe verte. Ils roulaient au pas et en silence, comme un convoi mortuaire. Mais sans le savoir, tous pensaient de concert: "Dieu que le temps passe!"

Ils se disaient qu’à voir claudiquer ainsi la vieille dame fatiguée, l’animal qu’ils avaient connu si plein de vie, on ne pouvait songer qu’à l’imminence de la mort, qui tournait autour d’eux, malgré le chaud soleil printanier.

N’y tenant plus, Pierre ouvrit la fenêtre et tenta de briser le silence :

- Elle a toujours les oreilles en arrière, commenta-t-il d’un ton qui se voulait dégagé.

- A son âge, ce n’est pas forcément un signe d’agressivité, expliqua alors Arlette,  se raccrochant au babillage comme à une bouée de sauvetage. Ça veut surtout dire : « Je vous préviens, à mon âge on n'a plus de patience ».

Le silence retomba de nouveau.

Pourtant, au bout de quelques secondes Paul lança :

- Alors le père va peut-être aussi nous recevoir avec les oreilles en arrière  !

Cette remarque, si soudaine et si incongrue, fit éclater les trois jeunes gens d’un rire franc. Un rire désespéré mais libérateur.

Et comme en écho, dans le lointain, ils entendirent le hennissement de leur chère Cocotte.

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