Ce soir, c'est la fin du monde

Stéphane Rougeot

La Lune se rapproche irrémédiablement de la Terre. Les scientifiques sont formels. Les habitants d’une petite ville de province vont vivre leurs dernières heures dans une ambiance désopilante.

Tableau 1


La scène représente la place centrale d'une petite ville. Les bâtiments sont partiellement détruits, tout est délabré.

Autour d'un feu de camp, des sièges improvisés soutiennent quatre habitants habillés comme des clochards.

Un poste de télé posé au sol fait partie du cercle et représente une journaliste.

Tous sans exception ont une longue barbe en bataille, même les femmes.

Scène 1

Personnages : Ariane, Colin, garagiste, employé municipal

Les quatre personnages se réchauffent autour du feu de camp.

Le poste de télévision fait partie des convives, mais ne présente qu'un écran monochrome allumé sur un fond immobile.

Garagiste — J'ai froid.

Employé municipal — Tu veux que je mette des trucs dans le feu ?

Garagiste — Nan. C'est en dedans que j'ai froid.

Employé municipal — Tu veux que je te mette des trucs en dedans ?

Le garagiste regarde l'employé municipal en coin.

Garagiste — T'avise pas de me mettre quoi que ce soit dedans. Jamais ! Je mange pas de ce pain-là, moi.

Employé municipal — Mais t'es pas le seul, figure-toi.

Garagiste — Alors me propose pas ce genre de truc. C'est ambigu.

Employé municipal — Je disais ça pour rendre service, c'est tout.

Garagiste — Si c'est le seul genre de services que tu peux rendre, de fourrer tout ce que tu vois, adresse-toi aux filles. Peut-être qu'elles seront prêtes à se faire réchauffer, elles.

Ariane — Joker ! Je passe mon tour.

Ariane réfléchit un moment.

Ariane — Quoi que… Le seul à-peu-près de mon âge, c'est mon frangin, alors… Mais non, pas pour l'instant, merci bien.

Ariane observe l'employé municipal des pieds à la tête.

Ariane — Je suis pas encore suffisamment désespérée. Plus tard, on avisera. Rien de personnel, hein ! C'est juste que c'est toi.

Employé municipal — Pas de soucis, je l'ai pas pris pour moi. Sache quand même que ça sera quand tu veux.

Ariane — C'est noté.

L'employé municipal sourit exagérément.

Ariane fait une grimace avec un léger mouvement de recul.

Ariane — Dans la nuit, avec un bandeau sur les yeux, en plus d'une cagoule… Faudra prévoir les accessoires.

Employé municipal — Je trouverai tout ça.

Garagiste — J'ai toujours froid.

Ariane regarde le garagiste.

Ariane — Pas mieux en ce qui te concerne. Et puis, j'aurais pas grand-chose à te mettre en dedans.

Le garagiste soupire.

Colin — Elle est où ?

Employé municipal — Qui ça ?

Colin pointe le menton vers le téléviseur.

Garagiste (à l'employé municipal) — À ton avis ? Qui est-ce qui manque, ici ?

Employé municipal — Ben j'en sais rien, c'est pour ça que je demande.

Colin — La catho.

Employé municipal — Ah bon ? Elle est catholique ? Comment tu sais ?

Garagiste — Non, pas ce catho-là.

L'employé municipal affiche une moue d'incompréhension, qui se mue progressivement en frustration.

Employé municipal — Faudrait pas me prendre pour plus con que je suis.

Garagiste — T'inquiète pas là-dessus, on a bien cerné ton niveau et j'te jure qu'on essaie de s'y mettre, mais avoue que tu places la barre très bas.

Ariane — Catho comme cathodique, c'est le tube du poste.

Employé municipal — Ah, la journaliste ! J'en sais rien, je l'ai pas vue partir.

Garagiste — Pourtant t'es assis juste à côté.

Employé municipal — Elle est peut-être allée pisser ? Si elle picole autant que nous, vaudrait mieux qu'elle s'installe un seau sous le siège, ça lui fera gagner du temps.

Ariane — Ou alors vous la gavez tellement qu'elle a besoin de faire des pauses pour s'aérer l'esprit. Faut dire que ça vole très haut, les conversations, ici.

Scène 2

Personnages : Ariane, Colin, garagiste, employé municipal, journaliste féminine (dans le télé)

La journaliste s'installe sur son siège, faisant apparaître son buste à l'écran.

Journaliste — Me revoilà. Vous parliez de quoi ?

Ariane — Rien de folichon, malheureusement.

Journaliste — Ça discute philosophie, j'imagine ?

Garagiste — Exactement ! On aime bien aller au fond des choses durant nos ébats.

Journaliste — Vos débats ?

Garagiste — Non, non, nos ébats.

Employé municipal — On se demandait seulement où t'étais passée. C'est pas la grande foule, alors un seul être nous manque et tout l'écran est dépeuplé.

Journaliste — Merci, c'est gentil. C'est bien toi le plus sympa de la bande.

L'employé municipal rougit et ne sait plus où se mettre.

Ariane ouvre de grands yeux.

Journaliste — Je parlais des mecs, Ariane. Nous deux, c'est différent. Solidarité féminine oblige.

Ariane — Ah, j'ai eu peur.

Colin — Si seulement j'avais pensé à prendre ma console portable.

Ariane — Ton téléphone te suffit plus ?

Colin — Sans réseau, ça sert pas à grand-chose, tu sais.

Ariane — Ah bon, y a plus de réseaux ?

Ariane sort son téléphone, et constate qu'en effet il n'y a plus le moindre réseau.

Ariane — Ah ouais.

Colin — De toute façon, tu voudrais appeler qui ?

Journaliste — Quelqu'un veut bien aller me chercher du Champagne ? Je me suis lavé les mains, du coup j'ai trop froid aux doigts. L'eau est tellement glacée.

Colin — J'y vais, ça m'occupera.

Colin se lève et sort de scène.

Scène 3

Personnages : Ariane, garagiste, employé municipal, journaliste féminine (dans le télé)

Garagiste (haussant la voix en direction de Colin) — Rapporte aussi du combustible pour le chauffage, d'accord ?

Employé municipal — Dommage qu'on n'ait pas retrouvé aussi des fourrures ou des vêtements chauds en bon état. Ça caille de plus en plus. On se croirait en plein Arctique.

Journaliste — L'Antarctique, tu veux dire ? L'Arctique, c'est qu'un océan.

Employé municipal — Ouais, au pôle Nord… ou au Sud… bref, dans la glace.

Ariane — On trouve plus facilement de bonnes bouteilles que des fringues au fond des caves

Garagiste — Bah, ça dépend : une tournante sur une fille de riches, elle peut en oublier sa culotte ou ses talons hauts.

Journaliste — Ouais, mais c'est pas ça qui va nous tenir chaud !

Ariane — Je vous avais bien dit, au début, qu'il ne fallait pas brûler les couvertures ! Mais personne m'a écoutée !

Garagiste — C'est ce qu'on avait qui brûlait le mieux.

Employé municipal — La chair humaine, ça brûle bien aussi, tu sais…

Le garagiste attrape l'employé municipal par les épaules, et fait mine de le pousser vers le feu.

Employé municipal — Hé ! Non, lâche-moi ! C'était pour déconner !

Une main pose une bouteille de Champagne devant la journaliste dans le téléviseur.

La journaliste tourne la tête dans la direction d'où vient la main.

Journaliste — Ah ! Merci !

Garagiste — Cela dit, une petite culotte, ça peut échauffer les mecs. Au moins de manière localisée.

Journaliste — Faudrait voir à pas rester trop en dessous de la ceinture, on a des mineurs avec nous.

Ariane — Moi j'ai dix-huit ans depuis quatre mois, déjà, je compte pas comme mineure. Y a donc plus que mon frangin.

Employé Municipal — Ça fait vraiment une différence, maintenant ? Les circonstances sont quand même particulières. Et puis il doit pas en être très loin ?

Ariane — Quinze mois, à peine. Mais les garçons…

Garagiste (coupant Ariane) — Du moment qu'il est pubère, il va comprendre. Le reste n'est pas très important. Plus maintenant.

Le garagiste se tourne dans la direction où Colin est parti.

Garagiste — Il arrive, le puceau ?

Employé municipal — Trois hommes pour deux femmes, faudra bien partager un peu, si on veut contenter tout le monde.

Tout le monde se regarde.

Ariane — On pourrait remettre cette conversation à une autre fois, s'il vous plaît ?

Garagiste — On peut reporter encore une fois, oui, mais va y arriver un moment où on pourra plus reculer, sinon comment veux-tu que…

Scène 4

Personnages : Ariane, Colin, garagiste, employé municipal, journaliste féminine (dans le télé)

Colin revient, portant une vraie bouteille de champagne.

Le garagiste prend la bouteille et entreprend de la déboucher.

Garagiste (à Colin) — Il en reste combien ?

Colin — Deux ou trois. Après faudra passer au deuxième cru.

Garagiste — C'est vraiment la dèche !

Journaliste — Et côté nourriture ?

Ariane — Pour l'instant, on n'y a pas encore touché. On se nourrit exclusivement d'alcool.

Les godets se tendent dès que le bouchon saute.

Garagiste — Ça va, on commence à s'habituer, et on dit un peu moins de conneries quand on est bourré…

Employé municipal — Parle pour nous, parce que toi, t'en sors toujours à chaque fois que tu l'ouvres !

Garagiste — À chaque fois que j'ouvre une bouteille ? T'es content quand je te sers, pourtant.

Employé municipal — Ouais, aussi, parce que t'ouvres la bouche simultanément tellement t'es en manque.

Garagiste — Je suis pas en manque, c'est pour me réchauffer… et m'hydrater ! C'est important de s'hydrater, tu savais pas ? On risque de mourir, sinon.

Journaliste — Dans ce cas, tu vas tous nous enterrer, toi !

Garagiste — Pis quoi encore ? Je vais pas gaspiller mes calories pour vous enterrer, surtout qu'y a que du bitume ici, et qu'on n'a aucun marteau-piqueur.

Journaliste — Non, je voulais dire avec l'alcool…

Garagiste — Creuser avec l'alcool ?... Vous enterrer dans l'alcool ?... En vous embaumant, ça vous conserverait, comme ça je pourrais continuer à discuter avec vous. Ça serait mieux, au moins j'aurais toujours raison, et vous me couperez plus la parole.

Ariane — On devrait établir des quotas pour ceux qui sont déjà assez éméchés.

Garagiste — Tu parles pour moi ?

Journaliste — Bien sûr, pour qui d'autre ?

Garagiste — Ah, scusez-moi, alors.

Journaliste — C'est rien. On est les derniers survivants de la race humaine, alors on va pas s'entretuer, non plus. Faut qu'on donne une bonne image de notre espèce !

Colin — Une bonne image à qui ?

Tout le monde se regarde, et cherche dans les alentours, mais il n'y a personne d'autre.

Employé municipal — Y en a qui se souviennent comment tout ça a commencé ?

Journaliste — Euh… Oui, quand même : ça fait à peine une journée… Enfin disons plutôt une vingtaine d'heures, parce que les jours…

Ils regardent tous le ciel sombre.

Colin — Elles ont quand même poussé vite, nos barbes, en vingt heures…

Garagiste — Ta gueule, on se souvient comment tout ça a commencé.

Employé municipal — Même les filles, elles ont une longue barbe, personne trouve ça bizarre ?

Tout le monde — chut !

La scène est lentement plongée dans le noir.

Quelqu'un couvre le feu pour l'éteindre.

Les visages ne sont plus illuminés que par l'écran.

Employé municipal — Bon, qui c'est qui raconte ?

Garagiste — Personne, on a dit on se souvient. C'est intérieur.

Colin — Taisez-vous, j'arrive pas à réfléchir.

Garagiste — C'est pas plutôt à cause du champagne ? Les bulles te chatouillent les neurones, je les entends rigoler d'ici.

Ariane — Pour réfléchir, faut être un minimum équipé.

Journaliste — Bon, vous vous taisez ?

Bref silence.

Colin — J'ai peur dans le noir.

Garagiste — Va falloir t'y habituer. Et souviens-toi qu'ici, personne ne t'entend crier.

Employé municipal — Tu crois que c'est fait pour le rassurer ?

La scène se rallume.

Ils sont tous allongés sur le sol.

Garagiste — Ah, ouais, c'est court, quand même.

Colin — Va falloir faire vite pour s'endormir, la prochaine fois.

La scène est à nouveau plongée dans le noir.

Ariane — C'était pour vérifier que personne n'était venu se coller à moi. Maintenant, voilà comment tout a commencé.


Tableau 2


La scène représente le salon d'un appartement chic et classique.

Des cartons et valises sont ouverts un peu partout.

Les personnages sont tous agités, mais pas paniqués.

Scène 1

Rideau fermé, scène plongée dans le noir.

Voix off — Tout a commencé par une nuit sombre, le long d'une route solitaire de campagne, alors qu'il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva.

Bruit de zapping.

Présentateur — Si vous en trouvez un, n'hésitez pas à l'apporter au refuge local de la S.P.A., nos amies les bêtes vous en seront, bien évidemment, éternellement reconnaissantes.

Bruit de zapping.

Journaliste — Reconnaissant les faits, le suspect a aussitôt été placé en garde à vue, dans l'attente d'une inculpation imminente. Sans transition aucune, quelques nouvelles de notre cher maire bien aimé. Vous tous, habitants de notre belle commune de Carmazeil-sous-Yserdon, êtes certainement déjà au courant que suite à son élection comme député le week-end dernier, il doit annoncer sa démission du conseil municipal dans les heures qui viennent, nos élus n'étant dorénavant plus autorisés au cumul des mandats. Notre devoir de journaliste nous impose de vous informer que des bruits courent dans nos rues, évoquant que monsieur Renaud Michaud aurait eu une dérogation exceptionnelle lui permettant de conserver son ancien poste, du fait qu'il l'aurait eu avant son siège à l'assemblée. Nous vous tiendrons bien sûr au courant de l'évolution de ces rumeurs, en particulier s'il advenait qu'elles soient infirmées ou confirmées.

Bruit de zapping.

Journaliste — Les rumeurs qui traversent notre planète depuis hier, en fin de journée ont pris fin, nous venons de l'apprendre à l'instant. Après avoir envahi la toile – je parle du web, d'internet, les plus jeunes de nos téléspectateurs expliqueront aux plus âgés, parce que moi j'ai pas de temps à perdre avec des futilités, j'ai des choses graves et importantes à raconter – les ragots s'en sont pris à la sphère scientifique, qui s'est empressée de la vérifier. La triste nouvelle vient de tomber. Cela va peut-être rappeler quelques souvenirs aux plus anciens d'entre vous, quand Orson Wells a lancé son feuilleton radiophonique sur une invasion extra-terrestre, cependant c'était au millénaire dernier aussi les survivants de cette époque doivent être sourds à l'heure actuelle. Cette fois, il ne s'agit pas d'aliens belliqueux, mais l'issue dramatique est tout aussi réelle. En effet, c'est maintenant officiel : ce soir, c'est la fin du monde ! La Lune est bien en train de tomber sur la Terre, pour une cause qui reste encore inconnue. L'échéance est fixée à vingt-trois heures et quarante quatre minutes, à deux heures près. Nous ne manquerons pas de procéder au décompte, en votre compagnie, nous l'espérons. Les autorités nous demandent d'accompagner cette annonce de précautions : il est totalement inutile de céder à la panique. Cela ne changerait rien à l'événement fatidique, ne ferait qu'engorger les hôpitaux, et accaparer l'attention des forces de l'ordre qui ont déjà fort à faire en interne pour garder leur calme.

Bruit de zapping.

Journaliste — C'est le calme avant la tempête dans le milieu politique de notre région. Vous n'êtes pas sans ignorer que notre maire monsieur Renaud Michaud a été rattrapé par une affaire des plus embarrassantes au lendemain de son élection à l'Assemblée Nationale. En effet, et sans vouloir propager plus que nécessaire une sale histoire, je vais vous résumer les faits. Il semblerait, et j'utilise volontairement le conditionnel du subjonctif imparfait, que l'école maternelle qui a été construite sur d'anciens marais à la sortie de la ville se soit enfoncée d'un bon mètre cinquante dans le sol depuis la rentrée dernière. Notre maire s'est empressé de préciser que les enfants grandissent de plus en plus vite et que c'était sûrement la raison pour laquelle ils se cognent aux néons. Dès qu'un communiqué officiel sera présenté, ce qui ne saurait tarder, nous ne manquerons pas de vous en faire part sur cette même antenne. Cela dit, nous connaissons tous la bonne foi de notre élu, et ne doutons pas que cela vienne s'ajouter aux nombreuses casseroles que d'aucuns tentent de lui accrocher afin de le discréditer.

Scène 2

Personnages : Renaud, Margaud

Renaud porte un beau costume. Il classe des papiers et en range certains dans une petite mallette. Il jette les autres dans la cheminée éteinte.

Margaud entre sur scène.

Margaud — Renaud ?

Margaud s'approche de Renaud. Elle porte plusieurs casseroles dans les mains.

Renaud — Oui Marg… ooooh !

Renaud ouvre de grands yeux en voyant les casseroles.

Margaud — Faut qu'on prenne des casseroles, tu crois ?

Renaud — À cause de certains médias, j'en ai déjà pas mal. Donc je crois que ça devrait suffire, ça ne sera pas nécessaire d'en prendre plus.

Margaud — Ah bon, si tu en as déjà pris, alors, je vais remettre celles-là dans la cuisine. On va pas s'encombrer avec des choses inutiles. Le 4x4 a beau être grand, faut pas exagérer.

Renaud — Oui, concentre-toi sur l'essentiel.

Renaud réfléchit une seconde.

Renaud — Enfin, l'essentiel pour toi, c'est pas le même que pour les gens normaux, mais fais de ton mieux, ma biche, d'accord ?

Margaud — Plutôt que la cuisine, tu préfères que je m'occupe du maquillage ? Ou bien des produits de nettoyage ? Ah non, j'ai trouvé : la pharmacie ! Il va nous falloir une trousse à pharmacie bien fournie.

Renaud hausse les épaules.

Renaud — Oui, t'as qu'à faire ça. L'essentiel. Contente-toi de l'essentiel, d'accord ?

Margaud — Faut faire vite. On a jusqu'à quelle heure, au fait ?

Renaud regarde sa montre.

Renaud — Ah, merde ! Ça passe tellement vite, j'aurai jamais le temps de finir, moi !

Margaud — Il nous reste combien, chéri ?

Renaud — Un peu moins de deux heures.

Margaud plonge son regard dans le vide.

Margaud — J'ai du mal à réaliser qu'il nous reste si peu avant de tous mourir dans d'atroces souffrances. Enfin, nous on est privilégiés, on devrait pas trop souffrir. Mais quand je pense à tous ces pauvres, ces ouvriers, ces… Mon Dieu, j'aimerais pas être à leur place ! Se prendre la Lune sur le coin de la figure, ça doit être impressionnant, quand même !

Renaud s'arrête, et fixe Margaud avec de grands yeux.

Margaud — Tu crois qu'on aura un reportage au journal de vingt heures, demain ?

Renaud — Ils vont faire leur possible, mais faudrait pas trop y compter, à mon avis.

Margaud — Ah bon ? C'est tous des pauvres, à la télé ? Ils seront morts demain, eux aussi ?

Renaud — Pas tous, non. Il y a des patrons, dans le tas. Mais c'est pas eux qui savent faire marcher les machines, et on risque de plus avoir de postes de télé, surtout.

Margaud — Oh non ! Comment je vais regarder « Plus belle la vie », moi ?

Renaud — Il ne devrait plus y avoir beaucoup de nouveaux épisodes, de toute façon.

Margaud — Ah, c'est dommage, j'aimais bien, moi, surtout la petite brune, elle me rappelle moi quand j'étais jeune. Je me demande ce qu'ils vont bien pouvoir mettre à la place. Pas un de ces jeux débiles, j'espère !

Renaud — J'ai bien ma petite idée, mais je préfère te laisser la surprise.

Margaud — Tu connais des gens à la télé ? T'as un informateur ? Tu sais ce qui va arriver ?

Renaud lève les yeux vers le plafond.

Renaud — Oui, pas besoin d'être devin pour savoir ce qui va arriver. Je t'expliquerai plus tard, quand on aura le temps.

Margaud — Merci, chéri. Je sais que je peux toujours compter sur toi.

Renaud — Bien sûr, je fais tout pour ton bonheur, Margaud, tu sais bien.

Margaud jette un œil sur les différents dossiers étalés sur la table.

Margaud — « Pots de vin » ?... Ah, ça s'écrit comme ça ?

Renaud — Ben oui, tu pensais que ça s'écrivait comment ?

Margaud se touche le dessus de la main.

Margaud — Ben comme la peau, quoi… et comme un devin.

Renaud — Et ça voudrait dire quoi, « peau devin » ?

Margaud — J'en sais rien. Il y a bien de la peau sur le lait, quand on le cuit. Pourquoi ça serait pas pareil avec ceux qui devinent ?

Renaud — Soit. Mais quel serait le rapport avec les dessous de table ?

Margaud — J'en ai aucune idée. Il y a tellement d'expressions qui veulent rien dire, si je devais me poser la question à chaque fois…

Renaud — Des expressions comme quoi, par exemple ?

Margaud — Attends, laisse-moi réfléchir un moment… Il faut tuer la peau de vache…

Renaud — T'es un peu obsédée par les peaux, on dirait. Tu ferais mieux de retourner préparer tes crèmes, tu ne crois pas ?

Margaud — Quand le gros Pierre-papier-ciseau roule, c'est Jean qui le pousse…

Renaud — Ah oui, on part de loin, là.

Margaud — Le tort tue… Qui vole un œuf neuf risque d'énerver le bœuf de la poule qui n'a des dents que la semaine des quatre jeudis…

Renaud — Arrête ton massacre, ça veut rien dire du tout, ça !

Margaud — Ben oui, c'est exactement ce que je te disais : ça veut rien dire, les expressions. Alors ton histoire de peau… ou pot de vin, ça peut très bien être pareil. Et je me disais que c'était une drôle de coïncidence que ça soit vin à chaque fois.

Renaud — Tu voulais que ça soit quoi ? De la vodka ?

Margaud — Non, mais ça aurait pu être dix, ou trente. Je pensais que c'était le montant !

Renaud — T'as dû te prendre quelques montants de porte sur le coin du museau pour en arriver à ce stade.

Margaud reprend sa lecture des noms de dossiers.

Margaud — « Évasion fiscale », « Corruption », « Costumes offerts », « Meurtres », « Élections truquées », « Accords avec des groupes d'extrême droite »...

Margaud se tourne vers Renaud, les sourcils froncés.

Margaud — C'est quoi, cette histoire ?

Renaud — Hein ? Les accords ?

Renaud devient fébrile.

Renaud — Mais non, c'est rien, un truc qui a capoté.

Margaud — Non, je parle des costumes !

Renaud soupire de soulagement.

Margaud s'approche de Renaud, et l'observe avec attention.

Margaud — C'est une femme, avoue ? Qui c'est ? Je la connais ?

Renaud respire, puis s'adresse à Margaud avec un sourire manipulateur.

Renaud — Mais non, voyons, tu t'inquiètes pour rien. Une femme ne m'aurait jamais fait cadeau pour cinquante mille euros de costumes. Elle ne m'a offert que des strings et des… Elle ne m'AURAIT offert que des trucs sexuels, rien de voyant ni d'exorbitant. Voyons, tu ne me fais pas confiance ?

Margaud réfléchit un instant.

Margaud — À toi, si, mais c'est toutes les pétasses qui te tournent autour qui m'inquiètent. T'es beau gosse, t'as une position…

Margaud regarde Renaud qui se penche vers la cheminée.

Margaud — Enfin un poste qui attise les convoitises, c'est naturel que les hommes soient jaloux et te fassent des crasses, et que les femmes puissent être attirées et te désirer. Moi-même, si t'avais pas été… ce que tu es, je t'aurais même pas regardé.

Renaud — Tu sais bien que je ne te cache rien. Je suis blanc comme neige au soleil !

Margaud — Donc, tu dis que c'est un homme qui t'a donné des vêtements ?

Renaud — Euh… Oui… Tu sous-entends qu'il pourrait être… attiré par moi ?

Margaud — C'est ça ou alors les costumes sont piégés.

Renaud retire précipitamment la veste de costume qu'il porte et la jette à l'autre bout de la pièce.

Margaud pointe le pantalon du doigt avec un sourire.

Renaud ouvre de grands yeux, s'apprête à enlever son pantalon, puis se ravise.

Renaud — Non, il ne pourrait pas me faire ça… C'est un client !

Margaud — Ah, si c'est un client, alors tu risques rien.

Margaud ramasse la veste, l'époussette et la rend à Renaud.

Margaud — Ils n'en veulent pas aux cordons de ta bourse, c'est uniquement pour que tu leur fasses une petite pi… -rouette sur la facture. Une réduction, en somme.

Renaud enfile sa veste et reprend son tri de paperasse.

Renaud — Ça serait plutôt le contraire : je leur fais de fausses factures exorbitantes, ce qui leur permet de payer moins d'impôts.

Margaud — Pourquoi ça ? Nous aussi, quand on dépense notre argent dans les boutiques, ça nous fait payer moins d'impôts ? Pourquoi tu me l'as jamais dit ?

Renaud — Ça n'a rien à voir. Mon entreprise s'occupe de recycler les déchets industriels. Moins on pollue, et plus on bénéficie de réductions de charges. Mais ça marche pas pour les particuliers.

Margaud — C'est dommage. Faudra penser à voter ce genre de loi, maintenant que t'es député.

Renaud hausse les sourcils.

Renaud — Oui, on y pensera. Le jour où les particuliers auront à jeter autant de produits polluants ou de déchets non biodégradables, on en reparlera.

Margaud — Ah bon ? C'est pas déjà le cas ?

Renaud — Ben…

Renaud réfléchit.

Renaud — Si, dans un sens, mais moi je ne traite qu'avec les industriels de la région. Et bientôt de toute la France ! Peut-être même qu'un jour je pourrai également m'étendre à l'international, qui sait ? Ah, ben non, c'est vrai…

Renaud regarde le plafond.

Renaud — J'arrive pas à réaliser.

Margaud — Faut avoir de l'ambition, mon chéri ! Répète après moi « un jour je serai à l'international » !

Renaud — T'as pas des trucs à ranger, par hasard ?

Margaud — Ah, si ! On reprendra cette conversation plus tard, d'accord ?

Renaud — Oui, demain, ça te va ?

Margaud — D'accord. J'y vais.

Margaud se dirige vers la sortie, se retourne, et envoie un baiser à Renaud.

Renaud — On lui dira. Allez, dépêche-toi.

Margaud sort de scène.

Scène 3

Personnages : Renaud

Renaud soupire.

Renaud — Heureusement que je l'ai pas épousée pour sa vivacité d'esprit ! Elle est bien brave, Margaud, heureusement.

Le téléphone de Renaud sonne, avec la chanson « Le soleil a rendez-vous avec la Lune ».

Renaud sort son combiné de sa poche et décroche.

Renaud (au téléphone) — Oui allô ?... Ah, Sandrine ! Oui, moi aussi j'allais t'appeler tu…

Renaud s'assure que sa femme est bien partie et que personne d'autre ne l'entend.

Renaud est pris d'une frénésie.

Renaud (au téléphone) — Tu me manques ! Si tu savais à quel point j'ai envie de te jeter sur le lit, t'arracher tes vêtements et te prendre sauvagement comme un…

Renaud se calme.

Renaud (au téléphone) — Oui je viens de parler avec ma femme, mais pourquoi… ? Ah ça, c'est sûr qu'elle ne me fait plus beaucoup d'effet, qu'est-ce que tu vas imaginer ?... Ah, tu crois que je m'excite avec elle et qu'ensuite je viens te voir parce qu'elle refuse toute relation extravaginale ?... Mais où tu vas cherches des trucs pareils, toi ? T'as fait psycho, ou quoi ?... Ah non, mais t'écoutes les émissions de conseils sexuels à la radio… Ben j'espère qu'on captera rien du tout là où on va !

D'une main, Renaud prend tous les dossiers qui restent sur la table et les jettent dans la cheminée.

Renaud attend, puis cherche quelque chose sur le pourtour de la cheminée du bout de son doigt, comme un interrupteur.

Renaud (au téléphone) — Hein ? Attends, j'arrive pas à allumer la cheminée… Mais oui, j'ai envie de partir avec toi. Tu sais bien à quel point on s'emboit… on s'assemble bien, alors il faut nous rassembler ! Mais c'est délicat de gérer avec Margaud, j'ai pas encore trouvé le bon… Ah non ! Tu vas pas t'en mêler !...

Renaud regarde sa montre.

Renaud (au téléphone) — Oui, je sais qu'il reste peu de temps, mais laisse-moi faire, c'est compris ? De toute façon, il n'y aura pas la place pour elle et pour toi dans le 4x4… Oui, on fait comme ça : si jamais elle est assise à côté de moi quand on passe te chercher, t'auras le droit de la virer comme bon te semblera.

Renaud a une mine satisfaite.

Renaud (au téléphone) — Si ça peut m'enlever une épine du pied, ça me va. Sandrine ? Ne mets pas grand-chose dans ton sac, on risque d'être juste niveau place… Prends seulement ta combinaison noire, celle que j'aime bien. Sinon tu sais que je te préfère sans rien du tout, ma petite chatte sauvage. Grrrrr !... Oui, maîtresse… Oui, maîtresse… Oui, maîtr...

Scène 4

Personnages : Renaud, Colin

Colin entre sur scène.

Colin — Papa ?

Renaud sursaute et raccroche précipitamment.

Renaud — Colin ?... Euh… Je… J'étais avec la maîtresse de ta sœur, pour… pour la prévenir qu'Ariane n'ira plus à l'école à partir de demain.

Colin — Ariane ? T'es au courant qu'elle est dans le même lycée que moi et qu'elle passe son bac à la fin de l'année ?

Renaud range son téléphone dans sa poche.

Colin — T'oublieras pas de prévenir ma nounou, tant que tu y es ?

Renaud — Ah, oui, merci.

Colin brandit une console de jeu portable.

Colin — Je crois que je vais me limiter à emporter ma console portable.

Renaud — Oui, tu as raison, on a qu'un tout petit 4x4, faut voyager léger.

Colin — Mais non, c'est pas pour ça. Au début, j'avais emballé mon écran plat, mon vidéoprojecteur, mon matelas à eau de deux mètres de large et toute ma collection de jeux et de films, mais j'ai réfléchi !

Renaud — Très bien, mon fils. Au moins tu tiens pas ça de ta mère !

Colin — Maman ? Mais elle joue pas aux jeux vidéo, pourquoi tu dis ça ?

Renaud — J'ai peut-être parlé trop vite, finalement. Alors, à quoi tu as réfléchi ?

Colin — Ben on aura probablement pas beaucoup de courant, ni de multiprises, là où on va…

Renaud — C'est bien possible, oui. Voire pas de courant du tout.

Colin — C'est exactement ce que je me suis dit. Donc je prends juste la console portable, avec tout le stock de piles que j'ai trouvé. Mais tu crois que je prends le chargeur aussi ?

Renaud — Pour charger tes piles ?

Colin — Mais non, t'es bête. Pour économiser les piles, justement. Il est tout petit, et j'ai plein d'adaptateurs pour différents pays dans le monde. On va où, déjà ?

Renaud — Loin. Très loin.

Colin — Au cas où, je vais prendre du fil et quelques outils, comme ça je pourrais bricoler quelque chose si jamais ils ont des prises que j'ai pas.

Renaud — Ah, ça me fait plaisir !

Colin — Quoi ? Moi ?

Renaud — Oui. Voir que tu es débrouillard, que tu te laisses pas dépasser par les événements et que tu gardes la tête bien froide sur les épaules. Je suis fier de toi !

Colin penche la tête.

Colin — Alors maintenant que t'es sénateur…

Renaud — Député, seulement.

Colin — Ouais, enfin que t'es encore plus élu qu'avant, tu pourrais rien faire pour que je change de prénom ? M'appeler comme un poisson, c'est pas la meilleure idée que vous avez eue, avec maman.

Renaud — C'est une lubie à ta mère, ça. J'y suis pour rien. Et tu apprendras que, quand une femme a une idée en tête, c'est très difficile de la faire sortir… L'idée, pas la femme, bien sûr. Mais tu sais, c'est pas forcément plus facile à porter que le nom d'une marque de voitures.

Colin — Quoi ? Une marque de voitures ? De quoi tu parles ?

Renaud — Oui. Tu sais que je me prénomme Renaud, n'est-ce pas ?

Colin — Comme le chanteur ? Non, je savais pas. Mais moi, j'arrête pas de me faire traiter de poisson mal blanchi, de garçon « pas né », même si j'ai jamais compris, et encore, je te raconte pas les jours où on en a à la cantine !

Renaud — C'était comme ça que s'appelait ton grand-père maternel, il faut apprendre à en être fier, mon garçon.

Colin — Bon, ça va, j'ai compris : tes fonctions te permettent pas d'arranger ça. Inutile de tourner autour du pot de vin.

Renaud — T'es malheureux ? C'est ta copine qui t'a encore fait des misères avec ton prénom ?

Colin — Non, ça va. Elle est cool là-dessus, Clem.

Renaud — Clem ? C'est Clémentine, n'est-ce pas ?

Colin — Ouais, pourquoi ?

Renaud — Ça pourrait expliquer pourquoi elle est « cool » avec ton prénom.

Colin — Pourquoi ? Je comprends pas…

Renaud — Finalement, tu dois tenir pas mal de ta mère. Continue de préparer tes affaires, mon fils, faut qu'on parte bientôt, l'heure tourne !

Colin — Pourquoi on part, au fait ?

Renaud prend un air coupable et sérieux à la fois.

Renaud — Peut-être… peut-être que ton père n'a pas fait tout ce qu'il aurait pu, tout ce qu'il aurait dû, pour éviter « ça ». Alors je préfère prendre mes distances pendant qu'il est encore temps.

Colin — Tes « distances » ? T'as pas l'air au courant. Ils disent partout que c'est la fin du monde, tout à l'heure. Aucune distance sera suffisante. Nulle part on sera à l'abri !

Renaud — D'abord, qu'est-ce que tu en sais ?

Colin — T'as vu la taille de la Lune ? Déjà quand un petit caillou atteint la surface de la Terre, ça fait d'énormes cratères, alors là, c'est difficile à imaginer, mais les chances de survie sont proches du néant absolu pour toute forme de vie.

Renaud — La vie, justement, t'apprendra qu'il ne faut jamais dire jamais. Même si les chances sont infimes, elles existent.

Colin se prend la tête dans les mains.

Colin — Mais t'es inconscient, ma parole ? Ouvre les yeux. Regarde par la fenêtre. C'est la « Lune » !

Colin jette sa console de rage.

Colin — Je sais même pas pourquoi je prépare ma valise. C'est du temps perdu !

Colin marche d'un pas décidé vers la sortie, et s'arrête juste avant de sortir.

Colin — M'attends plus, j'irai nulle part avec toi. Je prends mon destin en main, à partir de maintenant !

Renaud — Comme tu veux, t'es grand, mon fils. Euh… Attends une seconde.

Colin — Quoi, encore ?

Renaud — Tu saurais pas comment on allume cette fichue cheminée ? Je trouve pas le bouton.

Colin — Faut demander à maman, c'est elle qui s'en occupe, d'habitude. Je crois qu'il y a pas de bouton, elle utilise des allumettes et du papier journal.

Renaud — Des allu-quoi ? Va falloir que je songe à faire installer un système un peu plus pratique. On n'est plus au temps de la guerre du feu pour jouer avec des allumettes ! J'ai pas envie de me brûler les doigts.

Renaud sourit à Colin.

Renaud — Merci, mon grand, tu peux y aller.

Colin sort de scène en claquant la porte.

Scène 5

Personnages : Renaud

Renaud s'assure que personne d'autre n'est présent, puis prend son téléphone et appelle Sandrine.

Renaud (au téléphone) — Allô, ma petite chatte ?... Oui, c'est moi… Non, qu'est-ce que tu vas imaginer, c'était mon fils ! Il est trop jeune et trop pur pour comprendre ce qui se passe entre nous… Ma fille ? J'en parle même pas. Je suis sûr qu'il ne lui viendrait jamais à l'idée que je puisse envisager regarder une autre femme que sa mère, si tant est qu'elle sache ce qu'est le sexe… Quoi ? On leur apprend ça à l'école, maintenant ?... Et on met des distributeurs de… dans les toilettes ?... Va falloir que je fasse une loi contre ça, maintenant que je suis… Ah, oui, c'est vrai, t'es pas plus âgée qu'elle, mais c'est pas une raison ! Déjà, t'as des… formes plus… voluptueuses, comme on dit. Et surtout, t'es pas ma fille, que je sache ! Enfin j'espère. C'est qui, ta mère, déjà ?... Non, je change pas de sujet. D'ailleurs, on parlait de quoi ?... Ah, oui…

Renaud se fait tout miel.

Renaud (au téléphone) — Ah, oui, ta combinaison noire. Je vais te l'arrach… Ah, non, j'ai pas intérêt, t'as raison, elle a coûté cher. Et puis, on n'a pas besoin de l'enlever, y a déjà des ouvertures… sauf si tu veux que je… Tu veux pas ? Pourtant, on l'a déjà fait une fois et t'avais plutôt bien apprécié… D'accord, comme tu veux, ma petite chatte. On attendra un peu, ça vaut mieux. Donc il va nous rester quoi, pour ce soir ?

Renaud affiche un large sourire.

Renaud (au téléphone) — Ah, oui ! Vas-y, continue… Non, non, arrête !... Hein ?... Mais si, ça me plait, tu rigoles ou quoi ? C'est juste que je veux tout garder pour toi… pour tout à l'heure. Tu sais qu'il me faut un certain temps pour… Enfin, tu sais, quoi… Pour récupérer mes moyens ! Faut que je te fasse un dessin ?

Scène 6

Personnages : Renaud, Ariane

Ariane entre sur scène.

Ariane — Ah, t'es là.

Renaud voit Ariane et devient instantanément fébrile.

Renaud (au téléphone) — Euh… Oui… un dessin… un schéma, faut qu'on fasse un schéma, ça sera tout de suite beaucoup plus clair pour expliquer le concept au service de reproduction… de production !

Renaud (chuchote à Ariane) — C'est le boulot, j'arrive.

Renaud (au téléphone) — Bon, très bien, je vous laisse. On se revoit demain à l'usine… Oui, très bien, je vous remercie, vous aussi.

Renaud raccroche et range son téléphone dans sa poche.

Renaud — Excuse-moi, Ariane, c'était l'usine, ils m'appellent n'importe quand. Voilà ce qui arrive quand on est indispensable.

Ariane n'est pas dupe et secoue la tête.

Ariane — Ouais, j'm'en fous. J'ai besoin de savoir où on va. C'est pour prendre des vêtements adaptés.

Renaud — J'en sais rien… On va aller tout droit, avec le 4x4, jusqu'à ce qu'on trouve un endroit où on pourra être à l'abri de…

Renaud ouvre les bras et englobe tout ce qu'il peut.

Renaud — Tout ça !

Ariane — Tout ça quoi ? Tes associés que t'arnaques depuis des années et qui t'en voudraient s'ils apprenaient tout ?

Renaud ouvre de grands yeux et secoue la tête.

Ariane — Ou bien tes clients que t'arnaques depuis des années et qui t'en voudraient s'ils apprenaient tout ?

Renaud hausse les épaules d'incompréhension.

Ariane — Ou alors tes électeurs que t'arnaques depuis des années et qui t'en voudraient s'ils apprenaient tout ?

Renaud agite ses mains devant sa fille.

Ariane — Ou encore ta femme que tu trompes depuis des années et qui te quitterait si elle apprenait tout ?

Renaud trépigne et s'assure que Margaud n'est pas dans la pièce.

Ariane — Ou, pour finir, tes enfants à qui tu mens depuis des années et qui t'en veulent depuis qu'ils savent tout ?

Renaud — D'abord, je ne vous mens pas, ça s'appelle de l'éducation ! Mais t'es encore un peu jeune pour comprendre. Et puis, à quels sujets je vous aurais menti ?

Ariane — Ah bon, tu veux des exemples ? OK, assieds-toi.

Ariane attend que Renaud s'assoie, mais il reste debout.

Ariane — Vous êtes les meilleurs parents du monde ; vous allez nous protéger et jamais nous quitter quoi qu'il arrive, d'ailleurs à l'époque j'avais pas compris la petite astérisque juste à côté ; le Père Noël, la petite souris et tout ce qui s'ensuit ; « faites des études, c'est bon pour votre avenir » ; « non t'auras pas de scooter ni de voiture, c'est trop dangereux et puis c'est plus à la mode » ; les filles naissent dans les roses, pour les garçons dans les choux c'est bien la vérité, j'ai déjà eu l'occasion de sentir leur odeur ; le sexe c'est sale et c'est pas bien, faut surtout pas le faire avant le mariage, et même après…

Ariane regarde Renaud bien en face.

Ariane — Je continue ?

Renaud — Non, non, c'est bon, j'ai compris. Mais sache que c'est pour ton bien que…

Ariane (coupant Renaud) — STOP ! C'est fini les mensonges, je suis plus dupe, t'as compris ? Pour mon bien ? Encore un mensonge !

Renaud — Mais non, c'est pas un mensonge, cette fois…

Ariane — Alors soit enfin honnête une fois dans ta vie : c'est quoi cette histoire de Lune ? Pourquoi on nous prévient si tard ? Qu'est-ce qui s'est passé dans l'espace ? Vas-y, balance, je veux tout savoir et je partirai pas d'ici avant !

Renaud est penaud, et fait les cent pas en réfléchissant.

Renaud — J'ai vraiment l'impression d'avoir une adulte en face de moi…

Ariane — C'est peut-être parce que c'est le cas ? J'ai bien grandi, en dix-huit ans, tu te souviens ?

Renaud — Elle est passée où, ma petite princesse ?

Ariane — Elle a disparu depuis longtemps. Je l'ai enterrée au fond du jardin, si profond que même le chien ne peut plus la sentir. Un chien qu'on a jamais eu pour des raisons futiles…

Renaud — Ça fait trois jours qu'on le sait.

Ariane reste sans voix.

Renaud — J'imagine qu'en haut lieu, ça fait encore plus. On nous a demandé de rien dire tant que ça serait pas annoncé officiellement dans les média. J'ai pas vraiment les détails, mais on nous a assuré que tout avait été tenté pour essayer d'enrayer la chute.

Ariane — C'est dû à quoi ?

Renaud — Là, j'en sais pas plus que toi. On a été nombreux à poser des questions, mais rien n'a été révélé, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les hypothèses, même les plus folles. Déjà, on était content d'avoir un minimum d'informations que la population ne pouvait même pas imaginer.

Ariane — Et tu nous en as pas parlé ? À nous ? On est ta famille, tes enfants, la chair de ta chère et tendre !

Renaud — Les ordres étaient clairs. Même à Sandrine, j'ai rien dit.

Ariane — Tu dis ça comme si tu lui racontais plus de choses qu'à nous ?

Renaud reste silencieux.

Ariane — Non, j'y crois pas !

Renaud — Tu verras, quand tu seras amoureuse. Tu comprendras, toi aussi.

Ariane — Papa ?

Renaud — Oui, ma fille ?

Ariane — Tu sais que j'ai déjà couché, quand même ?

Renaud — Oui, bien sûr. Tous les soirs, tu vas te coucher. Et pendant très longtemps, c'est moi-même qui m'occupais de venir te border !

Ariane — Non, non. Moi je fais allusion au sexe, me caresser le minou, me faire défoncer la chatte… avoir un orgasme !

Renaud est pensif, le regard plongé dans le vide.

Renaud — Ah, oui, ma petite chatte…

Renaud sursaute en réalisant son erreur.

Renaud — Hein ? Quoi ? Mais comme t'es devenue vulgaire, ma fille ! Ça, tu tiens pas de ta mère, elle est vraiment très fermée, à ce niveau-là.

Ariane — Au niveau du vocabulaire ?

Renaud — Oui, aussi, mais surtout niveau sexe. J'ai jamais rien pu lui faire d'autre qu'une banale missionnaire. Une vraie catho qui considère que ça sert juste à faire des enfants pour payer moins d'impôts. Pour ça, c'est sûr, elle est loin de la chanson.

Ariane — La chanson ?

Renaud — Tu connais pas le répertoire de Brassens ? Tu sais pas ce que tu perds… Mais… Qu'est-ce qui me prend de parler sexe avec toi ?

Ariane — Peut-être parce que j'ai dix-huit ans et que je suis une femme depuis déjà un bon moment ? Heureusement que maman a su m'expliquer un peu ce qui se passait le jour où j'ai eu mes premières règles, sinon je finirais aux urgences une fois par mois !

Renaud — Ah bon ? T'as déjà eu tes…

Ariane — On n'est plus aussi coincés du cul, aujourd'hui, « papa » ! On prend conscience des choses très tôt. On ne porte plus d'œillères. On affronte la vie en face, avec ce qu'elle a de bon et de moins bon. Tu sais quand même que ta « secrétaire » n'avait que dix-sept ans le jour où tu lui as fait passer son « entretien d'embouche » ?

Renaud — Embauche, on dit embauche, ma chérie.

Ariane — Non, non. Il paraît qu'elle en avait plein la bouche. Madame Coulomb vous a vus en faisant le ménage près de ton bureau…

Ariane allonge son cou, mimant quelqu'un qui observe quelque chose.

Renaud — Ah, oui, tu fais bien le cou long… Oh non, pas elle ! C'est une vraie commère ! Elle va le répéter à tout le monde !

Ariane — C'est fait depuis longtemps, figure-toi. Je crois bien que maman est la seule à pas être au courant, aujourd'hui, et encore, c'est seulement parce qu'elle refuse de l'entendre. Faut dire qu'en trois mois, la nouvelle a eu le temps de faire le tour de la ville un paquet de fois. En plus, elle s'en est vantée devant toute ma classe !

Ariane prend une posture exagérément efféminée ainsi qu'une voix grinçante.

Ariane — « Moi j'ai trouvé un boulot avant même d'avoir mon bac » !

Ariane reprend sa posture et sa voix normales.

Ariane — Je savais plus où me mettre, t'imagines la honte que ça m'a foutue ?

Renaud — Elle, par contre, je sais très bien où la mettre… Ah, pardon, ma chérie.

Renaud soupire de soulagement.

Renaud — Ouf ! Dieu merci, c'est toujours les premiers intéressés qui sont les derniers avertis. Mais tu lui dis rien, promis ?

Ariane — A qui ? Maman ? Tu crois vraiment que c'est important, maintenant ?

Renaud — Oui, faudrait pas qu'elle soit malheureuse, même pour deux heures.

Ariane — Moi je suis pas d'accord pour baisser les bras !

Renaud réfléchit.

Ariane — Non, y a rien de sexuel là-dedans, papa, voyons ! Je pense pas qu'à ça, moi, je suis une fille. Je parle de ce qui est prévu pour tout à l'heure. Il est hors de question d'attendre patiemment la mort sans rien tenter !

Renaud est inquiet.

Renaud — Et tu voudrais faire quoi ? Dire à tout le monde que j'étais au courant ?

Ariane — Non, t'inquiète pas. Mais tant que je serai pas sûre que c'est inévitable, je vais chercher.

Ariane se dirige vers la sortie, mais Renaud la retient.

Renaud — Tu… Tu vas où ?

Ariane — Je vais chercher.

Renaud — Oui, mais… où ça ?

Ariane — Je sais pas encore, je vais commencer par chercher où chercher.

Renaud — Comment tu vas t'y prendre pour chercher où chercher ?

Ariane — C'est bon, on n'a pas toute la nuit ! J'y vais.

Renaud — D'accord, Ariane, mais… part vite, hein !

Ariane regarde son père, attendant la suite.

Renaud — Oui, comme une fusée.

Ariane part en claquant la porte.

Scène 7

Personnages : Renaud

Renaud prend son téléphone et appelle Sandrine.

Renaud (au téléphone) — Allô, ma petite chatte ? Finalement, cette catastrophe, elle tombe plutôt bien, car ça risque de chauffer pour moi… Voilà. Du coup, on risque d'être que tous les deux dans le 4x4… Quoi ? Deux fois 4x4, ça fait combien ? J'en sais rien, moi !... Bon, tu peux prendre plusieurs valises si tu veux… Au pire, on jettera ma femme quelque part… Non, je dis pas de la descendre, juste de la déposer avec ou contre son gré… Oui, oui, on prendra le temps de s'arrêter dans un coin tranquille pour ça, juste au cas où on puisse pas éviter de mourir. Par contre, quand on va survivre, faudra pas m'en vouloir si Popol peut pas refaire la fête dans l'immédiat, c'est compris ?

  • Excellentissime ! décalé, décapant j'adoooore ! J'comprends maintenant que les Chevaliers du Fiel t'inspirent !! j'les adore aussi quand ils font Mr et Mme Lambert en croisière et à la montagne ! du coup j'vais lire la suite illico presto mais avant CHAPEAU A RAS DE TERRE Steph ! vraiment trop fort !! à tout de suite ! merciiii pour la bonne tranche de rigolade !!

    · Il y a environ 7 ans ·
    Epo avatar

    Christine Millot Conte

    • Content que ça plaise. Parfois j'ai l'impression de tomber dans le déjà vu, ou le niai, mais visiblement c'est pas le cas. Merci à toi.

      · Il y a environ 7 ans ·
      Portrait auteur

      Stéphane Rougeot

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