Cercle vicieux

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Cercle vicieux

Articulation

Lucas et Natacha Berger partent en vacances en Bretagne chez les grands-parents avec leurs enfants, Emma et Mathis. Après un repas dans un relais-routier, Natacha disparaît. Lucas et les enfants la cherchent en vain et alertent la police qui ne peut rien faire si tôt. Tous les trois se rendent chez les grands-parents. Le soir, Lucas reçoit un message sur le portable de sa femme. Une photo la représente attachée. Lucas compose le numéro : seul le cri de Natacha lui répond.

Lucas entend sa femme supplier de ne pas parler du message. Le lendemain, il doit composer avec le désir des autres de rappeler la police. En soirée, Lucas reçoit un message : « 1 heure du matin, dir. Nantes ». Il essaie d’identifier un homme sur une photo prise par Natacha la veille. Soudain, il se souvient.

Lucas a vu l’individu aux WC du relais-routier. Paranoïa ? Début de piste ? Il transfère les messages et les photos sur son ordinateur. A une heure du matin, Lucas prend la route indiquée par le ravisseur. Des messages lui signalent alors les directions à suivre jusqu’au parking d’un supermarché. Il marche ensuite pendant plus d’une heure. On l’assomme par derrière.

Lucas se réveille attaché par les bras, debout, les yeux bandés. Il entend des bruits de portes, de pas. On le frappe sans un mot. Lucas reconnaît la voix de Natacha et devine qu’ils sont dans deux pièces, communiquant entre elles. Natacha relate son enlèvement.

On traite Lucas et Natacha comme des animaux. Lucas interpelle son geôlier et reçoit un nouveau coup. Le kidnappeur repart en silence. Les époux cherchent une explication. Si c’était une agression gratuite ? Soudain, une musique assourdissante retentit, masquant les bruits.

On retire le bandeau de Lucas. Il observe le décor. Une pièce avec deux portes : l’une par laquelle entre son tortionnaire, l’autre donnant sur une salle où se trouve Natacha. Tournant le dos, l’homme découvre les yeux de Natacha. Il se retourne vers Lucas qui le reconnaît aussitôt.

Leur geôlier est l’homme de la photo mais il ne l’identifie pas malgré son visage brûlé et recouvert de cicatrices. La position de Lucas n’est plus tenable. Natacha supplie leur agresseur. Il l’aidera quand ils auront compris pourquoi ils sont là. Restés seuls, Natacha et Lucas ne trouvent pas d’explication. Une lumière vive éclaire alors la pièce.

L’homme a décidé de les aider et se soumet à leur examen. Il approche son visage de celui de Natacha et devient hystérique. Comment peuvent-ils l’avoir oublié quand lui a gardé à jamais le souvenir de leurs visages ? Il leur donne un indice : 1990.

L’homme allonge Lucas, toujours enchaîné. Il lui maintient la tête au sol et le force à boire de l’alcool. Natacha se souvient alors. En 1990, avec Lucas, ils avaient effectué ces mêmes gestes lors d’une soirée arrosée. La victime était un gars qu’ils ne connaissaient même pas. Cet homme se venge aujourd’hui. Après la soirée, il a eu un accident dont il garde des séquelles. Il a retrouvé leur trace grâce au site web professionnel de Natacha et préparé sa vengeance.

La police ouvre la porte du bunker. Les hommes qui entrent dans la pièce sont pétrifiés par l’horreur du spectacle.

Dix jours plus tard, Emma et Mathis se tiennent devant une tombe. Ils font le serment de se venger.

 

Episode 1

« Mais qu’est-ce qu’elle fait encore ? »

Lucas Berger consulta à nouveau sa montre. A côté de lui, ses deux enfants semblaient tout à fait hermétiques au sentiment d’impatience qui montait en lui. Emma lisait un de ses romans où il n’était question que de vampires, d’anges et d’histoires d’amour impossibles. Mathis, lui, était plongé dans son magazine scientifique, sans doute à l’affût d’une idée pour une prochaine expérience. En tant que professeur de français, Lucas était satisfait de voir lire ses enfants, même s’il aurait préféré que sa fille de quinze ans dévore du Victor Hugo plutôt que de la fantasy. Quant à Mathis, dix ans, il avait un an d’avance à l’école et avalait tous les  documentaires scientifiques qui lui tombaient sous la main. Pas de passion pour Victor Hugo en vue de ce côté-là non plus.

Ce n’était pas contre sa fille que Lucas pestait, mais contre sa femme, Natacha. Toute la famille était en route pour l’habituelle semaine en Bretagne chez les parents de Natacha. On s’était arrêté pour manger dans ce relais-routier. Lucas était parti régler l’addition et quand il était revenu pour donner le signal du départ, il n’avait trouvé que ses deux enfants, tranquillement installés à lire au milieu de l’agitation du coup de feu de midi. Natacha était allée aux toilettes.

« Emma, qu’est-ce que t’a dit ta mère en partant ? »

L’adolescente ne prit même pas la peine de lever les yeux de son roman. Elle marmonna :

« Un truc, genre « Garde mon sac ». »

Et effectivement, le sac de Natacha était sur la banquette à côté de sa fille. Lucas s’en saisit et fouilla à l’intérieur. Entre deux dépliants pour la toute nouvelle entreprise de coaching de sa femme qui lui firent lever les yeux au ciel, il mit la main sur son téléphone. Super. Aucun moyen de la contacter, donc. Et inversement.

Lucas s’installa au fond de son siège, les bras croisés, incapable de se concentrer assez pour lire. Natacha allait les mettre en retard et ils se retrouveraient coincés dans les embouteillages au moment d’atteindre le village breton de ses beaux-parents. La centaine de kilomètres restant allait prendre plus de temps que le reste du trajet. C’est après avoir remarqué une femme à la table voisine aller aux WC et en revenir que Lucas commença à s’inquiéter pour autre chose que la circulation.

« Emma, tu veux bien aller faire un tour du côté des toilettes des femmes pour voir si tu aperçois ta mère ? Mathis et moi, on va voir dans les WC pour hommes. »

En effet, Natacha dont la patience n’était pas la qualité première utilisait parfois les toilettes pour hommes dans les restaurants ou aires d’autoroute : la file d’attente y était habituellement beaucoup moins longue que chez les femmes. Lucas et son fils pénétrèrent donc dans les WC du relais routier. Deux clients s’y trouvaient. Ils parvinrent à ouvrir toutes les portes : Natacha n’était pas là. Mathis et son père ressortirent pour trouver Emma qui les attendait et qui fit un signe de tête négatif en réponse au regard interrogateur de son père.

« Elle nous attend peut-être à  la voiture ? » suggéra Mathis.

Lucas n’y croyait pas trop car, ne les voyant pas arriver, Natacha les aurait forcément rejoints à l’intérieur du relais routier. Mais par acquit de conscience, il fit signe aux enfants de le suivre.

La lumière extérieure était aussi éblouissante que la chaleur montant de l’asphalte du parking écrasante. Lucas, Emma et Mathis ne trouvèrent personne près de la voiture familiale. Personne non plus dans le reste du parking. Ni près du terrain aménagé avec des jeux d’enfants. De toute façon, que serait allée faire Natacha par là ?

« P’pa, on fait quoi maintenant ? »

Lucas sentait poindre l’angoisse dans la voix de Mathis. Emma ne disait rien mais avait définitivement lâché son livre et attendait la réponse de son père. Celui-ci sentait un nœud se former au creux de son estomac. Il avait un mauvais pressentiment. Très mauvais. Le même que la fois où le téléphone avait sonné et qu’il avait eu peur de décrocher. Cette fois-là, on le prévenait que son oncle, dont il était très proche, était mort.

« On retourne voir à l’intérieur. Il devrait y avoir moins de monde maintenant et ce sera plus facile de se retrouver. »

C’est un fait que Natacha n’avait pas le sens de l’orientation. Mais de là à ne pas retrouver leur table dans un relais-routier, il ne fallait tout de même pas exagérer. Et pourtant, Lucas laissait son espoir se porter sur des explications toutes plus improbables les unes que les autres. La petite famille retourna donc une fois de plus dans le restaurant. Bien sûr, il n’y avait nulle trace de Natacha.

Lucas s’approcha d’un des membres du personnel occupé à débarrasser les tables après le départ des clients.

« S’il vous plaît ? Excusez-moi, mais cela fait près d’une heure que l’on cherche ma femme. Châtain, cheveux courts, yeux verts, environ un mètre soixante-dix. Attendez, je dois avoir une photo dans mon portable. »

Lucas sortit son téléphone, fit rapidement défiler les photos et en montra une de Natacha.

« Est-ce que vous l’avez vue ?

- Non. Elle ne me dit rien. Mais vous savez, il y a tellement de monde qui passe…

- Aucun client ne vous a signalé une personne faisant un malaise ou autre chose sortant de l’ordinaire ? »

Lucas avait essayé de baisser la voix mais Emma et Mathis ne perdaient pas une miette de la conversation.

« Non plus, monsieur. Mais vous voulez peut-être que je demande à mes deux collègues ?

- Si ça ne vous dérange pas… »

L’employé entraîna donc Lucas et les enfants vers le comptoir. Personne n’avait vu ou entendu quoi que ce soit. Il faut dire que sur le temps de midi, seule l’explosion d’une bombe pouvait attirer l’attention du personnel.

« Et est-ce que vous auriez des caméras de sécurité ? Peut-être que je pourrais y reconnaître ma femme et savoir si elle est sortie ou non d’ici…

- Je suis désolé, monsieur. Mais, ici, nous ne sommes que de simples employés et aucun d’entre nous n’est habilité à visionner ces enregistrements. Je ne sais d’ailleurs même pas comment on procède. A mon avis, seule la police peut le faire. »

Police.

Ça y est. Le mot avait été lâché. Lucas remercia et retourna à la voiture avec ses enfants. Il se sentait totalement perdu, comme si le sol s’effondrait sous ses pieds. Il éprouvait une sorte de vertige et pourtant il ne pouvait pas se permettre de laisser paraître le moindre signe de faiblesse devant les enfants. Mais qu’allait-il bien pouvoir faire ?

De retour à la voiture, Lucas en ouvrit les portières pour faire sortit la chaleur. Accomplir les gestes du quotidien était l’une des choses à laquelle il devait tenter de se raccrocher. Mais Mathis interpréta mal le comportement de son père :

« Et, mais on ne part pas sans maman ? On l’attend, hein ? 

- Mais oui, mon grand. Bien sûr qu’on l’attend. Laisse-moi deux minutes, je réfléchis à la façon de la retrouver. D’accord ? »

Mathis acquiesça, rassuré, et s’assit dans la voiture, les pieds balançant à l’extérieur. Il avait repris sa revue. Quant à Emma, elle restait silencieuse. Beaucoup trop au goût de Lucas. L’adolescente s’appuya à la carrosserie brûlante, les bras croisés, des larmes perlant au coin des yeux. Elle attendait. Le retour de sa mère ? Une décision de son père ? Lucas respira un grand coup et prit les choses en main.

« Bon. Ecoutez-moi bien. On va réfléchir ensemble tous les trois. On va bien trouver une explication logique à tout ça. Est-ce que votre mère a dit ou fait quelque chose qui pourrait expliquer qu’elle ne soit pas revenue vers nous après s’être rendue aux WC ? Je ne sais pas. Est-ce qu’elle a reçu un coup de téléphone, par exemple, ou dit qu’elle ne se sentait pas bien ? Prenez votre temps avant de répondre. Repassez-vous la fin du repas en tête, après le moment où je me suis levé pour aller demander l’addition. »

Les deux enfants réfléchirent.

« Emma ?

- Non. Elle m’a juste dit de garder son sac à main parce qu’il était encombrant. C’est tout.

- Mathis ?

- Je me souviens pas. Je lisais. Tu sais bien comment c’est dans ce cas-là. J’écoute pas trop ce que vous racontez.

- Oui, je sais. C’est rien. C’est pas grave. Elle est partie aussitôt après moi, ou pas ?

- Oui, juste après, répondit Emma.

- Est-ce qu’elle aurait pu, par hasard, reconnaître quelqu’un et aller lui dire bonjour ?

- J’ai pas levé la tête de mon livre quand elle s’est levée. Et Mathis non plus.

- Voilà ce que l’on va faire. Emma, tu vas envoyer un texto à tes grands-parents. Tu leur dis juste qu’on sera chez eux plus tard que prévu. Pas la peine de les appeler. On risquerait de les affoler pour un rien. Et ils nous poseraient des questions auxquelles nous n’avons pas les réponses pour l’instant. Ensuite, on se donne encore une heure. Et alors, si votre mère ne s’est toujours pas manifestée, j’appelle la police.

- La police ? Pourquoi ? Ça veut dire que c’est grave ? Que maman est peut-être morte ? » Mathis était paniqué. Emma, de son côté, à deux doigts de craquer.

« Mais non, ne pense pas à des choses comme ça. J’appellerai la police par sécurité, d’accord. Mais ne vous inquiétez pas. Tout va bien se terminer. Je suis sûr que d’ici quelques minutes, Natacha va débouler et nous crier dessus en nous demandant où nous étions passés, et en nous reprochant de nous chercher depuis des heures. OK ? »

Les deux enfants opinèrent, guère plus convaincus que leur père par cette explication. Emma envoya le SMS à son grand-père. La réponse arriva aussitôt : « OK. On vous attend pour le goûter. Grand-mère a fait un gâteau. » Elle montra le texto à son père puis s’assit dans la voiture et ferma les yeux. Lucas avait mis la radio. Moins pour passer le temps que pour guetter la moindre information qui pourrait le renseigner sur ce qui était en train de leur arriver. Mathis demanda alors à son père de l’asseoir sur le toit de la voiture pour scruter le parking. Lucas s’installa de la même façon et chacun d’eux observait une partie du parking, à la recherche du chemisier rouge que portait Natacha ce jour-là. Ils ne pouvaient pas la manquer. Personne ne parlait.

L’heure était passée depuis un bon quart d’heure mais Lucas n’arrivait pas à se résoudre à passer ce coup de fil. Il avait passé l’heure précédente à redouter chaque minute qui s’écoulait et à espérer à la vue de chaque chevelure châtain qu’il apercevait. C’est Mathis qui le rappela à l’ordre.

« Papa ? Ça fait une heure.

- Oui, je sais, chéri. »

Lucas descendit du toit de la voiture, prit son portable et composa le dix-sept. Il expliqua alors au fonctionnaire au bout du fil qu’il n’avait plus de nouvelles de sa femme depuis plus de deux heures et qu’il voulait signaler sa disparition.

« Monsieur, pour un adulte, les procédures ne sont pas aussi rapides que pour un enfant. On ne parle de disparition inquiétante qu’au bout de quarante-huit heures d’absence. Vous comprenez bien qu’on ne peut pas lancer des recherches et mobiliser des hommes après si peu de temps.

- Mais enfin, tout ça n’est pas normal, dans son cas. Jamais elle ne ferait une chose pareille !

- Si vous saviez le nombre de personnes qui disent cela et dont le conjoint s’est volontairement volatilisé. On ne connaît jamais vraiment ceux avec qui l’on vit, croyez-en mon expérience.

- Ecoutez, on est sur la route des vacances. Sur le parking d’un relais-routier de l’autoroute A666. Pourquoi voulez-vous que ma femme nous quitte alors que l’on se rend chez ses parents qu’elle n’a pas vus depuis Noël dernier et avec qui elle est en très bons termes ?

- Avez-vous vérifié si sa valise était toujours dans le coffre ?

- Non, je n’y ai pas pensé parce que ça me paraît aberrant qu’elle nous laisse en plan comme cela. Attendez, je vérifie… Oui. Elle est là.

- Avez-vous des problèmes de couple ? Des disputes ?

- Comme tout le monde, mais pas au point de me quitter. Et surtout pas les enfants. Pas comme cela. Pas sans aucune explication. Ma femme est beaucoup plus sur les nerfs depuis qu’elle a lancé il y a dix mois son entreprise de coaching. Elle a juste besoin de repos. C’est tout.

- Bien, monsieur. Je prends note de votre appel. Recontactez-nous d’ici quarante-huit heures si votre épouse n’est pas reparue. Ou avant si vous avez de nouveaux éléments qui pourraient étayer la thèse d’une disparition inquiétante. Bon courage. »

Lucas resta quelques secondes à écouter la sonnerie que faisait la ligne téléphonique après que le policier eût raccroché. Que dire aux enfants ? Que la disparition de leur mère n’était pas assez dramatique pour que la police daigne s’en occuper ? Ah, si le policier avait pu voir l’angoisse qui rongeait leurs traits à tous les trois, peut-être aurait-il changé d’avis ? Lucas finit par se tourner vers ses enfants. Emma fut la première à parler.

« L’autoroute A666 ? C’est bien ce que tu as dit ? Mais 666, c’est le chiffre du diable, un chiffre qui porte malheur. C’est sûr, il est arrivé un truc grave à maman !!!

- Chut, calme-toi, ma puce, lui dit Lucas en entourant de ses bras sa fille en larmes.

- Peut-être que c’est une zone comme le triangle des Bermudes, tu sais papa, où des tas de trucs bizarres se passent, suggéra Mathis d’une petite voix.

- Mais non. Rien de tout ça, les enfants. Vous lisez trop de choses étranges. Il ne faut pas vous affoler comme ça. »

Si les enfants imaginaient l’intervention d’une force surnaturelle plutôt que le départ volontaire de leur mère, c’était bien qu’elle n’avait pas disparu de son plein gré. Ce qui n’était pas pour rassurer Lucas. Une fuite de Natacha, même s’il ne la comprenait pas, sous-entendait qu’elle allait bien et qu’elle maîtrisait ce qui lui arrivait. Toute autre hypothèse ouvrait devant eux un chapitre qu’il ne souhaitait vraiment pas lire.

La maison était silencieuse. Il était près de minuit. Chacun était dans sa chambre mais, Lucas en était persuadé, personne n’avait réussi à trouver le sommeil.

Lui et ses enfants avaient tout de même fini par quitter ce parking où ils n’avaient plus rien à attendre. Lucas avait réussi à persuader les enfants qu’en partant ils n’abandonnaient pas leur mère. Au contraire, si elle le pouvait, c’est forcément chez grand-père et grand-mère que Natacha se rendrait. Le trajet les séparant du village breton s’était fait en silence. Lucas n’avait pas osé remettre la radio. De temps en temps, on entendait un sanglot étouffé à l’arrière. Emma. Elle avait refusé de s’asseoir à l’avant de la voiture, aux côtés de son père. C’était la place de sa mère et pour elle sans doute le fait de s’y asseoir équivalait à rayer définitivement sa mère de leur vie. Elle s’imaginait sûrement que cela porterait malheur. Dans ce genre de situation, on s’accroche parfois à des broutilles.

L’arrivée n’avait pas été plus facile. Les grands-parents les attendaient sur le seuil de la maison, un sourire aux lèvres. Ils s’étaient avancés vers eux pour les aider à porter les bagages à l’intérieur. Leurs visages avaient laissé voir toute leur incompréhension quand ils avaient remarqué l’absence de leur fille.

« Mais, où est Natacha ? avait finalement demandé la grand-mère.

- Venez, il faut que je vous parle » avait répondu Lucas en les éloignant un peu des enfants.

Tout de suite, sa belle-mère avait pâli, s’était assise en murmurant « Mon bébé » et avait eu l’impression de suffoquer. Lucas fit monter les enfants dans leur chambre. Ils avaient déjà eu leur comptant d’émotions fortes pour la journée, sans assister en plus à l’écroulement de leur grand-mère. Voir l’inquiétude des adultes ne ferait que renforcer la leur. Quand Lucas redescendit après avoir rassuré Emma et Mathis et leur avoir demandé de défaire leurs valises, son beau-père l’attendait au pied de l’escalier.

« Comment va votre femme, Jean ?

- Mieux. Je lui ai donné un calmant et lui ai dit de s’allonger un peu dans le canapé. Vous pouvez me suivre dehors ? J’ai deux mots à vous dire et je ne voudrais pas qu’elle nous entende. »

Lucas suivit donc son beau-père pour une discussion seul à seul qui ne lui augurait rien de bon. L’homme était un sanguin, et la machine de tarda pas à s’emballer. Dès qu’ils furent dehors, ce ne furent qu’insultes et reproches. Et comment on pouvait laisser sa femme et ses enfants sans surveillance ? Par les temps qui couraient ? Et s’ils avaient pour une fois fait l’effort de préparer eux-mêmes leur pique-nique, rien ne serait arrivé ! Ils ne se seraient pas arrêtés dans ce maudit relais-routier ! Quelle inconscience de prendre de tels risques ! …Et la police qui ne voulait pas bouger son derrière ?... Lucas ne répondait rien, sans doute parce qu’il n’y avait rien à répondre. Il se contenta d’affronter l’orage en courbant les épaules. Chacun réagissait à sa manière. Son beau-père avait besoin de diriger sa rage et son impuissance contre quelqu’un. Et ce quelqu’un c’était lui.

L’atmosphère pendant le repas fut des plus lourdes. On avait sauté le goûter et le gâteau préparé. La grand-mère oserait-elle un jour faire de nouveau cette recette ? Tout dépendrait de l’issue de tout cela. Personne ne fit l’effort de parler. Personne ne tenta d’aborder des sujets plus légers pour entretenir un semblant de conversation. Tous contemplaient avec angoisse la chaise vide à côté de Lucas. Tous s’apprêtaient à bondir sur le téléphone à la moindre sonnerie. On n’avait pas allumé la télé, de peur de ne pas entendre un appel de Natacha.

Désormais, Lucas se trouvait seul dans la chambre qu’il partageait habituellement avec Natacha. Il n’avait pas pris la peine de défaire le grand lit vide. Il était inconcevable qu’il s’y couchât. Depuis plus de vingt ans qu’il connaissait Natacha, il n’avait jamais dormi seul dans cette chambre bretonne. Aussi n’avait-il pas non plus revêtu son pyjama. Leurs deux valises demeuraient fermées au pied du lit. Lucas y était assis. Il avait vidé sur la couette le contenu du sac de sa femme, à la recherche d’un indice, d’une piste, d’un début d’explications. Malgré l’angoisse, il ne put retenir un sourire quand il vit tout ce que Natacha parvenait à glisser dans son sac à main : outre les habituels porte-monnaie, portefeuille, chéquier, portable se trouvaient pêle-mêle les dépliants déjà aperçus pour sa boîte de coaching, une trousse de maquillage, une autre avec des médicaments, un peigne, un mini album-photos contenant des clichés de leurs vacances au ski de février dernier, une paire de bas, un livre, un crayon, une boîte de pastilles… Lucas avait consulté les appels émis et reçus depuis le téléphone portable de sa femme. Rien à signaler. Il regarda ensuite les photos qui s’y trouvaient. Natacha était une accro de l’objectif. La preuve ? La photographie la plus récente le montrait en train de conduire, quelques heures plus tôt. Il y en avait aussi plusieurs de leur arrêt matinal sur une aire de pique-nique. Elle les avait fait poser devant un tourniquet. Alors que Lucas observait cette dernière photo, il aperçut à l’arrière-plan un homme qui lui disait quelque chose. Il avait l’impression de devenir parano, mais il voulut en avoir le cœur net en zoomant. Peine perdue, la résolution des photos n’était pas assez bonne. Lucas en était là de ses réflexions quand le téléphone de Natacha émit un bip annonçant un message. Il le laissa tomber de ses mains, comme si le portable était devenu brûlant. Le cœur de Lucas battait la chamade. A partir du moment où il ouvrirait ce message, il saurait. Et il avait peur de la vérité. Mais cette  incertitude ne pouvait pas durer non plus. Il respira à fond deux fois et se saisit du portable. Numéro inconnu. Le message était une photographie. Lucas se mordit le poing pour ne pas crier : on y voyait Natacha attachée sur une chaise, les yeux bandés. Sans réfléchir, Lucas tenta de rappeler. On décrocha et ce qu’il entendit lui glaça encore davantage le sang. C’était un cri d’épouvante comme il n’en avait jamais entendu. Un cri de Natacha.

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