Un chasseur sachant chasser

Anabelle Boissard

Un chasseur sachant chasser...

1

Sur la route des vacances, un couple et leurs trois enfants s'arrêtent sur une aire de repos. Pendant que le père fait un somme, Lucie (la mère) disparaît. Les enfants n'ont rien vu, mais signalent qu'elle a parlé de sifflements étranges provenant du bois tout proche. Un couple ayant vu Lucie s'y engager, toute la famille suit ses traces. Le père trouve bientôt une de ses chaussures.

2

La famille cherche Lucie. Une conversation tendue avec ses enfants apprend au père que sa femme était très déprimée. Ils rencontrent un homme antipathique, armé d'une hache. Il prétend avoir vu passer une femme bizarre (un peu folle ?). Le père le trouve louche. Il est persuadé qu'il en sait plus.

3

Après avoir battu la campagne pendant deux heures, la famille, perdue, fait une pause. Le père a l'impression de connaître les lieux. La petite dernière croit apercevoir sa mère. Tous se précipitent. À leur retour, leurs affaires ont disparu. Ils se séparent quelques instants pour voir si quelqu'un rode. Enzo, le fils, disparaît à son tour.

4

Les trois rescapés partent à la recherche des deux disparus. Ils arrivent dans un champ où des taureaux les obligent à se réfugier dans un arbre pendant une heure. Les discussions sont toujours plus tendues et âpres entre le père et la fille aînée. Elle lui apprend que sa mère comptait s'émanciper, reprendre un travail. Quand ils quittent enfin le champ, ils retournent dans le bois et aperçoivent Enzo, immobile, une masse sombre à ses côtés.

5

Enzo va bien. La masse est un sac qu'il a trouvé, contenant divers objets que le père reconnaît. Il comprend tout : il connaît bien les lieux, il sait ce qui a attiré sa femme dans les bois. La situation le renvoie quinze ans plus tôt : il demande à ses enfants s'il peut leur raconter le début de son histoire avec leur mère.

6

15 ans plus tôt, Lucie et son futur mari, qui se connaissent à peine, sont victimes d'une farce organisée par les adolescents du village où ils sont en vacances. Entraînés dans une rocambolesque chasse au dahu, de nuit, au cours de laquelle on leur fait faire n'importe quoi, ils se perdent dans ces mêmes bois. Cette expérience les rapproche et donne naissance à leur histoire. La nuit tombe, le père propose à ses enfants d'improviser une nouvelle chasse au dahu.

7

Chasse au dahu loufoque : père et enfants passent un moment inoubliable, qui se termine cependant par une violente chute du père au fond d'un mystérieux trou.

8

Les enfants finissent par sortir leur père du piège à dahu. Après de nouvelles péripéties, la famille se réfugie dans une grange pour la nuit. La petite pleure son doudou perdu, mais finit par s'endormir. Bientôt, un bruit la réveille. Le doudou est revenu. Ravie, elle ne remarque pas qu'une ombre quitte la grange.

9

Au matin, le père se réveille seul. Il part à la recherche de ses enfants. Il finit par les retrouver. Ils prennent leur petit-déjeuner dans la ferme de l'homme rencontré la veille. Il dit avoir retrouvé leurs affaires volées. Il manque juste le portable de Lucie. Le père en compose le numéro à tout hasard. Lucie répond.

10

Lucie annonce qu'elle les attend sur l'aire de repos. Ce qui s'est passé est une mise en scène destinée à rapprocher son mari et leurs enfants et à relancer une vie de famille en pleine déliquescence. Toute la famille sort effectivement métamorphosée de cette expérience.

Épisode 1

Cette navrante histoire a commencé sur l'aire du Bois aux Trous, sur l'autoroute A666. Vous savez, cette aire où nous nous arrêtons tous les ans pour la pause-déjeuner : le resto grill n'est pas mauvais et les jeux pour enfants sont nombreux. Après déjeuner, je me connecte pour vérifier que je n'ai pas reçu de mail appelant une réponse urgente, puis je fais une sieste d'une heure dans la voiture. Pendant ce temps, Lucie emmène les trois monstres se défouler un peu plus loin. Nous repartons à 14 heures précises, prêts à affronter les cinq cents kilomètres de routes et de bouchons qui nous restent à parcourir avant d'arriver ici, pile poil pour l'apéro !

Oui, merci ! Je veux bien un verre. Ce rosé bien frais m'inspire la plus grande confiance. Et j'en ai bien besoin, après tous les coups que j'ai pris sur la tête, au propre comme au figuré, au cours des 36 dernières heures... Jusque là, pourtant, tout s'était passé à merveille. Nous avions bien roulé, les enfants avaient été pénibles bien sûr, mais dans la limite du supportable, les messages que j'avais reçus étaient sans grande importance et je dormais maintenant à poings fermés. Je faisais même un rêve délicieux. Je travaillais avec mon associé quand la sonnerie du téléphone nous interrompait. Je décrochais : un homme m'informait que nous avions gagné le concours de design de « Paris Grand Ouest », vous savez, le fameux appel d'offres dont je vous rebats les oreilles depuis des mois ! Vous imaginez ? J'apprenais que le plus grand centre commercial d'Europe serait mon œuvre, mon bébé, la vitrine de mon formidable talent ! Oubliées les nuits d'insomnie à chercher l'idée de génie, les week-ends enfermé dans mon bureau avec mon associé à peaufiner nos croquis et nos plans. À nous la notoriété, les prix, la fortune ! Nous avions travaillé comme des bêtes, mais nous allions bientôt devenir des Dieux ! Comment ça, j'exagère ? C'est le propre des rêves, non ? Je riais, je pleurais, j'exultais. Je tombais dans les bras de mon associé, nous sortions du frigo une des bouteilles de Champagne que nous gardons pour les grandes victoires et vidions la bouteille en un clin d’œil. Ivre de bonheur autant que de vin, je commençais à danser, nu sur la table à dessin (je vous jure !), lorsqu'un coup de klaxon phénoménal me réveilla en sursaut. En une fraction de seconde, je passai de l'extase à l'horreur : alors que je croyais encore sentir le goût du Champagne dans ma bouche et ses bulles éclater sur ma langue, j'ouvris les yeux et découvris Barbara, ma p'tite Barbie chérie, pétrifiée au milieu de la route, tandis qu'un semi-remorque freinait pour l'éviter. Croyez-moi, une chouquette de trois ans, 15 kilos quand elle est toute mouillée, c'est bien dérisoire face à un 38 tonnes !

Je bondis hors de ma voiture comme un fou. Je me cognai même violemment sur le linteau de la portière. Regardez la bosse que j'ai encore sur le sommet du crâne ! Quel œuf ! Quoique groggy, je me précipitai vers ma p'tite Barbie. Elle était en larmes. Je la pris dans mes bras en insultant copieusement le chauffeur qui ne se priva pas d'en faire autant en retour. Non, non, je ne répéterai pas les horreurs que nous nous échangeâmes, je n'en suis pas fier et ça n'apporterait rien à l'histoire.

Une fois l'adrénaline légèrement retombée, je me mis à pester : que faisait ma Barbie, seule au milieu de la route ? Que fichaient donc sa mère, censée la surveiller, et les deux aînés ? Je ne vis pas Lucie, mais j'aperçus rapidement Enzo et Amandine. Ils étaient à vingt mètres de nous, assis contre un tronc d'arbre. Ils n'avaient entendu ni le coup de klaxon, ni mes vociférations, ni les pleurs de leur sœur. Je vous laisse deviner ce qu'ils faisaient...Allez ! Lancez-vous... Gagné ! D'un autre côté, c'est facile à trouver, ils ne font que cela à longueur de journée si l'on ne les en empêche pas : Enzo était plongé dans sa game boy et Amandine tapait frénétiquement des textos sur son téléphone. Furieux, je les rejoignis :

- Vous ne pouviez pas surveiller votre sœur ?

Deux paires d'yeux indifférents se levèrent lentement vers moi :

- Suis pas sa mère, m'informa Amandine avant de replonger dans son message.

- Suis pas son père, renchérit Enzo, toujours ravi de pouvoir faire aussi bien que sa sœur aînée.

- Et où est votre mère ?

- Sais pas.

- Pas.

Cette conversation est typique de celles que je peux espérer avoir avec mes deux grands, et encore, les jours où ils sont particulièrement bavards. Elles ressemblent à leurs textos : des bribes de phrases, des débuts d'idées, des mots abrégés, à toi de compléter, de déchiffrer le sens caché.

Je tentai ma chance auprès de ma p'tite Barbie :

- Et toi, ma chérie, sais-tu où est maman ?

- Ze zouais, z'ai pas vu, ze veux mamaaaan !, me répondit-elle en se remettant à pleurer.

Sa réponse ne m'aidait pas, mais je ne pus m'empêcher de sourire : z'adore le zozotement de ma p'tite Barbie, ze fonds quand elle parle ainsi...

Une fois ma chouquette consolée, je regardai l'heure et trépignai d'impatience intérieurement. Que dis-tu ? Oui, j'admets, le mot « intérieurement » est de trop : je trépignais tout court, j'étais comme un gamin devant un paquet de bonbons qu'on lui refuse. Il était 13 h 55, j'enrageais de voir que nous allions prendre du retard sur notre horaire habituel de départ. Vous le savez, je suis un maniaque de la ponctualité, je déteste les contretemps, je déteste l'imprévu, je déteste ce qui échappe à mon contrôle. J'étais hors de moi. Qu'est-ce que ça aurait été si j'avais su ce qui m'attendait !...

Mais je ne suis malheureusement pas devin. Aussi essayai-je de prendre mon mal en patience. Lucie ne pouvait pas être bien loin : elle avait laissé son sac à main à côté des enfants, son « carnet de pensées » (vous savez, cette sorte de journal intime qu'elle griffonne à longueur de journée) gisait dans l'herbe, un stylo décapuchonné posé dessus, preuve qu'elle ne comptait pas s'absenter plus de quelques secondes (pour rien au monde elle ne donnerait l'opportunité à qui que ce soit de découvrir le fond de sa pensée... pour ne pas dire ses pensées sans fond !... Oui, pardon, je retire ces derniers mots).

Les deux grands avaient repris leurs activités stériles, la petite câlinait son doudou, je semblais le seul à me demander où leur mère avait bien pu aller se cacher. Au bout de quelques minutes passées à ronger mon frein, je décidai de faire le tour de l'aire de repos pour la débusquer. Je ramassai son sac à main, rangeai le carnet et le stylo puis je pris, disons plutôt j'arrachai la game boy des mains d'Enzo et le téléphone portable des mains d'Amandine. Ils me lancèrent de tels regards de tueurs psychopathes que je renonçai à me saisir du doudou de ma p'tite Barbie. Je me contentai de prendre ma chouquette dans les bras en annonçant :

- Debout tout le monde ! Nous allons chercher votre mère, je ne veux pas être en retard pour l'apéro !

Nous inspectâmes chaque m2 de l'aire de repos : les toilettes bien sûr, le restaurant, la boutique, l'aire de pique-nique, la zone réservée aux poids lourds... Je marchais en tête, ma p'tite Barbie cachant son visage dans mon cou comme elle aime tant le faire, les deux grands traînant les pieds cinq mètres derrière et s'échangeant de grandes envolées philosophiques sur la lourdeur affligeante des parents en général et des leurs en particulier, sur les injustices répétées que nous leur faisions subir, sur l'idiotie consternante dont il faut faire preuve pour chercher leur mère plutôt que d'attendre tranquillement à proximité de la voiture qu'elle revienne.

Nous errâmes pendant une bonne demi-heure. Lucie s'était volatilisée. Je me tournai finalement vers Enzo et Amandine :

- Êtes-vous certains que Maman ne vous a rien dit avant de s'éclipser ? Malgré vos occupations passionnantes, vos oreilles n'ont rien capté, votre cerveau n'a rien enregistré qui pourrait nous mettre sur la voie ? Il ne s'est rien passé d'étrange pendant que je dormais ?

Je reçus pour toute réponse un silence buté. Mais soudain, ma p'tite Barbie lâcha :

- Maman entendait les bruits dans la forêt.

- Que veux-tu dire ?

- Ze sais plus.

Enzo vint à son aide :

- Mouais. Maman n'arrêtait pas de nous parler de sifflements qu'elle était la seule à entendre et qui, soi-disant, venaient des bois, là-bas, derrière les barbelés.

- Que vous a-t-elle dit exactement ?

Amandine se lança :

- Elle nous a dit « percevoir un long sifflement aigu et douloureux, une plainte venue du fond des temps ». Je lui ai demandé ce qu'elle avait fumé pour sortir des conneries pareilles. Nous, nous n'entendions rien et nous nous en foutions. Mais elle, elle était excitée, grave ! Elle ne tenait plus en place. En même temps, elle semblait inquiète. Ça nous saoulait, nous l'avons laissée à ses délires. Je crois qu'elle a répété la même phrase trois ou quatre fois, mais je n'ai pas fait attention, un pote m'a appelée à ce moment-là...

Pendant quelques secondes, je tentai d'évaluer depuis combien d'années Amandine ne m'avait pas adressé autant de mots en si peu de temps. Depuis le début de sa crise d'adolescence, je pense, et rappelez-vous, elle fut terriblement précoce !

Mais ses propos éveillèrent aussi en moi un malaise, qui éclipsa le plaisir que j'aurais dû ressentir après cet exceptionnel échange avec ma jeune révoltée. J'étais certain d'avoir déjà entendu la phrase prononcée par Lucie, mais j'étais incapable de me souvenir quand et à quoi elle faisait référence. « Un long sifflement, aigu et douloureux ». Ces mots n'étaient pas anodins, ils avaient fait partie de ma vie, ils avaient eu leur importance à un moment de mon parcours. Je me creusais les méninges. En vain. J'avais la réponse sur le bout de la langue. La solution de l'énigme restait obstinément bloquée dans un coin de ma mémoire qui m'était inaccessible. Je réfléchis encore. L'effort était douloureux : mon œuf de pigeon me donnait un mal de tête épouvantable.

- Elle n'a rien dit d'autre ?, demandai-je finalement dans un soupir.

- Sais pas, grogna Amandine.

- Sais pas, confirma Enzo.

- Sais pas, conclut ma p'tite Barbie.

Je regardais le bois touffu qu'Enzo m'avait désigné quelques minutes plus tôt, protégé des intrusions par une clôture de barbelés. Elle avait dit que le sifflement venait de là. Près du grillage, une famille, assise sur l'herbe, terminait son pique-nique. Le père, un gaillard de deux mètres, et la mère, rondelette, discutaient avec animation ; deux jeunes garçons émiettaient leur part de gâteau pour les oiseaux. Je décidai de tenter ma chance. Je me dirigeai vers eux et fus surpris de sentir ma progéniture me suivre. Arrivé à la hauteur du couple, je m'excusai :

- Pardon de vous déranger, mais... euh... nous avons perdu ma femme.

Dieu que je me sentis stupide en disant cela. À cet instant, je détestais Lucie : j'allais passer pour un parfait imbécile.

- Les enfants pensent qu'elle pourrait être venue par ici. Avez-vous vu quelqu'un ?

L'homme ne put retenir un sourire amusé. Je m'apprêtai à tourner les talons, lorsque sa femme intervint :

- Une jeune femme est venue nous demander si nous n'entendions pas des bruits étranges en provenance du bois, derrière nous. Un sifflement... Comment disait-elle, déjà ?

- « Un long sifflement aigu et douloureux, une plainte venue du fond des temps », articulai-je difficilement, mort de honte.

La femme acquiesça :

- Exactement ! Ce sont précisément les mots qu'elle a employés !

Elle me parlait lentement, en articulant bien, comme si j'avais un QI de 12. Son sourire débordait de compassion pour la famille d'illuminés que, manifestement, nous formions.

- Nous lui avons expliqué que nous n'avions rien entendu. Elle semblait très déçue. Pas vrai, mon Bichou ?

Je vous jure qu'elle l'a appelé « mon Bichou », son géant de mari ! J'avais envie de m'enfuir à toutes jambes.

- Elle a beaucoup insisté... Vraiment beaucoup... Vous êtes certain que votre femme va bien ? Je dois avouer que nous avons eu un doute. Pas vrai mon Bichou ?

L'homme se voulut rassurant, mais son visage hilare montrait bien qu'il se foutait de moi :

- Oh, un très léger doute, soyez-en certain.

J'hésitai maintenant entre fuir et les assommer.

- Qu'a-t-elle fait ensuite ? Par où est-elle partie ?

- Elle a tenu à aller voir ce qui se passait dans le bois. Notez que nous avons essayé de l'en dissuader. Mais rien n'y a fait. Elle nous a dit que c'était très important, qu'elle attendait ce moment depuis des années. Elle a réussi à se glisser sous les barbelés et a disparu entre les arbres.

J'essayais de comprendre, mais mon mal de tête me brouillait l'esprit. Qu'est-ce qui avait pu motiver Lucie à quitter l'aire d'autoroute pour aller inspecter un bois inconnu. Cela ne lui ressemblait pas. Vous savez à quel point elle est trouillarde, c'est un sujet récurrent de rigolade entre nous. Et puis, elle couve sa progéniture comme des oisillons fraîchement sortis de leur coquille. Pour rien au monde elle n'aurait laissé ses enfants livrés à eux-mêmes pendant de longues minutes. En tout cas, je le pensais jusque-là. Visiblement, je me trompais.

Je remerciai rapidement le couple puis me dirigeai à grands pas vers la voiture. Les enfants m'observaient en silence, curieux de découvrir ma réaction à cette situation inédite. Croyez-moi, ce n'est pas facile de réfléchir avec un œuf qui vous irradie la tête et trois paires d'yeux inquisiteurs qui guettent le moindre de vos gestes, la moindre expression de votre visage.

Arrivé à la voiture, une idée me traversa l'esprit : visiblement, Lucie était en train d'écrire lorsqu'une force mystérieuse l'avait attirée dans les bois. Peut-être son « journal » me révélerait-il la clé de sa disparition ? Je fouillai son sac à main et ne pus réprimer une grimace en extirpant l'horrible cahier à la couverture fuchsia criblée de grosses fleurs orange. Quel mauvais goût ! Comment peut-on confier ses pensées les plus intimes à une chose si hideuse ?

Amandine réagit vivement :

- Tu ne comptes pas lire le journal de Maman ? Ce serait violer son intimité ! Quand elle le saura, elle te tuera !

- Elle me tuera si elle l'apprend. Mais je compte sur mes trois enfants chéris pour ne rien lui dire.

Je crois qu'Enzo murmura quelque chose comme « c'est un secret qui va te coûter cher », mais je n'y prêtai pas attention : je me plongeai dans la lecture des dernières pages. Pendant qu'Amandine et Enzo se concertaient pour décider s'ils exigeaient une augmentation immédiate de leur argent de poche ou un forfait illimité pour leur téléphone portable, j'entrepris de déchiffrer l'écriture minuscule et nerveuse de Lucie.

Les premiers paragraphes étaient une ode aux vacances : quel bonheur d'avoir le temps de prendre son temps, de pouvoir se consacrer à ceux que l'on aime, de retrouver la nature dont nous n'aurions jamais dû nous éloigner et bla bla bla et bla bla bla. Mon Dieu ! C'était consternant de mièvrerie. Je comprenais mieux pourquoi elle m'interdisait de lire sa prose : elle devait se douter que je la chambrerais jusqu'à la dégoûter d'approcher le moindre stylo ! Tu te trompes, je n'exagère pas du tout. Tu devrais plutôt me remercier d'avoir la délicatesse de vous résumer deux pages d'inepties en quelques mots !

Je lus le texte jusqu'au bout, en essayant de ne pas rire pour ne pas offusquer les enfants (et pour limiter le prix de leur silence). Le dernier paragraphe était écrit dans la même veine :

Lorsque nous avons une longue distance à parcourir, l'autoroute s'impose à nous. Rapide, confortable, elle nous permet de limiter les arrêts aux seules courtes pauses que nous nous accordons pour souffler. Le plus souvent en ligne droite, elle nous évite les détours, les méandres des petites routes. Visibles de loin, les virages ne sont jamais brusques. Les accidents sont rares. Bref c'est le chemin le plus sûr, le plus efficace, le plus rapide pour les gens pressés que nous sommes.

Mais nous oublions que la vitesse a un prix : notre voyage s'en trouve appauvri. Obligés de foncer, nous ne prenons pas le temps de savourer les paysages qui nous entourent, nous ne voyons pas vivre les gens des régions que nous traversons, nous n'apprenons rien sur les pays que nous effleurons. Les lignes droites ne réservent aucune surprise. Ce sont les bifurcations inattendues qui font la richesse des voyages.

Nos vies sont devenues des trajets sur l'autoroute. Il faut aller vite, toujours plus vite, s'arrêter le moins possible, privilégier les lignes droites. Nous n'avons plus un regard pour ce qui nous entoure. À regarder loin devant, nos proches deviennent des étrangers. Mais qu'importe, puisque l'on va vite et loin. Le pire, c'est que nous nous imaginons qu'il n'y aura pas de prix à payer pour cette vitesse excessive. Quelle erreur ! Plus on va vite, plus lourde sera la facture...

Quand je relevais la tête, mes deux grands me dévisageaient :

- Alors ?

- Alors, le jour où vous aurez des dissertations de philo à rédiger, ne demandez pas à votre mère de vous aider !

- T'es vraiment lourd. As-tu trouvé quelque chose qui nous dise où est Maman ?

- Non. À moins qu'elle n'ait décidé de faire les 500 derniers kilomètres à pied pour prendre le temps de profiter du paysage.

- Qu'est-ce qu'on fait ?

- Nous allons la chercher, indiquai-je. Avec son sens de l'orientation, elle est capable de s'être perdue.

Cette hypothèse fit fondre en larmes ma p'tite Barbie.

- Ze veux pas Maman perduuue...

- Ne t'inquiète pas. Le bois ne doit pas être bien grand. Nous allons la retrouver très vite.

- TU vas la retrouver, s'exclama Amandine. Moi, j'ai des textos à envoyer, je t'attends dans la voiture.

Elle tendit la main pour que je lui rende son portable, mais je l'ignorai.

- Je reste avec Amandine. J'ai passé l'âge des promenades en forêt, renchérit Enzo.

- Ne rêvez pas, les deux affreux. Je ne vais pas prendre le risque d'avoir à vous courir après, une fois que j'aurai retrouvé votre philosophe de mère. Nous restons groupés. Autrement dit, promenade dans les bois pour tout le monde ! Tu as raison, Enzo, cela fait trop longtemps que nous ne nous sommes pas promenés ensemble.

- J'ai pas dit ça !

- Éxécution ! En route, mauvaises troupes !

Je récupérai dans la voiture mon ordinateur portable et quelques objets de valeur, puis nous gagnâmes la clôture en barbelés. Les deux grands me traitaient de noms d'oiseaux que je ne connaissais pas toujours, ma p'tite Barbie s'accrochait à mon cou à me faire mal, l'ordinateur et le sac de Lucie m'encombraient. Je fus soudain saisi d'une violente bouffée de nostalgie : je me vis chez moi, assis à mon bureau, travaillant sur un nouvel appel d'offre. PEINARD ! Que n'aurais-je pas donné à cet instant pour pouvoir plonger dans le monde tranquille et silencieux de mes créations ! Elles, je les maîtrise. Elles ne disent pas de grossièretés, ne râlent pas, ne me regardent pas de haut, ne me prennent pas pour un bouffon. Elles ne se perdent pas dans les bois non plus...

Enzo me tira de ma rêverie :

- Bon, alors, on y va ?

J'aidai les enfants à se faufiler sous les barbelés. Lorsque ce fut mon tour, personne ne daigna me donner un coup de main. Je réalisai à quel point la terre était basse ! Je dus ramper en rentrant mon ventre, me maudissant d'avoir pris un peu d'estomac cet hiver. Je m'empêtrai dans mes affaires et m'éraflai le bras. Quelle journée !

Une fois de l'autre côté, je devinai la direction suivie par Lucie : les ronces rendaient le bois difficilement pénétrable, sauf à un endroit où elles semblaient avoir été couchées et piétinées, créant un vague chemin. Des sangliers avaient dû passer par là. Lorsque nous nous enfonçâmes sous les arbres, Amandine et Enzo se mirent à crier :

- Maman !

Au bout d'une centaine de mètres, je finis par joindre ma voix à leurs appels :

- Lucie... Lu...

La fin de son prénom resta coincée dans ma gorge. Je m'arrêtai net.

- Tu la vois ?, s'enquit Enzo.

- Pas elle, non, répondis-je d'une voix de castra que je ne reconnus pas.

Devant moi gisait l'une de ses chaussures. À côté, les feuilles étaient bizarrement tachetées. On aurait juré qu'elles étaient éclaboussées de sang.

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