Certaines femmes préfèrent l’oubli à la fidélité

hectorvugo

Sa chambre donne sur le jardin. Quand il se réveille. Il appuie sur le bouton d'appel. C'est un rituel. Il sait que j'arrive dans la seconde.  D'un signe il me demande d'ouvrir les volets, d'un autre signe, il exige que je l'installe sur son fauteuil.  Je le pousse jusqu'à la fenêtre. Qu'importe s'il est en pyjama, pieds nus, Alfred veut voir le jour se lever.

C'est son dernier plaisir.

Ses yeux jouissent d'un spectacle simple, celui de l'aurore.

Il ne s'en lasse pas.

Même si les aubes se ressemblent.

Je le laisse  5 minutes.

Je me mets en retrait.

Alfred est devenu l'ombre de ce patient à qui on donnait l'espoir de s'en sortir quand, juste, après son hospitalisation pour avc, il s'était installé aux « tilleuls » en convalescence.

A l'époque, il parlait, se déplaçait sans mal. On mettait en doute ce qu'il avait traversé, cet accident vasculaire, ces jours de coma et ce retour à la vie dans une facilité déconcertante.

Aujourd'hui il a tout perdu : le langage, la motricité. Seules ses mains et son regard assurent ce lien avec le monde.

Sait-il que son corps ne répond presque plus à ce qu'il lui demande ? Sait-il que du lundi au vendredi, je le lave, je l'habille ?

Oui et non. Il sait mais il n'analyse plus. Il n'est plus conscient de lui-même. Alfred est ailleurs.

Où est donc passé l'homme grand, svelte, aux yeux bleus et aux cheveux poivre et sel ? Dans les souvenirs de ses rares visiteurs. Les miens aussi. Ceux de ma jeunesse.

On se connait depuis longtemps avec Alfred. Depuis sa vie d'avant.

Toute la journée Il est assis sur son fauteuil, le regard ailleurs, perdu dans une béatitude dont on ne sait si elle est le fruit de son état ou l'expression d'un bonheur rond et plein.

Quand je le croise, il soulève sa main. Ce geste est toujours accompagné d'un sourire satisfait.  Alfred ne s'exprime que par des signes répétitifs, lesquels s'interprètent de diverses manières ; si vous le rencontrez pour la première fois, vous les recevez comme une marque de politesse, si vous l'avez déjà vu,  vous vous abandonnez à l'idée malheureuse que ses signes ne sont qu'un réflexe.

Je me dis : « pourvu qu'il n'ait pas d'éclairs de lucidité ».

Vivre ici n'est pas une vie pour l'homme qu'il a été.

 

 

 

Du temps de sa splendeur, Alfred K respirait le double air de l'autorité et de la tranquillité. Il se posait là, en patriarche, fort de son savoir encyclopédique et rigide à la fois.

On n'osait pas le contredire. On acceptait ses commentaires. On ne remettait jamais en cause ses décisions.

Il était le monarque absolu de cette famille de province, une qui aurait très bien pu servir de cobaye pour un roman de Mauriac ; bourgeoise et engoncée dans une veste doublée par la peau d'une éducation catholique et le vernis tenace de l'image officielle qu'elle se devait d'afficher en toute circonstance.

Je le vis pour la première fois, un  après-midi d'automne, dans une garden party ou le tout Gonssac se rendait.

J'y étais là par hasard. Parce que ma petite amie connaissait Sophie la fille d'Alfred,  Tout le monde fantasmait sur Sophie, parce qu'elle était inaccessible. Physiquement d'abord. Trop grande, trop brune, trop belle, une sorte d'Ava Gardner.

Elle était entourée de jeunes gens propres sur eux, arrivistes juste assez mais pas trop, d'une politesse parfois excessive cachant un début de mépris. Bref des têtes à claques que je fréquentais par obligation scolaire.

J'étais soulagé que l'on regarde plus Sophie qu'Edith ma girl friend. J'aimais l'idée de la garder pour moi et de profiter de son charme particulier en exclusivité. Je commençais mon histoire avec ce petit bout de femme qui ne ressemblait à la môme Piaf.

J'étais avec elle dans cette villa et l'on parlait avec Sophie et les autres. J'entrais dans le cercle par la pointe de pieds, éludant les questions sur mes origines sociales. Il aurait été dangereux d'avouer d'où je venais. J'étais une pièce rapportée dans ce monde-là, un intrus dont les parents venaient de faire fortune  par la force des bras.

Pas comme ces hommes et ces femmes. Ces héritiers, très à cheval sur les conventions.

Avec Edith, on se frôlait. On s'approchait.

Nous nous sentions à part dans cette foule. On nous regardait comme on observe des bêtes curieuses, des animaux. On se tenait la main du bout des doigts, presque malgré nous, parce que le besoin de se toucher s'avérait indispensable à la vérification de nos sentiments. Qu'avions nous fait là ? Ce simple geste, si peu érotique fût-il, entraîna le courroux du père de Sophie.

Alfred K nous jeta dehors sans ménagement avec en prime une interdiction de séjour chez lui.

A quoi bon, nous n'allions pas revenir de sitôt.

 

 

Que son visage a changé depuis ce jour-là ! L'Alfred que je vois aujourd'hui est un autre. Absent de lui-même, si peu présent aux autres, un idiot du village à qui l'on transmet de la tendresse quand ses yeux en réclament.

Se souvient-il de sa réticence à montrer des sentiments en public ? Cette réticence de jadis qui faisait dire de lui qu'il était un iceberg dont on s'étonnait qu'il fût capable d'avoir une fille.

Les doutes s'évaporaient vite à la vision de Sophie. Elle lui ressemblait tant dans cette assurance, cette supériorité douce par moments, dure à d'autres. Le portrait craché de son père. De sa mère, elle avait hérité une beauté plastique ravageuse.  La pauvre n'avait rien pour échouer.

A présent, je me dis qu'elle n'a aucun mérite à être heureuse.

L'ai-je déjà aperçu au chevet de son père ? Non. Elle ignore qu'il réside dans cette maison de retraite et de convalescence. Elle  croit Alfred ailleurs, en mer sur un voilier. « Il lui faudra deux ans pour faire le tour du monde » ajouta-t-elle un rire crispé lors de sa dernière conversation sur Skype avec Edith. C'était il y a 3 mois. Sophie vit à Londres avec un trader. Elle rêve d'avoir des enfants de lui s'il en a le temps. Si non elle le virera et se fera inséminer par un inconnu. Aucun obstacle ne résistera à son ambition d'être mère.

Pas de sentiments. C'est très symptomatique de la famille K. On fonce et on n'évalue jamais les dégâts.

Les dégâts…. Parlons-en. Il suffit d'observer Alfred pour en juger l'étendue. Certes l'electro encéphalogramme n'est pas plat, l'homme entend et comprend ce qu'on lui dit. Mais il incapable d'élaborer une réponse construite. Adieu le triptyque sujet verbe complément. La poutre du langage a foutu le camp, elle laisse place à un corps, le sien, unique complément d'objet direct d'un fauteuil roulant.

Mon regard bienveillant  suit Alfred tous les jours. Mes yeux mentent dans cette rage à ne rien laisser paraître de triste et de dégradant.

Sourire presque complice quand on se croise.

Je triche. J'ai honte. C'est un réflexe professionnel, je ne peux pas faire autrement.

Avec le temps j'ai domestiqué ce métier au point de l'aimer vraiment. Je suis infirmier. Je côtoie la misère du monde, la plus crasse, les bas-fonds, ceux que nous connaîtrons un jour si notre corps nous lâche. Le retour à la dépendance se paie cash, en monnaies de pitié.

Je ne fais jamais la publicité de mon métier. Comment le pourrais-je ? On ne peut pas promouvoir une activité pareille.

Quand on cherche à savoir de quoi je vis, je brode, j'invente. J'emprunte des termes généraux pour noyer le poisson. Je dis : « je travaille dans la santé ».

C'est si vague que mes interlocuteurs ne vont pas plus loin.

J'en vois peu. Parce que je ne suis pas un adepte des dîners en ville. Je n'ai pas le temps, pas l'énergie.

Pas l'énergie ?

Sauf pour Edith. Je ne peux rien lui refuser.

C'est une chose bien étrange que l'existence. Je veux dire la nôtre. Elle radote. Elle fait des allers retours.

Parce que l'amour, parce que l'amitié nous obligent à repasser dans des endroits où l'histoire bégaye.

On n'y croise des têtes déjà vues, des têtes plus vieilles, enkystées par le désenchantement, la mélancolie, voir la déception.

Avec Edith, nous revînmes il y a un an, dans cette maison ou nous fûmes interdits de séjour. Nous appréhendions ce retour sur les lieux du crime. Quid de la réaction d'Alfred ? Etait-il prêt à nous pardonner ?

Nous voulions nous tenir la main en entrant. Nous en avions le droit, nous étions mariés. J'imaginais déjà la tête d'Alfred. Je m'en faisais une joie

Petite déception, j'eus droit à la tête de Sophie. Elle nous ouvrit la porte. Son père était absent pour un motif dont j'ignorais encore la cause.

Derrière Sophie, il y avait sa mère. Je la reconnus par son regard, la seule chose qui n'avait pas changé chez elle. Car pour le reste no comment. On ne s'étend sur les multiples marques de la vieillesse. Le visage boursouflé, le corps épais. Et cette démarche à contretemps, terrible.

Dehors c'était presque l'hiver. Un hiver avant l'heure, un temps de fin novembre, le ciel bas, humide, inhospitalier pour la lumière du jour. Curieux contraste avec l'ambiance à l'intérieur de la maison. Nous étions heureux, surpris aussi.

Le retour de Sophie sur Gonssac pour Halloween avait été le prétexte de nous voir tous ensembles. Elle avait monté le coup avec Edith. « Je ne suis pas très restau à l'extérieur, faisons ça chez ma mère ». L'idée était partie de là.

Embrassades dans le hall d'entrée. Les retrouvailles furent méditerranéennes, tactiles, à  mille lieues des codes de cette famille K. Jadis froides, voilà que la mère de Sophie et Sophie se laissaient palper. Nous avions besoin de nous toucher, de regarder nos visages, de nous dire des choses agréables. C'était la première fois que la mère de Sophie me tutoyait. Ce « tu peux m'appeler Séverine depuis le temps. » m'ébranla. D'ailleurs je lui répondis en la vouvoyant : « c'est vous qui voyez ». Et elle de rebondir en ricanant : « cesse ce vous pauvre imbécile ». Dialogue entre vieux amis à égalité, c'était nouveau pour moi. Très déstabilisant. Séverine me prenait simplement pour un adulte.

Durant le repas Sophie monopolisa la parole avec son travail, le loyer de son appartement à Londres hors de prix, ses loisirs trop peu nombreux à son goût, sa rupture avec un danseur pakistanais, son inscription dans la foulée sur un site de rencontres où elle avait déjà, je la cite, « pêcho » un trader de dix ans son cadet.

Et nous là-dedans avions nous droit au chapitre ? Si peu. Seulement pour interrompre Sophie avec des « ah bon », «  c'est pas croyable », « pas possible », que des virgules sur lesquelles, elle  avait rebondi pour parler encore.  Elle n'avait pas touché à son assiette de blanquette de veau. Moi j'en réclamais une seconde.

-          Séverine coupa la parole à sa fille et souligna ma gourmandise : je ne savais que tu étais très blanquette de veau

-          Quand c'est bon, je mange de tout. Et comme c'est bon….

-          J'en suis ravie. Et toi Sophie, ma chérie, tu n'as pas faim. ? Tu n'as touché à ton assiette

-          Si j'ai faim mais je parle trop.

-          Edith s'immisçant enfin dans la conversation : c'est ton principal défaut

-          Nous avons pu le vérifier. On a entendu que toi ma chérie ajouta Séverine

-          Bon d'accord je me tais et je déguste cette blanquette. Elle ferma les yeux de satisfaction et dit : A Londres, une blanquette pareille c'est introuvable. Pas qu'à Londres du reste.  Aux Marquises aussi. Tu savais maman que Papa était aux Marquises ?

-          Non. J'ai très peu de nouvelles de ton père

-          Moi surpris : Ah bon vous vous êtes séparé d'Alfred ?

-          Sophie ironique : oui Lilian, ils font un break comme disent les jeunes

-          Si on parlait d'autre chose s'agaça Séverine

-          Ok. Sophie avala une bouchée et reprit : papa est aux marquises. Il fait escale aux marquises pour une semaine, vous vous rendez compte.

Silence gêné. Nous regardions Sophie. Elle avait des étoiles dans les yeux. C'était touchant. Elle redevenait humaine, fragile. Si loin de cette femme frigorifiée et chirurgicale qui racontait sa vie comme on expose un plan de carrière.

 

-          Vous ne croyez pas ! C'est ça ! Sophie sortit son portable. Vous pensez que je suis une mytho. Regardez ce sms. Elle nous montra son téléphone.

-          Séverine agacée : je doute que ta correspondance puisse intéresser Edith et Lilian.

-          Edith pour dédramatiser : c'est drôle. C'est une sorte de journal de bord que t'envoie ton père.

-          Disons plutôt une carte postale sans la photo rectifia Sophie

-          Moi gaffant : Ton père aurait pu t'envoyer un petit cliché.

-          Papa et les objets technologiques ça fait deux. C'est déjà un miracle qu'il m'envoie des textos de temps en temps

-          Séverine sèchement : Bon, vous avez terminé ?

-          Tous : oui

-          J'amène le dessert

-          Moi toujours gourmand : Qu'est ce qui est au menu ?

-          Séverine à voix haute de la cuisine : une crème renversée.

-          Sophie un brin ironique : l'incontournable. Maman ne sait faire rien d'autre. Le sucrée n'est pas son fort

-          Rien d'autre ! Rien d'autre ! je me souviens pourtant d'un fondant au chocolat…

-          Lilian, ce fondant c'était une catastrophe s'irrita Sophie

-          Ah bon ! Pourtant j'avais fini mon assiette

-          Séverine revenant de la cuisine : Tout le monde sait que Lilian est un grand gourmand.

-          Un grand gourmand qui mange n'importe quoi acheva Sophie dans un éclat de rire.

-          Séverine hilare : tu aurais pu être cuisinier

-          Je ne pense pas Séverine

-          Pourquoi donc ?

-          Je ne suis pas assez manuel.

-          Tu bosses pourtant dans le médical s'étonna Sophie

-          Edith sous le ton de la confidence : D'ailleurs puisqu'on aborde le sujet, Lilian ne vous a pas dit qu'il va travailler comme infirmier tout près d'ici 

-          Sophie enthousiaste : mais c'est formidable

-          Séverine me demandant : mais où ça ?

-          A la maison de retraite des tilleuls. Je commence lundi.

-          Séverine d'une voix blanche : C'est bien pour toi.

-          T'en fais une tête maman, ça va ?

-          C'est juste un coup de fatigue Sophie.

Séverine était devenue si pâle d'un coup.

Je sus rapidement pourquoi. En l'aidant à déposer les assiettes et les couverts dans son lave-vaisselle, Séverine me glissa  à l'oreille qu'Alfred résidait à la maison de retraite « des tilleuls »

-          Les marquises alors c'est un leurre ?

-          C'est plus compliqué que ça Lilian.  Elle m'avoua à voix basse :   Alfred a eu un AVC il y a 6 mois. Il a perdu un temps une partie de ses capacités physiques.  Sophie l'ignore. Elle croit que nous  avons fait une pause et que son père fait le tour du monde sur un bateau.

-          C'est entendu. Dois-je le dire à Edith ?

-          Elle est au courant. J'ai eu l'occasion de la mettre dans la confidence

-          Tu ne crois pas que Sophie découvrira le pot au rose un jour

-          Non, tant qu'elle recevra des sms de son père, elle n'y verra que du feu.

-          Qui les lui envoie vraiment ?

-           J'ai gardé le téléphone d'Alfred. Je l'utilise de temps en temps.

-          Ah je vois. Tu fais comme la mère de Romain Gary dans « les promesses de l'aube ».

-          En quelque sorte.

Je trouvais ce stratagème beau, romanesque. Il était au service d'un travestissement d'une vérité que j'allais découvrir lors de mon premier jour aux « Tilleuls ».

 

 


 

 

La patronne m'avait prévenu que c'était un métier particulier, qu'il fallait se préserver, être toutefois au service du patient, à son écoute, mais ne jamais dépasser la ligne jaune. « Être dans une trop grande empathie peut vous faire souffrir énormément, soyez vigilent ».

Je croyais qu'elle exagérait un peu.

Surtout après ma première intervention.

Premiers soins et découverte d'emblée d'une grande misère physique et intellectuelle. Une femme de 90 ans à qui je devais faire la toilette et m'assurer qu'elle prenne son traitement.

Je ne vous dirais rien de ces instants étranges où je crus avoir une enfant en bas âge sous ma responsabilité, incapable d'assurer elle-même les gestes élémentaires du quotidien.

Elle n'avait rien pour elle, cette femme. Tout l'avait lâché, son physique, sa tête et sa gentillesse. Il ne lui restait que cette méchanceté crasseuse qu'elle me cracha à la gueule pendant les soins.

Elle m'arrosa de quelques formules et noms d'oiseaux bien sentis.

Avec aussi quelques tapes agressives sur mon bras.

Cette Mathilde c'était le bizutage, le passage obligé. Personne ne voulait s'occuper d'elle. Alors on la réservait au nouveau.

Je m'en étais bien tiré dixit la chef soignante Thérèse, une martiniquaise.

-          Elle n'est pas facile. Si on sait y faire, on peut la domestiquer

-          Le domestiquer, ce n'est quand même pas un animal ?

-          On n'en est pas loin Lilian.

-          Rassurez moi Thérèse, les patients ici ne sont pas tous comme ça ?

-          Non, Mathilde c'est un cas à part.

-          Qui est le plus facile ?

-          Son voisin. Alfred. Un homme charmant. Il est convalescence chez nous. Il a eu un AVC

Et voilà qu'Alfred sortit de sa chambre. Alfred K. Je ne pensais pas le croiser aussi tôt dans le cadre de mes nouvelles fonctions.

Je le trouvai très fringuant pour un malade de son espèce.  Il marcha d'un pas sûr en ma direction. Avait–il été réellement victime d'un accident Vasculaire Cérébrale ?

Franchement j'en doutai. Encore plus quand nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre et que nous échangeâmes quelques mots. Des banalités, des politesses.

-          Je lui avouai : nous allons nous voir souvent.

-          Quel bonheur !  s'esclaffa Alfred. Et de reprendre d'un ton plus grave : nous pourrons alors nous parler plus longtemps.

-          Thérèse nous coupa la parole. S'adressant à Alfred : Vous ne devez pas trop accaparer Lilian. Vous n'êtes pas son seul malade

 

Oui. Elle avait raison. Mais entre Alfred et moi c'était différent. Nous nous connaissions. J'étais pour lui un visage ami.

L'après-midi de cette première journée, je lui apportai dans sa chambre son thé de 4 heures avec un biscuit.

Nous parlâmes du passé. Et alors que je le croyais un peu amnésique à mon sujet, je fus surpris par sa mémoire. Il n'avait rien oublié de ce jour où il nous avait Edith et moi jetés hors de chez lui.

-          J'ai été brutal avec vous deux. Je m'en suis voulu.  Je n'aurais pas dû être aussi sec. Après tout ce n'est pas si grave de se tenir la main en public. Séverine m'a fait la tête longtemps tu sais

-          Vous plaisantez Alfred ?

-          Non. Nous nous sommes disputés à propos de vous. Cela a créé un froid.

-          Vous vous êtes rabibochés j'espère depuis ?

-          Si on veut. Cette histoire a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Nous n'avons pas coupé les ponts, mais on a fait chambre à part.

-          Moi qui pensais que vous étiez un couple modèle, uni

-          Nous le sommes à notre manière. Moins fusionnel, plus en distance. Du moment que les autres l'imaginent c'est l'essentiel.

-          Et aujourd'hui ?

-          On s'estime. On a besoin l'un de l'autre comme de vieux amis. Séverine vient me voir tous les jours. C'est ma seule visite d'ailleurs

-          Et Sophie ? questionnais-je naïvement

-          Elle m'en veut à mort

-          Pourquoi ?

-          Parce que Séverine lui a raconté que l'on est séparé. Et que je suis parti pour faire un break

-          Mais c'est faux !

-          C'est la version officielle. Personne ne doit savoir que j'ai eu cet AVC et que je suis ici. Question d'image. Qu'est-ce qu'on dirait si …..

-          C'est stupide

-          C'est toi qui le dis

 

En quoi était-ce si avilissant de voir Alfred dans cet état ? Il fallait être un observateur aiguisé de la chose médicale pour le deviner.

A moins que le simple de fait de savoir qu'il était aux « tilleuls » en convalescence écornait son image.

Oui c'était donc cela. C'était une simple question d'image.

Surtout ne rien dire, rester discret.

Sachant que j'avais échangé quelques mots avec Alfred, la directrice m'avait convoqué à la fin de ma journée. Elle voulait me mettre dans la confidence.

-          C'est un patient spécial. On ne l'appelle que par son prénom. Personne ne doit entendre son nom vrai nom de famille. C'est bien clair. 

-          Très clair.

Pourquoi tant de mystères ?

La question se posait également chez quelques collègues. J'essayai d'en savoir un peu plus. Mais les langues ne se déliaient pas. On restait à la surface des choses, s'en étonnant sans pourtant y donner une explication.

Tous savaient qu'il y avait du flou dans sous cette histoire.

La plus bavarde du service était Constance. Elle savait qu'évoquer Alfred était dangereux. « J'approche de la retraite. Je ne veux pas qu'ils me foutent dehors. Si je veux parler, je parle. Mais je parle tout bas. Je ne suis pas folle ».

Et de poursuivre à mots couverts : « Je ne veux pas être comme l'autre infirmière. Ils l'ont virée parce qu'elle a cru que cette histoire d'avc c'était du pipeau. Le vieux raconte des sornettes. Il est dangereux. Fais gaffe Lilian, fais gaffe »

Je pensais qu'elle dramatisait, qu'elle faisait un peu dans le délire paranoïaque.

Car en côtoyant de jour en jour Alfred, j'avais un mal de chien à croire que cet homme était aussi toxique que le prétendait Constance.  Il se confiait peu à moi. Tant que nos conversations resteraient dans le domaine du quotidien je ne risquais rien.

D'accord, on pouvait à la rigueur mettre en doute le pourquoi de sa venue ici. Il était plus alerte que les autres résidants, plus vif d'esprit. Si bien que chez les soignants, nous étions surs qu'il quitterait d'ici peu « les tilleuls ».

C'était une question de semaines, au pire de quelques mois. Au bout du compte, Alfred sortirait un jour.

Mais pour rejoindre qui ?

Dans le service on faisait des paris. On doutait qu'Alfred allait rentrer chez lui.

Ça ne tournait plus rond avec sa femme.

Nous en étions témoin malgré nous, voyeurs d'une nécrose sentimentale que le linge de la respectabilité cachait de plus en plus mal.

Au fil du temps la durée des visites baissa, de quelques heures au début pour devenir un quart d'heure épisodique. Les liens s'effilochèrent.

Le poison du mépris s'immisçait progressivement. On remarquait Séverine moins attentive, plus distante. Le déclin d'une histoire d'amour.

Au début ce déclin paraissait imperceptible, vicieux dans des détails de la vie. Comme une sclérose en plaque, il gagnait du terrain. Il avait ses poussées. Ca jouait sur la Santé d'Alfred. Puis ce déclin  s'arrêtait d'un coup parce que Séverine redevenait plus à l'écoute par des gestes illustrant un regain de tendresse.

Sévérine était forte à ce jeu de montagne russe.  Au plus haut de ce jeu-là, Elle fit miroiter à Alfred un éventuel retour à la maison pour les vacances de noël.

Le pauvre s'accrocha à ce rêve.

 

Il nous en parlait souvent. Nous n'osions pas le faire redescendre de son nuage. Qui allait lui dire de ne pas trop prendre pour argent comptant ce qui lui promettait sa femme ? Personne. Nous n'en avions pas le courage et redoutions l'instant ou la vérité lui éclaterait au visage. On s'y préparait.

Noel arriva. Contre toute attente, Séverine tint parole. Elle demanda à l'équipe soignante d'emmener quelques jours son mari chez eux, à leur domicile.

Nous n'y avions pas cru. Et voilà qu'Alfred partait tout sourire passer les fêtes de fin d'année avec les siens.

Sans Sophie, car je savais par Edith qu'elle partait en vacances avec son trader en Thaïlande. Elle avait vendu l'escapade à son homme comme un voyage de pré noces où elle espérait secrètement tombée enceinte de lui.

C'était la semaine de la dernière chance pour leur couple. Elle le savait et lui l'ignorait. A son retour sur Londres elle avait l'intention de faire un test de grossesse. Si par malheur il s'avérait négatif, elle larguerait le géniteur défaillant. L'amour tendance « libérale ».

Tant pis pour les retrouvailles avec son père ou tant mieux. Séverine désirait continuer ses textos paternels maquillés. Elle prenait goût à l'exercice et s'amusait des réponses de Sophie, Sa fille y croyait dur comme fer à ce tour de monde.

En témoigne son dernier message : quel dommage que ton navire ne soit pas sur le golfe de Thaïlande la semaine prochaine, j'aurais eu peut être la chance de te voir. Je passe les vacances de noël là-bas avec Brandon

Elle nous le montra le soir du 31 décembre en ricanant.

Nous fûmes surpris avec Edith d'être invités chez les K, le soir de la saint Sylvestre.

Comme nous fûmes surpris aussi d'y voir le tout Gonssac réunis. Séverine avait convoqué ses ami(es) et ses connaissances, son carnet d'adresses pour le retour d'Alfred.

L'homme remettait les pieds dans cette société bourgeoise. Des rumeurs avaient circulé ici ou là sans pour autant être précises sur les circonstances de son absence. Seuls les bons amis connaissaient la version de la séparation temporaire.  Ils avaient fait le vœu de ne rien en dire. Pour l'avc, un cercle de très intimes dont nous faisions partis était au courant. Eux aussi gardaient le silence.

Officiellement pour les autres, le héros de la soirée revenait d'un long voyage à l'étranger ou il avait été hospitalisé après un accident domestique. 

Les K avaient installé un buffet dans une vaste véranda avec une vue féérique sur le jardin éclairé par quelques lampes à recharge solaire convergeant toutes vers le sapin de la propriété que Séverine avait ornée de guirlandes lumineuses.

Beaucoup d'entre nous avaient les yeux rivés sur ce spectacle très américain d'un arbre déguisé pour la circonstance. C'était exactement outre atlantique d'autant que nos oreilles étaient irriguées par un fond sonore jazzy tres « christmas song » Nat King Cole en tête, ambiance douce savamment accompagnée par du champagne et quelques petits fours pour patienter un peu. On annonçait l'arrivée d'Alfred pour 21 heures. En attendant les convives allaient et venaient dans un mouvement de vagues très organisées comme ces aéropages de pingouins se regroupant et espérant atteindre le centre de la meute pour se protéger du froid.

Or, ici la température n'était pas notre obsession.  Le plaisir de s'enivrer la remplaçait avantageusement.

Alors qu'à d'autres périodes ces mêmes personnes aiguisaient leur fleuret pour mieux se piquer entre elles, la trêve des confiseurs les avait rendues étrangement inoffensives. Toutes se lançaient des amabilités comme si cet exercice présageait des nouvelles hautes et belles résolutions : celles que l'on se promet à soi en début d'année sans les suivre au bout du compte.

Aussi restait-on à la surface des choses, laissant les écumes des « engueulades » aux moins civilisés. Ceux qui brûlaient un peu plus loin les véhicules dans les cités.

On était bien ici, à l'abri de la pauvreté et des stigmates de la crise. La plupart des invités avait le teint hâlé par le soleil de Gstaad ou de Saint Barth d'où ils étaient revenus il y a quelques heures à peine.

Avec Edith, nous racontions notre escapade de trois jours à Deauville. Nous nous amusions follement à dévoiler par le menu ces 72 heures, juste pour le plaisir de voir le visage étonné de la petite  assistance qui nous écoutait. Plus nous avancions dans la description chirurgicale de notre séjour, plus notre auditoire grossissait. Au point que l'aéropage de pingouins circulant autour du buffet devint une maigre file d'attente.

Nous étions un sujet de curiosité, un duo exotique. A fortiori quand nous répondions aux questions croisées de quelques riches peronnes nous demandant quels métiers nous faisions.

Edith leur avoua qu'elle était fleuriste à son compte – ce qui était vrai – et moi je leur confiai être un fonctionnaire des impôts en congés sabbatique – ce qui était bidon-.

Séverine s'approchant de moi au moment de cette confidence  me glissa à l'oreille : «  tu ne crois pas en faire un peu trop ».

Je lui répondis goguenard : «  plus c'est gros, plus ça passe ».

Et le fait est ça  passait comme une lettre à la poste.

 

Après tout cette soirée était placée sous le signe du mensonge. Tout le monde mentait. Une sorte de bonheur frelatée sortait de nos corps comme des phéromones. Alfred était à l'écart de la foule, assis sur un siège. Tel un pape, il voyait défilé devant lui les invités, leur accordant une rapide audience  au cours de laquelle, il s'amusait à broder sur un voyage en Ethiopie qui avait mal tourné. « Je n'aurais pas dû boire l'eau de robinet. Le concierge de l'hôtel me l'avait bien dit ».Cette confidence respirait la vérité. Et pourtant, Alfred mentait. Il mentait mieux que nous tous.

Avec jubilation.

Il retrouvait une nouvelle jeunesse à notre contact, les épaules droites, le buste ouvert et ce regard vif. La parole épousait de nouveau un débit sur, délesté d'une hésitation suspecte.

Seul restait  ce désir étonnant d'être bref, d'éviter les digressions comme si quelqu'un le lui avait demandé.

A l'écart Séverine observait ce manège. Elle jubilait aussi. Les choses rentraient dans l'ordre. Son couple avec Alfred apparaissait de nouveau sur les radars de Gonssac et de sa région.

L'obsession de l'image. Toujours la même.

On se moquait bien de la vérité, celle que l'on réserve aux amis. Aux vrais. A ceux capables de faire le tri entre le cosmétique et le naturel.

Nous jouions à un jeu de grande personne ou l'égo se jauge dans le regard des autres. Celui d'Alfred et de Séverine, de leur couple, avait repris du poil de la bête.


 

Aux tilleuls nous tirions les rois le premier dimanche de janvier. C'était l'occasion de réunir les patients, les soignants et les administratifs aussi dans une grande famille. Un peu dépareillée j'en conviens.

La nôtre avait perdu un membre : Alfred. Il était resté chez lui pour de bon. Son absence, bien qu'attristant certains malades, était le signe que l'on pouvait guérir et sortir des « tilleuls » autrement que les deux pieds devants.

C'était la meilleure nouvelle de l'année.

-          Constance, l'aide-soignante, persiflait à voix basse : «  Lilian je ne suis pas dupe. Sa femme l'a fait revenir pour une question d'image. L'absence d'Alfred chez les K était trop longue.

-          N'emploie leur nom de famille. Si la patronne t'entendait tu serais licenciée sur le champ

Elle me  fit la tête et me tourna le dos. Constance n'aimait pas qu'on lui résiste. Cela ne durait jamais longtemps.

La directrice me donna la première part de Galette sous des applaudissements nourris.

-          Constance jalouse : t'es l'employé de l'année dernière.

-          Qu'est ce qui te fais dire ça ?

-          La ou le meilleur d'entre nous a toujours la première part

-          Tu me l'apprends Constance

-          Parce que tu n'étais pas au courant ? Quel fayot !!

Ma tranche de galette n'avait pas un aspect plat habituel

-          Qu'est-ce que tu regardes Lilian ?

-          Je la trouve un peu bosselée

-          Qui ça ?

-          La galette, voyons Constance

-          Tu as peut être la fève

-          Je vérifiai discrètement : je crois que tu as raison

-          Tu vas devoir choisir une reine. 

-          La belle affaire. Me voilà dans de beaux draps

-          Tu n'as qu'à prendre la patronne, simple renvoi d'ascenseur

-          Trop évident, trop facile. J'ai une autre idée. Plus subversive

-          Ah bon ! et qui vas-tu désigner ?

-          Toi.

-          Ce serait une belle ânerie Lilian

-          Pourquoi pas ? Chiche

-          Ne fais pas ça. Ca va jaser

Il ne faut jamais me provoquer. Le 6 janvier à 15h30, le monde sut que ma reine était Constance. Une reine pour la forme et non pour l'amour. Une reine parce qu'elle demeurait en contravention avec la « bienpensance » du moment.

Bien sûr on jasa sur cet acte comme les enfants ricanent entre eux dans ces gouters d'anniversaires ou l'on s'embrasse en évitant que les lèvres s'approchent de trop prés.

Se dire ami avec Constance en public c'était faire acte de provocation.

Allais-je en payer le prix ?

Non. Tant que je saurais la fréquenter à l'abri du regard des autres.

Je suis très fort pour ces choses-là.

 

En sortant des « tilleuls », nous prenions le même bus. Nous faisions en sorte de nous éviter, puis, à peine la première station passée, celle qui voyait l'intégralité de la meute sortir du car, je m'approchais du siège de Constance. Quand j'y prenais place, seul le chauffeur nous voyait discuter.

Nous avions un quart d'heure entier, 15 minutes ou la liberté de dire sans être entendu de quiconque l'emportait sur tout.

900 secondes 5 jours par semaine. Ça sonnait comme un titre de polar. Et pour le coup ce que me confiait Constance durant ces secondes-là tenait véritablement du film noir très ancré dans notre époque, avec des joutes économiques, physiques et sentimentales. Ainsi je reconstituais patiemment le puzzle qu'était l'histoire d'Alfred et de sa famille. D'ailleurs c'était plus une pelote de laine dont les fils s'étaient emmêlés.

Il me fallut faire le tri et admettre que Constance n'affabulait pas.

La famille K je l'avais portée au nu. C'était une sorte d'exemple vers qui nous tendions tous. De loin, elle ressemblait à l'image de la réussite totale.

« Quand je serai grand, je veux être comme eux » Je me disais ça en passant devant leur propriété de Gonssac. C'était sur le chemin de ma promenade à bicyclette le mercredi. Je n'osais pas m'arrêter devant le vaste portail vert. Trop massif, trop impressionnant. C'était bien avant Edith et que je fisse la connaissance de Sophie.

C'était l'époque où  je fantasmais encore sur eux, prenant pour informations réelles les « on dit » de Gonssac, les phrases que nos mères picoraient chez le coiffeur, le boucher ou encore sur la place du marché dominical.

Les K prospéraient dans les affaires, ils boursicotaient à hautes doses, s'achetaient des demeures dans des paradis fiscaux, partaient l'été vers des îles loin de tout, l'hiver skier à deux pas de leur chalet à Courchevel.

Etait-ce vrai ou faux ? Je l'ignorais. On en parlait à voix basse comme on se raconte des histoires le soir avant de s'endormir. Ça nous faisait tous rêver.

Tous ? Pas  tout à fait. Constance, elle, ne rêvait pas des K. Elle les vomissait plutôt.

Il faut dire que sa mère avait travaillé comme domestique pour eux longtemps, et qu'un beau jour ils s'en étaient débarrassé.

Elle leur coutait trop cher. Licenciement économique. Du « foutage de gueule » dixit Constance. « Après toutes ces années, ma mère avait cru faire partie de leur famille. Elle s'est planté sur toute la ligne ».

Le départ de la mère de Constance fut le premier signe d'un affaiblissement chez les K. Ils durent se séparer du jardinier, du décorateur d'intérieur, supprimer les subventions versées au Rotary club, au diocèse, aux clubs de sports et associations de la ville

On commençait à dire du mal d'eux, à parler vrai pour de bon. Les langues se déliaient. Aussi Constance apprit par l'agent immobilier le plus important de la région qu'Alfred et Séverine avaient vendu leur chalet de Courchevel et leur appartement d'Ibiza.

Bref ça sentait le naufrage chez les K. Et au lieu de s'en éloigner, le tout Gonssac prenait un plaisir fou à encore les fréquenter. Cette petite société se délectait de voir Alfred et son clan couler tout en maintenant un semblant de tenue. C'était le temps des soirées organisées à la va vite avec un traiteur choisi parce qu'il était le moins cher. On y voyait Séverine et Alfred se déchirer en public tout en souriant pour cacher leur dissension. On regardait le vide sur les murs qu'avaient laissé les tableaux de maîtres, ceux que les K vendaient à tour de bras pour reconstituer leur trésorerie. Ce que me racontait Constance dans ce bus c'était « le bûcher des vanités à la française ». Une descente aux enfers.

Un jour, je lui demandais :

-          Et leur fille n'a rien vu ? C'est fou ça ?

-          Leur fille ? Lilian

-          Constance, je parle de Sophie

-          Ah oui. Tu sais mieux que moi qu'à cette période elle était déjà en vadrouille à l'étranger.

-          C'est vrai. Mais de là à ne rien voir des difficultés de ses parents…

-          C'est un trait de caractère des K. On ne montre rien de vrai. On triche tout le temps

Son commentaire était très juste.

-          Et moi de demander encore à Constance : l'AVC d'Alfred c'est la conséquence de ses gros pépins financiers ?

-          En quelque sorte. Le pauvre homme dégoupillait. Il perdait une partie de sa fortune et sa femme le lâchait aussi. Elle avait un amant. D'ailleurs elle l'a toujours.

-          Ah bon ?

-          Tu ne savais pas qu'elle est la maitresse d'Ernest P

-          Quoi ? Ernest P ?

-          Oui

-          Le maire, le patron du groupe P, propriétaire entre autres «  des tilleuls »

-          Ca t'en bouche un coin Lilian

-          C'est impensable

-          Tout se tient. Mais personne ne dit rien. On fait comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

-          Alors Pourquoi Alfred est rentré chez lui à la demande de sa femme ?

-          La charité ? les fêtes de Noel ? Ou plutôt le besoin impérieux de maintenir les apparences ? Je te laisse deviner Lilian

-          Le besoin impérieux de maintenir les apparences

-          Tu commences à comprendre Lilian. Alfred demeure la tête de gondole de la famille K. Il fallait qu'il revienne et que le couple s'affiche de nouveau. En ville on commençait à parler de divorce. Et on ne divorce pas à Gonssac.

-          C'est très vieille France ça

-          Oui. Tu as raison Lilian. La tradition a du bon et ça arrange tout le monde.

 

Nous étions début février. Une certaine nostalgie m'étreignait quand je m'approchais de la chambre d'Alfred. Elle demeurait vide. Elle sentait l'eau de javel. La femme de ménage y revenait sans cesse chaque matin et la récurait avec énergie comme si elle voulait enlever une odeur trop familière et pesante.

Je l'apercevais quand j'arrivais. Et je lui demandais toujours : « pourquoi vous acharnez à la tâche dans cette pièce ? Il n'y a plus personne ». Elle me répondait du tac au tac «  c'est la direction qui l'exige ».

L'établissement se devait d'être propre au cas où une commission sur l'hygiène nous contrôlerait.

C'était la version officielle.

Cette même commission accepterait elle de voir les fenêtres  de l'ex chambre d'Alfred grandes ouvertes, laisser le vent s'engouffrer dans la pièce et les couloirs au risque d'exposer les pensionnaires du « tilleul » à des rhumes ou des grippes ? J'en doutais fortement. Mais les patients restaient encore dans leur lit à cette heure, attendant le service du petit déjeuner. Aucun risque qu'ils fussent la proie d'un courant d'air.

Dehors la nuit se prolongeait. Elle essayait de tromper le petit matin en le persuadant que le jour tarderait à venir. Cependant, il venait sournoisement. Et l'on devinait les premiers signes de son arrivée dans un ciel gris orange que quelques bourrasques dégageaient.

C'était un jour comme un autre. Le vendredi précédant le 14 février.  Entre soignants, Nous parlions de la saint Valentin, quoi offrir à nos conjoints, quoi inventer encore pour faire de cette date un moment à part. Constance s'en moquait comme de l'an 40. Elle n'avait plus d'amoureux à elle, trop vieille, trop flasque, trop obsolète au désir. Elle avait laissé tomber ces choses-là depuis le départ de Marc, il y a dix ans. « Une saloperie de crabe lui avait ôté la vie ». Depuis c'était rideau pour les sentiments et la jouissance du corps. Le 14 février elle le passait avec son chat castré qu'elle appelait Wharol.

« Lui ne m'emmerde pas à cette fête à la noix. C'est un jour comme un autre » disait-elle d'un ton sentencieux.

Un jour comme un autre, elle utilisait de ces formules qui vous massacrent l'envie de faire plaisir. Elle avait presque réussi à étouffer l'idée qui germait dans ma tête, une idée de cadeau pour Edith.

Comme toujours je la mitonnais à l'arrache, donnant à l'urgence des vertus d'inventivité et de réussite. Je pensai à un dîner aux chandelles quelque part.

Je lui envoyai un texto : « chérie, n'oublie pas de réserver ta soirée de demain pour nous deux ». Et elle de répondre presque instantanément : « désolé, mais demain nous sommes invités chez les K. Sophie  présente son trader londonien ».

Il avait passé l'examen Thaïlandais, malgré l'échec du test de grossesse de Sophie. Elle voulait aller plus loin avec lui, laisser le temps au temps. Un changement de stratégie étonnant. Sophie n'était plus dans le calcul. Le sentiment avait pris le pas sur l'équation.

Quelle idée d'officialiser en petit comité son couple un 14 février !

C'était un événement de taille chez les K, la fille revenait avec à son bras un homme un vrai, pas un flirt, pas une passade. A y réfléchir cela ressemblait grandement à des fiançailles, d'autant qu'Alfred serait là.

Sophie savait-elle que son père  avait regagné la terre ferme,  réintégré le foyer et mis, par la même, un terme à cette « impensable » séparation avec sa mère ? Non. Elle continuait à recevoir des sms de ce paternel navigateur qui lui disait être proche des côtes anglaises.

Folle de rage à l'idée de le croire si près d'elle, Sophie lui écrivit le 12 février : « comment ! Tu approches de Londres alors je suis à Gonssac ! Tu n'en manques pas une ! »

Elle avait transféré le message à Edith, incapable de le garder pour elle, comme si elle ressentait le besoin impérieux de partager cette missive pour évacuer sa frustration.

L'électricité était dans l'air, le ciel de ce 14 février étrangement orageux pour la saison. Il avait fait chaud toute la journée. Un non-sens. Avec Edith nous avions laissé nos mentaux au vestiaire, osant un look printanier, elle jouant l'option du décolleté, moi la carte du costume en lin. Sacré réchauffement climatique. Pour la forme et la sécurité j'avais emmené un parapluie.

Séverine avait ouvert en grand la véranda, une prise de risque assumée. On entendait le tonnerre. On voyait parfois le ciel s'éclaircir avec des flashs blancs. Il ne pleuvait pas. Le vent se levait et poussait les nuages hors de notre vue. Une bande annonce pour les étoiles. Une éclaircie avec une douceur très anachronique pour la saison. Nous avions découverts nos épaules.  Une joie incroyable, nous incitait à l'ouverture. Adieu les pensées obscures et les coups tordus. Un comble, cette maison sentait l'amour et la bienveillance.

Etait-ce dû aux faibles nombres des convives, à cette intimité rendant possible l'impossible ? Deux couples et une femme seule pour le moment. Séverine nous pris à part avec Edith pour nous dire qu'Alfred viendrait après l'apéritif. Elle voulait faire la surprise à Sophie. La fille et la mère se parlaient depuis peu dans un mode plus pacifique.

Nous étions étonnés de les voir aimables entre elles, presque complices. Sophie et Séverine avaient l'air de solder les années grises. L'une et l'autre désiraient repartir de zéro. Leur attitude semblait exagérée, osons le mot : théâtrale.

Mais il avait le don de rendre l'atmosphère agréable comme ces lampes odorantes diffusant de l'extrait d'huile essentielle.

Le trader de Sophie découvrait sa belle-mère et les rapports qu'elle entretenait avec sa fille, pas mécontent de constater qu'il n'aurait pas à jouer au casque bleu.

Bien qu'il en avait les traits et l'apparence.

Car Edouard Pick disposait d'un physique solidement charpenté, genre trois quart centre de rugby, les épaules larges, les mains aussi. Au point que j'eus une seconde d'hésitation et d'effroi avant de lui serrer « sa paluche » droite.

J'imaginais déjà sa poignée virile me broyer. Or elle me laissa une impression de douceur et d'assurance. Agréable surprise. Il n'était pas un homme à montrer sa supériorité aux autres, un homme animal pour qui la proximité d'un autre mâle réveillait en lui des instincts primaires.

Non. Cet homme-là était civilisé, d'une espèce étonnante. Du moins de prime abord.

Mon opinion tordait le cou à ce que m'avait dit Edith des hommes de Sophie, de ses amants se ressemblant tous, champions incontestés de la testostérone et du mauvais goût.

Edouard sortait de lot, de par son savoir vivre, sa tenue et cette épatante discrétion. Il avait le don d'avoir le mot juste, consensuel. D'aucuns l'auraient jugé un peu fade sans cette beauté racée qu'il affichait sans la ramener vraiment.

C'était une perle rare, et l'on comprenait pourquoi Sophie s'obstinait à avoir un enfant de lui. Elle avait trouvé un homme idéal, avec un visage de gendre idéal.

Plus on le regardait, plus on se disait que Sophie ne le méritait pas. Il lui fallait d'urgence gommer son caractère d'emmerdeuse sous peine de perdre Edouard.

Ce n'était pas gagné, même si elle s'efforçait de paraître « gentille », « pot de colle », « trop amoureuse », accrochée au cou de son homme, quémandant un baiser ici ou là quand il ne prenait pas la parole.

Le bruit des lèvres remplaçait celui du silence et donnait à leur amour l'aspect de ces pâtisseries d'Afrique du Nord trop riches en calories pour préserver le corps d'un encroutement certain.

Edouard, lui, prenait les embrassades de Sophie avec philosophie et gourmandise. Schizophrénie heureuse.

Edith n'en revenait pas. Elle était bouche bée. Elle me glissa à l'oreille  « Sophie a enfin trouvé le bon » et de poursuivre à haute voix « dis-moi Sophie, comment vous êtes-vous rencontrer avec Edouard ?

-          Mais ma chérie, tu le sais c'est par un site de rencontres

-          C'est un peu court Sophie. Raconte

-          Et bien on a tchaté, on a dîné et on a couché

-          Séverine estomaquée : c'est ça les histoires d'amours du 21éme siècle

-          Edouard reprenant la main : En résumé pour Sophie oui. Mais son côté pudique l'empêche de développer le sujet. Oui nous avons parlé par claviers interposés longuement, puis on s'est appelé. On a encore parlé

-          Sophie ricanant : on a explosé nos forfaits

-          Moi très taquin : dans le genre ados vous faites forts.

-          J'en conviens avoua Edouard. J'en conviens. Mais c'est très agréable de jouer les ados, c'est comme disent les jeunes kiffant d'avoir l'estomac noué, la gorge serré avant d'appeler une femme.

-          Parce que tu avais la trouille de me téléphoner mon amour ?

-          Oui. Pas toi ?

-          Non. En revanche, c'est au premier rendez-vous que j'ai angoissé un peu

-          Un peu, seulement ?

-          Oui, j'avais peur que tu ne nous trouves pas l'adresse de ce piano bar dit Sophie tout en caressant la joue d'Edouard

-          Mais Sophie ..

-          Quoi Edouard, tu ne veux que je dise que tu n'as pas le sens de l'orientation insista Sophie tout en tentant de l'embrasser

-          Edouard esquivant sa bouche : mais où sont les sentiments ?

-          Parce que tu en vois dans l'histoire d'un premier rendez-vous ?

-          Quand même Sophie. Quand même !

-          Ce que tu peux être fleur bleue Edouard

Sophie redevenait Sophie, le mot sec et cassant, à mille lieues du langage du corps, du sien toujours aussi proche de celui d'Edouard.

Il y avait de quoi être décontenancé par sa désinvolture, son désintérêt devant le récit d'Edouard.

Après tout, il racontait la genèse de leur histoire.  Cela ne lui faisait rien.

Edouard était très mal, le visage blanc, le regard accroché à celui de Sophie cherchant l'inexplicable dans ses yeux bleus.

Silence gêné, presque instantanément brisé par la voix de Sévérine venue de la cuisine.

-          Je vous ai préparé de la sangria. De la sangria bien rouge insista-t-elle d'un ton badin. Qui en veut un verre ?

-          Un moi collectif et mou répondit à la question

-          Quel succès ! s'esclaffa Séverine

-          Edith avança son verre : je meurs de soif

-          Sophie et moi de concerts : nous aussi

-          Edouard conclut : je prends juste la moitié d'un verre

-          D'habitude doudou ne boit de que l'eau souligna Sophie

Elle redevenait tendre en l'appelant doudou. Edouard en rougit presque de satisfaction. Le doute avait disparu.

Alors l'homme ragaillardit leva son verre et cria : je propose un toast. A l'amour !!!

Nous reprîmes en cœur : A l'amour !!!!

J'enlaçai Edith. Edouard élança aussi Sophie sous le regard amusé et ému de Séverine.

-          Moi comme un imbécile je brisai l'ambiance en demandant. Vous nous laissez en plan avec premier votre premier rendez-vous. Racontez-nous la suite ?

-          Séverine toute excitée : oui c'est vrai.  Ou en étions-nous ? J'ai cru entendre de loin une histoire de téléphone et de sens de l'orientation. Vous aviez eu un problème avec votre GPS Edouard ?

-          En quelque sorte oui Séverine. Vous me permettez que je vous appelle Séverine ?

-          Permission accordée Edouard. S'adressant à Sophie : je l'adore. Quel savoir vivre.

-          Maman n'en fait pas trop.

-          Sophie, laisse Edouard parler.

-          Tout en montrant son smartphone, Edouard reprit : C'est exact, sans lui je n'aurais pas trouvé l'adresse de ce piano bar. So…

-          D'ailleurs il est arrivé en retard

-          Séverine agacée : Sophie ne coupe pas la parole à Edouard

-          Sophie était installée à une table au fond de la salle, face à la porte d'entrée. J'avais au bas mot 10 minutes de retard. Elle avait déjà commandé un café.

-          Un café serré s'empressa d'ajouter Sophie.

-          J'étais arrivé très tendu me demandant que dire pour me faire pardonner.

-          C'est vrai tu étais raide comme un piquet.

-          Plus j'avançais vers Sophie, plus mes jambes tremblais. J'avais l'impression d'être un étudiant en fin de cycle passant un examen final.

-          En y repensant je t'avais trouvé une petit mine ce soir-là. Je me disais mon dieu ce qu'il est mou, il me couve une grippe.

-          C'était mal parti votre rendez-vous pleura Edith

-          Tu as raison ma grande surenchérit Sophie. Sans le piano, je crois que je serais partie très vite.

-          Très juste ma chérie reprit Edouard. C'est le piano qui a tout changé. Le pianiste surtout. Il jouait divinement du Cole Porter

-          S'wonderful pour être précise. Mon morceau préféré confia Sophie

-          Je croyais que tu étais une fan absolue de Bowie souligna Edith

-          J'aime aussi Cole Porter ma grande

-          C'est fou. C'est sur cet air que j'ai embrassé ton père pour la première fois avoua Séverine.

-          Contrairement à vous, Sophie et moi ne nous sommes pas embrassés sur S'Wonderful, juste parlés. Les notes de ce standard ont  détendu l'atmosphère.

-          Détendu l'atmosphère !!!! éructai-je, finissant mon troisième verre de sangria. Permets-moi de te dire mon cher Edouard que je n'en crois pas un mot. Tu minimises. La musique a cristallisé tes sentiments. Tu es tombé amoureux de Sophie en écoutant Cole Porter ! Avoue !!!!

-          Vu ton côté fleur bleue, ça me n'étonnerait pas commenta Sophie en s'adressant à Edouard

-          Tout juste ma chérie. C'est bien Cole Porter qui m'a fait tomber en amour pour toi

-          C'est mignon ça lâcha Sophie tout en embrassant son homme

-          Pas toi Sophie ? s'étonna Edith

-          Commençant mon quatrième verre de sangria : T'as pas craqué sur Edouard grâce à Cole Porter ?

-          Non Lilian. C'est notre dernière conversation sur What'sAp qui m'a fait chaviré. Je me suis dit : ce mec je le kiffe, il me le faut.

-          Ma chérie tu paraphrases presque Juliette quand elle parle de Roméo s'amusa Edouard

-          une version moderne de Shakespeare  en quelque sorte conclus je peu avant d'avaler ma dernière goutte de sangria

-          Edith demandant à Séverine :  Si nous pouvions passer à table. Je ne réponds pas de Lilian.

-          Ne t'inquiètes pas, il tient bien l'alcool. D'ailleurs la sangria n'est qu'un avant-gout.  Ce n'est que le début de l'apéritif. J'ai  mis une bouteille de champagne au frais.

-          De Champagne ! bonne idée Séverine. Fêtons l'arrivée d'Edouard dans la famille. m'étranglais-je

-          Et pas que ça enquilla Sévérine, nous fêtons aussi un retour

-          Ah bon maman. Le retour de qui ?

-          Chut. J'en ai déjà trop dis.

Séverine regarda sa montre en souriant. Elle prit le bol de Sangria vide et se dirigea vers la cuisine.

Elle revint avec un plateau d'olives et de carottes, radis et concombres coupés en lamelles.

-          De quoi grignoter pour patienter annonça Séverine

-          Patienter ? Questionna Sophie

-          Gaffant malgré moi : je pense que l'on attend quelqu'un. A moins que le poulet tarde à cuire.

-          Un peu des deux Lilian s'agaça Séverine

-          J'en étais sûr. J'ai senti l'odeur du poulet au four

-          Edouard enthousiaste : moi aussi ! J'adore le poulet.

-          Cole Porter et le poulet. Vous êtes vraiment un homme du goût Edouard

-          Merci Séverine

-          Mais le poulet je m'en moque pesta Sophie. J'ai cru entendre que l'on attendait quelqu'un.

-          Y aurait-il un invité surprise ? surenchérit Edouard

-          Oui. Et il ne devrait pas tarder.

-          Qui est ce maman ?

-          Je n'en dirai pas plus Sophie. Mangeons et buvons en attendant.

-          Edith prit la conversation en main et l'emmena ailleurs. S'adressant à Sophie et Edouard : quand avez-vous l'intention de vous installer ensemble ?

-          Edouard coupant presque la parole : c'est déjà fait

-          Séverine étonné : vous n'avez pas trainé

-          Sophie enquillant : effectivement.

-          Edith acquiesçant l'initiative : quand on est sûr de ses sentiments. Il faut foncer. Hein Sophie

-          C'est bien résumé. Nous avons emménagé dans un appartement proche de la city.

-          Je n'imagine pas le prix de loyer osai je

-          L'argent est secondaire. Ce n'est plus un souci conclut Edouard

L'homme se disait à l'abri du besoin sans tambour ni trompettes. Il demanda l'autorisation de fumer sa cigarette électronique même si cela nous gênait.

Cette attitude nous résumait Edouard. Tout aussi soucieux des autres que de son propre confort. Il le faisait de telle manière qu'on ne pouvait rien lui refuser.

Séverine lui accorda le droit de fumer à l'intérieur de la maison. Jusqu'ici le seul qui s'arrogeait ce droit c'était Alfred.

Alfred. Personne n'en avait parlé jusque-là. Nous avions évité le sujet, emportés par d'autres, pris dans le rythme d'une conversation qui n'avait jamais souffert de silences.

Une odeur de barbapapa et  de narguilé envahit la salle à manger.

-          Je sais qu'il faut que j'arrête la cigarette électronique mais j'en suis incapable. J'en suis accroc comme je suis accroc de toi confia Edouard à Sophie

Une Sophie incapable de recevoir correctement une déclaration d'amour, une Sophie trop dans l'interrogation, une Sophie polluée par la question de cet invité surprise. Elle crevait d'envie d'en parler, de travailler au corps sa mère pour savoir.

Mais elle se heurtait à la coalition de nous autres, trop bien entre nous pour être intéressés par l'identité d'un ou d'une intruse.

On buvait, on parlait, on riait. Et le temps passait gaiement dans une insouciance d'une autre époque, plus légère, plus tournée vers le plaisir.

On osait disserter sur nos projets d'avenir alors que l'avenir semblait sentir la naphtaline pour beaucoup d'hommes et de femmes.

Notre futur était aussi aérer qu'un appartement aux fenêtres grandes ouvertes quant aux printemps le propriétaire désire sentir du dehors l'odeur des premières chaleurs.

Nous n'avions peur de rien, ni d'attraper une pneumonie, ni des cambrioleurs éventuels. Nous étions à l'abri, mûs par une confiance inaltérable. Parce que nous étions riches et heureux.

J'en avais presque honte.

En cela nous touchions le nirvana de notre existence sans en être conscient. On ne se rend compte du bonheur qu'a postériori, qu'au moment où il s'est éloigné et que la nostalgie l'embellit encore plus.

Légèrement enivrés, nous philosophions sur tout et sur rien, surtout sur rien, le seul et unique moyen de ne pas attraper de maux de tête et s'amuser follement.

Une vague odeur de brûlé nous ramena à une certaine réalité, celle d'un poulet rendant l'âme dans un four dégageant une fumée blanche. Nous étions dans la cuisine autour de Séverine tentant entre deux fous rires de la rassurer.

-          Point de gallinacé pour dîner constata Edouard. Il proposa : si nous mangions chinois

-          De l'asiatique c'est une idée épatante qu'en dis-tu  maman appuya Sophie

-          Et Séverine de réponse fataliste : soit. Ce sera pékinois pour ce soir. Je fais une commande.

Elle sortit son portable de sa veste

-          Moi qui croyais l'avoir laissé allumer. Quelle idiote je suis

Elle composa son code d'accès et découvrit quatre messages d'un numéro masqué en attente.

Elle consulta le premier, poussa un grand cri.

Il lui annonçait qu'Alfred et son chauffeur avait eu un grave accident de voiture à deux kilomètres Gonssac.

L'invité surprise ne viendrait pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alfred  resta dans le coma en soins intensifs  à l'hôpital. Le pronostic vital en suspens pendant un mois durant. Au début du printemps, il ouvrit un œil.  Le diagnostic fut sans appel. Il avait presque perdu l'intégralité de ses moyens physiques.  Il bougeait seulement les membres supérieurs.

Début juin, Séverine décida du retour d'Alfred aux « tilleuls ». Définitivement.

Nous l'avions vu partir heureux un soir de décembre, en valide bondissant. Il revint six mois plus tard méconnaissable, assis sur un fauteuil roulant, le corps amorphe, le visage à peine expressif.

Ce même visage que je vois tous les jours. Ce visage qu'un sourire, parfois, éclair, mais dont la voix s'est tu à tout jamais.

Je suis son seul lien avec son monde hier, ce monde qui l'a oublié pour de bon.

Séverine ne vient plus  voir Alfred. Sophie non plus.

Elles l'ont zappé pour d'autres hommes, d'autres âmes plus lucratives.

Elles ont quitté Gonssac pour Londres.

Certaines femmes préfèrent l'oubli à la fidélité.

Signaler ce texte