Ces lieux sont morts [extrait]

sadnezz

La nuit a ses ombres passagères. Judas en a revêtu toutes les facettes. Silencieux, effacé, mouvant dans les ondulations tristes de la monture qu'il précède parfois, côtoie, et qui le guide. La migration de l'Anaon ressemble à l'énigmatique course des oiseaux. Nul ne sait où elle s'arrête vraiment, ni pourquoi elle semble ancrée dans une mémoire collective qui le dépasse. Les nuées embrunies de milliers d'âmes convergent vers leurs destins, dans la lente marche de l'instinct et son voyage initiatique. Depuis la nuit des temps. Lui, il suit l'Anaon depuis le temps des nuits.

Elle l'a transpercé de son asthénie. Les grands bleus se sont dépeuplés, irradiant plus que jamais un bleu évidé. Le paysage a défilé sans attiser la moindre curiosité... Tous ses sens rivés sur Elle. Tous alerte de son état. La maigreur de sa chair, la pâleur de sa peau, le sens de ses rares mots, les maux. Tous les maux. Ceux dont elle s'est parée pendant qu'il la parait de fourrures et d'or. Ces montagnes d'or dissimulant la montagne de maux. Une ride soucieuse ne l'a plus quitté depuis le soir fatal. Judas a toujours été pâle. Judas a toujours été mince. Mais jusqu'ici, judas n'avait jamais été soucieux.

Le seigneur calque ses pas sur les siens. Une main de cuir et de zibeline semble soutenir à chaque mouvement de la Roide ses reins. La botte retient la porte, la dextre chasse la mélancolie crasse de la Mère dans un contact rassurant. Les doigts viennent serrer la nuque d'une pression éphémère, se chargeant de l'effet que pourraient avoir les mots. En vérité, l'homme au visage émacié et aux cheveux trop longs ne voit rien de cet environnement qui parle tant à sa compagne. Aveugle à des souvenirs qui lui appartiennent, Judas possède depuis le jour terrible la faculté de ne plus laisser échapper aucun signe émanant d'Elle. Ce passé qui ne lui appartient pas, Judas l'embrasse, pour mieux espérer voir l'Anaon sortir de lui. L'avenir est trop incertain désormais. Dans le passé, n'y avait-il pas plus d'avenir qu'à présent?

Une personne lui a dit un jour que les souvenirs étaient des passeurs d'âme. Qu'icelle ne pouvait exister que si l'on se souvenait. Chaque nuit qui passait depuis la plus longue de sa vie était une folle course au souvenir. Les souvenirs l'étouffaient, serrant sa gorge, le réveillant, l'extirpant, l'arrachant à ses songes. Car les souvenirs à n'en pas douter étaient bons, mais aussi terriblement mauvais. La peur ne faisait pas le tri entre les bons grains et l'ivraie.

Frayner laissa les noirs et leur suie percevoir l'atmosphère étrange de la modeste demeure. Ils passèrent en revue le mobilier spartiate, tout ce qui indiquait aussi la présence humaine et la vie de l'endroit. Le foyer. Le chat. L'Anaon. Les lieux semblaient signer une halte dans l'exode permanent qu'ils vivaient depuis quelques temps. Il ne songeait pas à sa fin non. Il avait accepté l'idée de suivre le cheminement tant qu'il faudrait le suivre. Pour qu'enfin les bleus retrouvent un soupçon de vie. d'envie. Pour qu'ils ne se referment jamais plus. Qu'importe le temps que durerait l'exil. Pour qu'enfin les cobalts cessent de voir des signes et des réminiscences qu'il était incapable de voir. Le livre de la vie passée d'Anaon était un bien épais ouvrage, et Judas réalisait à peine qu'il n'avait pas été son personnage principal. Il espérait intimement qu'elle le referme enfin... Et le range. Quelque part. Dans un de ces endroits où l'on enterre ce que l'on désire voir reposer en paix, et où l'on laisse s'en aller ce qui doit, pour laisser arriver ce qui doit. La Mère des cycles avait décidément bien du mal à boucler la boucle...

Jusqu'ici, Anaon était l'ombre de Judas. Jusqu'ici.

La nuit a ses ombres passagères. Judas en avait revêtu toutes les facettes.

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