Ces lieux sont morts [extrait]

sadnezz

Le geste de l'Anaon s'est suspendu, faisant place au silence, pause libératrice. Judas perçoit la peine qui suinte de chaque pore de sa peau, cette peine toxique et incapacitante, bréhaigne. Elle tente de garder l'âme et le corps de la brune dans ses filets tentaculaires, l'oppresse et la réduit à mendier l'envie. Mendier la vie, ce qu'il peut en rester après le raz de marée. Feuille morte ballotée par la houle, piétinée, écorchée, la force gît là. Ici. Dans ces mains qui tremblent de se regarder ballantes. Sans but qui ne vit encore. Sans espoir de retourner la terre pour faire germer quoi que ce soit.

Il la contourne pour se placer face à elle, à sa hauteur. Regarder son déclin dans les yeux. Des yeux comme des églises. Des églises où l'on ne peut cacher son âme, qu'importe les haillons ou les parures que l'on revêt. Des églises où l'on trouve le repos, dignement, perdant la notion du temps. L'oeil corbac du seigneur vient dépecer le halo épais qui fait manteau à sa brune des marées, dans une compassion immense. Plus immense que tout ce qu'il n'a jamais pu rassembler pour personne, si ce n'est peut-être... Le dernier geste tendre pour Marie. Frêle et martyr Marie, lorsque pour la dernière fois il la serra dans ses bras, la portant de son lit de souffrance jusqu'à la voiture qui les attendaient dehors. Soeur arrachée à sa vie. Judas met Ann à nue en un seul plissement de paupières, compréhensif et entier, accueillant dans le lit de ses bras toute cette douleur à exorciser.

Viens te reposer... Soeur, amie, amante, amour. Viens reposer tous ces tourments.

Il sait qu'Anaon n'est pas de celles qui marchent à genoux. N'a jamais été victime. Ne sera jamais autre que bourreau. Et Dieu sait. Il sait que les bourreaux peuvent être leur propre bourreau.

L'étreinte est puissante. Il ne lui semble pas la serrer contre lui mais la porter, pour la libérer du poids spirituel qui s'est greffé à ses frêles os. Il lui semble qu'il ne fait pas que la serrer contre lui, mais la retenir pour ne plus jamais la sentir s'en aller, corps ou âme, loin de sa masculine carrure. Il semble presque qu'il la serre trop fort pour qu'elle reprenne conscience de cette force. Des sensations. Se sentir en vie. Se sentir vivre, pour toutes ces choses...

La tresse païenne. Sortie de son col, la tresse qu'il avait coupée à la Roide vient trouver la main fébrile de sa propriétaire originelle.

Tu as été cela.

Une femme blessée, accrochée à un espoir et à un souvenir.

Délicatement entremêlée à la natte, la boucle noire de leur fils, dont le doigt cuirassé vient retracer les courbes enfantines.

Tu es cela.

Une mère encore. Pour l'enfant bien vivant qui égaye ta maison jour après jour.

Les mains se dénudent de leurs gants, ces gants qu'il a toujours mis pour dissimuler ses émotions. Le moindre tremblement. La moiteur inattendue. Les liseuses de bonne aventure, clairvoyantes du diable sur ses vies passées. On dit que ce sont les yeux qui disent tout, mais le Frayner s'était construit une carapace froide et hautaine qui ne l'inquiétait pas des curieux. Personne ne le regardait vraiment droit dedans. Sauf elle.

La bague à son majeur droit. Glissée à son tour dans la main de l'Anaon la chevalière à l'Améthyste est un présent qui l'accompagne quotidiennement. Dans ses prières, dans ses ablutions, dans ses emportements. Un présent d'amour, pour le moins démonstratif des amants.

Et cela.

Il referme la dextre voisine sur ces grigris comme on conjure un sort. Repose sa poigne dessus, s'assurant que l'énergie qu'il veut leur donner passe. Une brise légère et froide emporte le musc Judéen, et l'espoir d'une Anaon debout. Anaon la Passion.

Mon passé, mon présent, mon avenir. Pour toute réponse à ta question.

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