Ces matins-là

Corinne Champougny

             

                                  Ces matins-là

Certains matins, tout est différent. Pas seulement étrange, ou léger, vraiment différent. Ces matins-là, à priori, n’ont rien pour eux. Ils ne coïncident pas avec un dimanche, avec un anniversaire, un changement de saison, ils ne correspondent à rien. Ils semblent exister, évoluer, respirer seuls, en tournant ostensiblement le dos à nos doutes et à tous nos repères. Ces matins-là se moquent de nous.

Il est possible, cependant, de ne pas les laisser filer trop vite sans partager quelques instants leur transparente et émouvante douceur. Il suffit de peu. S’accouder à sa fenêtre et perdre tranquillement un temps si précieux à regarder les nuages peindre lentement d’incessants tableaux mouvants, vivants. Ecouter le silence. Avec attention. Ou bien suivre des yeux, tout en se concentrant, le joyeux ballet de la poussière dans un rayon de soleil. C’est un spectacle fascinant. Mais rare. Les grains de poussière ne dansent que certains matins, à la lisière des rêves et des folies. Il est si difficile de savoir se glisser dans ce monde doucement parallèle. Qu’il devient plus simple de ne rien voir, de ne rien entendre.

Ce matin-là, j’ai ouvert mes volets. Je crois que c’est le silence qui m’a prévenu. Je l’ai entendu, tout d’un coup, étrangement présent, gonflant d’instant en instant, emplissant le jardin, submergeant l’horizon, tapissant le ciel. Il fallait donc que je m’arrête. L’air était frais, mais dense. Terriblement étranger au reste, derrière moi, dans la maison. Terriblement enivrant. Puis un oiseau est passé, sur la ligne d’horizon, exactement. Je commençais à avoir froid. C’est à ce moment précis, lorsque l’oiseau est passé derrière l’immeuble de droite, que le téléphone a sonné.

Le téléphone ne sonne jamais le matin. C’est ce que j’ai pensé en refermant la fenêtre. C’est curieux comme nos pensées sont construites, architecturées même, en phrases bien lisses, qui serpentent dans les méandres de notre cerveau et nous parviennent parfaitement formées, cohérentes, puissantes de perfection. Le téléphone ne sonne jamais le matin. Mais un matin ordinaire. Telle a été sans doute ma deuxième pensée. Tout aussi logique. D’ailleurs. Je me suis donc dirigé vers l'’appareil.

Je pouvais assez facilement imaginer la voix grave et assurée qui me demanderait à parler au chef d’atelier, de la part de M.Vignal, comme convenu. Certains, je le sais bien, pensent plutôt à une mère affolée, la voix coupée par l’émotion, tentant d’annoncer une quelconque catastrophe, avec tout le courage nécessaire, le courage d’une mère. Mais c’est un peu facile. Il est bien connu que ce type d’évocation ne sert, en fait, qu’à juguler, peut-être même exorciser une angoisse latente. C’est trop simple. Comme si le seul fait de penser une situation nous en protégeait. Ridicule. Mais terriblement tentant. Au fond, n’importe qui peut téléphoner, au sujet de n’importe quoi. Mais ce matin-là était différent. Si léger. Si doux. Chargé d’une belle émotion, fragile. Le téléphone pouvait bien sonner.

Signaler ce texte