Cette porte…

nyckie-alause

La lumière s'immisce dans le corridor, insidieuse d'abord puis, prenant de l'assurance, elle forcit jusqu'à l'effacement du détail. Le parquet craque de la chaleur qui s'attarde, cette chaleur blanche et raide. Les gonds sont gras et les pommelles lisses restent muettes au mouvement que ta main lance, impérative et péremptoire, « viens! ». Que puis-je faire ? Résister ? Mais pourquoi résister encore puisque je sais que je finirai par céder à l'invite. L'ombre de ta main griffe, s'allonge et s'étrécit, sur la cloison pâle. J'hésite à petits pas, sur le coin gauche du couloir, mes pieds frisant la plinthe, suivant la ligne des deux dernières lames de chêne. Un pas puis un autre, les orteils posés avant le talon avec toute la délicatesse dont je me sens encore capable. Mon avancée vers toi comme une reptation sans ombre. La lumière, c'est toi qui l'a saisie, c'est toi qui la commande, qui la possède. Mon avancée sans ombre visible, que celle du souvenir… Un courant d'air, la porte claque furieusement, la main que tu tendais vers moi disparaît. Un pas interrompu pied en l'air, je suis désemparée, avant d'oser. 

Il fait tellement sombre tout à coup que mes yeux sidérés impriment encore sur ma rétine l'écho de l'entrebâillement éblouissant. Objet devenue inatteignable, la poignée de cette porte qui nous sépare s'accroche à un reste de lueur, un bijou de nacre échoué au milieu de l'encre marine. Une image de toi. Un silence profond m'enlise et chaque pas restant me coûte un effort, chaque pas, un effort d'allégresse. L'absence de lumière s'entache de halos, de réminiscences, d'auras. Ma main sur la poignée, j'hésite encore.

Je tends mes sens, j'appuie mon épaule, et mon oreille droite sur l'huis pour ne percevoir tout d'abord que ma propre respiration et ce battement sur mon cou que je ne m'explique pas. Mais si, mon cœur, mon cœur, mon cœur… Le parquet a grincé, marches-tu, à pas feutrés ?

J'imagine la chambre inchangée. Pendant longtemps, cette chambre symbolisa pour moi le havre, le repaire, la direction à prendre, quand je m'étais perdue. 

Au-delà de cette porte close, un tapis de coton au jacquard approximatif tient le biais vers la fenêtre. Le rideau doit avoir cessé de s'agiter lorsque le courant d'air a claqué cette satanée porte. C'est inscrit. Quoi que toi ou moi y fassions, cette porte ouverte ou fermée nous sépare. Au bout de ce tapis se trouve le fauteuil avec ses bascules brillantes et lisses, son cousin de tapisserie fané, imprimé du poids de ton corps tout au long des années, creux. Devant la fenêtre, un coffre sur lequel je me suis assise pour écouter tes histoires et ta respiration, le bruit des minutes de la pendulette sur la commode sombre dont le dernier tiroir résiste sûrement encore. La courtepointe héritée de plusieurs générations tirée au pied du lit. 

Le bureau. Le sous-main de cuir usé. Les taches d'encre violette. Le pot de verre qui a contenu des bonbons qui déborde de stylos hors d'usage et de crayons aux pointes cassées. Même un compas qui m'a appartenu et dont j'étais très fière. Un vieux compas de bois. La lampe au verre bleu et vert qui dessinait autrefois son cône de lumière sur le bloc d'écriture aux feuilles un peu cornées. Dans un cadre d'argent, lui et moi, enfin surtout lui, te regardons. Enfin lui te regarde et moi je regarde plutôt derrière, par dessus son épaule et ma robe se soulève, il doit y avoir du vent ce jour-là, et sa main droite est dans mon dos pour que je ne tombe pas en arrière.

La porte est fermée et je ne veux pas, non, je ne le veux pas, penser à ce grand lit dans lequel chaque jour depuis des mois tu rétrécis jusqu'à plus n'être que ce geste « viens » dans le rayon du soleil de onze heures.

Tant que je suis derrière, tant que je résiste encore, si je ne tourne pas la poignée, si la clanche ne joue pas, si… — je ne trouve plus d'excuses ou d'évitements — je peux encore dessiner un autre paysage, un semblant d'avenir. Je peux éviter d'avoir des remords, oublier que je t'ai abandonnée. Imaginons que là-derrière le temps s'est figé et que dans ce fauteuil, tu te balances, les cheveux lâchés sur ta chemise, que tu souris en relisant ce livre que j'ai écrit en t'attardant sur la dédicace. Que tu trouves audacieux de ma part d'avoir transposé toutes les mauvaises choses de notre vie dans la maison d'à côté et de faire porter les fautes sur d'autres, une sorte d'absolution, derrière cette porte. Je vais devoir ouvrir. Mes mains sont moites. Ce sifflement, ce doit être le vent dans la serrure. Ce halètement ? Tu as peut-être pris un chien et lui, au moins ne te contredis pas. En plus il est fidèle. 

Mes yeux se sont accommodés de la pénombre et comme un rasoir, sous le battant et le long du chambranle, la lumière fait un pointillé, un ligne de fracture, aussi impérative que l'ombre de ta main, juste l'ombre. « Viens! ». Un gémissement du pène qui se libère, la paume pleine de ce fruit nacré qu'est la poignée tiédie comme un fruit mûr, avec de la fermeté dans la masse et de la douceur au creux de la paume de ma main. J'ouvre et je suis éblouie à en perdre la vue.

Le tapis, le fauteuil, le coffre de cuir brun, la commode aux tiroirs ouverts, la courtepointe qui a glissé, le rideau qui vole comme un fantôme, le drap de lin blanc qui te couvre sur lequel convergent tous les rayons d'un soleil avide. Sur l'accoudoir le livre ouvert qui attend un lecteur. Sur le coussin ta chevelure étale au feu éteint. De chien, point. Sur le bureau quelqu'un a installé un de ces immenses téléviseurs. Il est plus grand que la fenêtre et plus sombre que la nuit la plus sombre. Comme une émanation la télécommande est à portée de main, exempte de trace, neuve. Tes paupières fermées ne le sont que pour rêver encore à ma venue. A ce que je dirai quand je viendrai, à ce que tu voudrais que je te dise. La main de ton appel, je la saisis, elle est comme la poignée de ta chambre, tiède et douce. Je fais glisser le fauteuil jusqu'à ton chevet, j'ouvre sur mes genoux le livre à la page que tu as marquée, je reprends ta main et je commence à lire. C'est l'histoire de notre vie et pourtant, quand tu ouvres enfin les yeux et que tu me souris, j'ai tout oublié, je ne me souviens plus de l'avoir moi-même écrite

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