Ceux qui se nourissent du noir

snowsoul13

"Prenez bien garde âmes égarées, gardez-vous de sortir les soirs de pleine lune. Garde, à vous aussi oubliés des cieux, restez à demeure les nuits de lune rousse. Garde, surtout, à la Bête qui rôde dans les ombres, recouvrez-vous le cou, recouvrez-vous d'argent. Ou il ne restera rien de vous, rien de votre sang..."

 Le dîner terminé, la famille s'était activée comme un seul homme. La famille Hishikawa se couchait tôt. Et ceux qui ne dormiraient pas, s'évanouieraient bientôt dans la nuit, profitant du noir pour s'adonner aux activités que seul lui pouvait pardonner. Il était de notoriété public que dans ce grand manoir, peu de gens partageaient effectivement des liens de sang. Nous étions une ''famille'' yakuzas, l'un des seuls clan qui ait réussi à évoluer dans cet ère.

A à peine seize ans peu de choses pouvaient encore m'effrayer. A cause de ce que je savais du monde de la nuit, et surtout de ce que je savais de moi-même.La seule chose de laquelle ma mère m'eut jamais appris à me méfier, c'était de ce qui touchait à l'Autre monde. Celui dont je feignais de ne rien savoir. Pourtant, ma mère et moi, nous demeurions différentes; nous pouvions voir les ombres furtives qui se déplaçaient le jour, nous entendions leurs voix.

 Cette nuit là, je l'avais longuement préparée.Malgré toutes les mises en garde de ma mère, je ne pouvais me résigner à juste ignorer ce que nous étions vraiment. J'avais toujours senti, au plus profond de moi, que nous étions des prédatrices. La frontière entre ombre et lumière est bien fine. Funambules expertes, nous flirtions à chaque seconde avec le danger; rester dans la lumière tout en gardant conscience du noir. Mais alors j'étais très  jeune, et imprudente. Juste osciller ne me suffisait plus. Je voulais ressentir le frisson du danger.

A l'heure où le silence se faisait complet, j'achevai enfin mes préparatifs. Le maquillage était parfait, vieillissant sans être surchargé. Idem pour la coiffure. Même ma tenue était parfaite. Top noir moulant, pantalon de cuir, courte veste de cuir rouge.J'étais classe et sexy. Pile ce qu'il fallait. Perchée sur mes talons hauts, j'avais la démarche féline, plus féminine que je ne l'aurait jamais rêvée. Mon petit sac jeté sur l'épaule, je pouvais aisément passer pour une jeune de vingt ans. J'avais intérieurement remercié les gênes dont m'avaient fait cadeau ma mère et m'étais faufilée par la fenêtre. Me mouvoir dans le noir, déjouer la sécurité, c'était un jeu d'enfant. En moins un battement de cil, j'étais dans la rue. Mon coeur battait la chamade; enfin, j'y étais.

La grande nuit, une chasse inoubliable. La ville serait mon terrain de jeu, je pourrais aller aussi loin que l'aventure m'entraînerait. Au dessus de ma tête, la lune s'était dissimulée derrière un nuage d'encre. Je n'aurais pu choisir de nuit plus belle pour tenter l'expérience.

Ce fut de la façon la plus naturelle qui fût, que mes déambulations nocturnes me conduirent là. De nuit, le nombre d'âmes tourmentées qui y rôdaient étaient sans égal, et sans toute ma tête, j'aurais probablement fini par sauter sur tout ce qui bougeait. C'était une effluve particulièrement alléchante qui m'avait attiré devant les portes du "Nocta", la boite de nuit la plus branchée du centre ville. Lieu festif, où toutes inhibitions s'envolaient, où grâce à l'alcool, à la drogue, on s'offrait une excuse parfaite, parfaite pour réaliser nos plus sombres désirs ; l'endroit idéal pour dénicher une proie de choix.

J'avais beau être restée longtemps les yeux fixés sur l'enseigne au néon rose sans daigner lui accorder le moindre regard, le vigile ne se posa aucune question; tout ce qui portait une jupe était "de facto" accepté à l'entrée. Ce fut à peine s'il me demanda mes papiers. La musique vrombissait. Mon rythme cardiaque se cala vite sur les battements frénétiques de ses percutions. Mon corps fut comme parcouru d'un frisson électrique.

En un instant, j'avais oublié l'irrésistible parfum qui m'avait attiré. Un autre appel, tout aussi sauvage et impétueux que celui de la chasse avait retenti. Il était aussi sensuel que le précédent, tout aussi prenant.Et s'il m'était resté un brin de raison, c'est lui que j'aurais contenté ce soir là. Je me serais libérée de son emprise au matin; le démon du rythme était mille fois moins dangereux que mon instinct prédateur. Mais la proie tentatrice se mêlait aux centaines d'autres odeurs sucrées,sur la piste de danse, leur insufflant à chaque frôlement une infime touche d'elle, m'invitant à la poursuivre.

Je m'étais faufilée entre les corps entrelacés, épousant à chaque seconde la façon de bouger de celui ou celle qui me faisait face, luttant à grande peine contre l'indicible ivresse qui mettait tous mes sens en ébullition. Après avoir ainsi traversée toute la boîte, j'étais parvenue à lui mettre la main dessus.

Accoudé au comptoir, il avait le regard profond, d'un noir glacé inhumain. Il m'avait repéré dés que j'avais émergée de la foule houleuse, nous nous étions reconnus en une fraction de seconde. Lui aussi, au fond, il m'avait cherchée toute sa vie, sans le savoir. Nos regards s'étaient croisés l'espace d'un interlude musicale et le silence m'avait coupé le souffle. L'intensité du moment menaçait de m'étouffer.

Puis les tambourinements avaient repris, furieux. Une chanson que la foule avait acceuilli à grands cris et sautillements surexcités. Lui, restait figé. Et même assis sur un tabouret, on voyait à quel point il était grand. Le teint hâlé, les yeux creux, les paupières tombantes, à vu d'oeil un universitaire. L'un de ces types assez friqués qui s'envoyait sans scrupule des filles à la pelle. Mon instinct avait repris le dessus. Après un bref frisson de plaisir, mon corps avait adopter la gestuelle adéquate pour l'attirer dans ses filets. Et il s'était vite retrouvé hypnotisé; j'incarnai sa définition même du mot fantasme.

J'avais minaudé, l'avait caressé avec légèreté. A chaque minute l'attente se faisait de plus en plus insupportable, l'odeur plus alléchante. Enfin, il proposa de quitter les lieux. J'avais accepté avec joie, un sourire mi complice mi aguicheur sur les lèvres. L'air du soir était d'une fraîcheur cinglante, il aurait pu dégriser n'importe qui, qui n'aurait pas autant bu que moi.  Je soupirai, parlant un cran trop haut pour mieux m'entendre;"J'en ai eu de la chance de te croiser Keito." Il m'adressa un sourire sans expression qui se devait d'être sincère, ou du moins de le vouloir: "Non, Aiji, c'est moi qui ait eu de la chance de te trouver."

Je me blottis contre son torse: "T'es vraiment, trop mignon de me raccompagner, tu le sais ça?" Ses pupilles s'étaient dilatées. A quelques pas seulement de l'entrée de la boîte, il nous avait enfoncé dans une ruelle crasseuse et étriquée comme on en trouvait dans les agglomérations nippones. Elle était saturée d'humidité et de déchets.Le pouls de Keito me battait aux oreilles. La tension grimpa d'une marche. Il me plaqua contre le mur sale. Je parus surprise, presque effarée, ce qui alimenta clairement son fantasme, celui dont il était en quête depuis tant d'années.

Il s'était jeté sur moi, m'embrassant avec l'avidité et la brutalité d'un rapace fondant sur sa proie. Le cri que je poussai fut pour une part choqué, d'autre part troublé, presque une sorte de gloussement. Il se fit plus pressant encore, s'avançant jusqu'à glisser l'une de ses mains entre mes cuisses.

Je sentais arrivé le point de non retour. Je me raidis, me débattis, comme dans ses rêves. Il transpirait de violence, ses vrais instincts s'éveillaient. J'étais parvenue à le giffler, à le griffer. Sous l'effet de la douleur, ses yeux s'illuminèrent d'une lueur sauvage. Plus que quelques secondes et on y serait, mon délicieux parfum serait prêt à la dégustation. Haletante, je me révoltai: "Non mais ça va pas ? Gros naze! Tu penses qu'avec du fric et ta gueule on fait tout ce qu'on veut c'est ça?" Il réprima un rictus, presque extatique. Les autres filles étaient trop stupides, trop sales, trop cupides; elles n'étaient arrogantes qu'en surface, quand les choses devenaient sérieuses, elles s'applatissaient. Elles pleuraient, elles suppliaient, trop tôt.

La majorité d'entre elles n'allaient même pas porter plainte, elles acceptaient l'argent. Mais moi, il le voyait, je n'étais pas de celles là. J'étais la perle rare, celle qu'il avait attendu. "Mais qu'est ce que tu racontes ? C'est toi qui l'as voulue...

- Moi? Non mais tu rêves! Je te prend en pitié et  tu te fais tout un film?!" Il avait serré les poings, glissant l'une de ses mains dans la poche de sa veste, mâchoire crispée :" Tu disais que t'avais de la chance de m'avoir rencontré, que j'étais un mec génial.

- Et toi, tu crois tout ce qu'on te dit, comme un con? Tu me payais des verres, crétin!" Ses yeux envoyaient des éclairs. Il se passa la langue sur les lèvres d'un geste rapide. Il se nourrissait de mon dédain, il s'en délectait, encore un peu, juste un peu, et son délire psychotique prendrait forme. "Tu crois que je ne sais pas qui t'es? Je me suis juste servi de toi, imbécile. Tu vaudras jamais mieux que ton frère."Son visage s'assombrit.

L'effluve était merveilleuse à présent.D'une noirceur pure. Je lui avais lancé un dernier regard méprisant, avait fait mine de m'éloigner, titubant vers la rue principale. Il m'avait agrippée le bras avant que je ne sois hors de portée, me déboitant presque l'épaule gauche. Son cutter m'avait effleuré le cou, son souffle rauque m'avait couru sur la nuque. Il avait l'haleine chargée, mais je savais qu'il était lucide: " Tu vas retirer ce que t'as dit sale pute, tu vas le retirer de suite..." Il me caressait la poitrine du bout de sa lame.

"Tu penses que t'es trop bien pour moi? Que je vaux pas le coup? " Il m'avait tiré la tête en arrière, m'aggripant les cheveux. Je le gratifiai d'un sourire retord, à la limite de l'hilarité: "Tu vas faire quoi avec ton jouet? Même ça tu serais cap' de le foirer." L'obscure odeur se massa sur elle-même, s'enroula, comme prête à exploser, terminant de s'emparer de tous mes sens en émoi.

" Retire le!Retire ce que tu viens de dire, poufiasse!" Et il m'avait poignardé, d'abord à la poitrine, puis au ventre avant de venir s'acharner sur mon sternum :"Crève! Crève! Crève!". Ce ne fut qu'une trentaine de coups plus tard qu'il relâcha mon corps sur le sol souillé de la ruelle:" Ah! ah, ah ! Alors, qui c'est l'incapable maintenant? Hein, pétasse? C'est qui?" Il avait jeté un coup d'oeil à ses mains poisseuses avant de me fixer, étendue à ses pieds.

Je me vidais de mon sang. Un déclic se fit dans sa tête. Fébril, il déboucla sa ceinture et baissa son pantalon: " Ce serait con que tu meurs sans savoir ce que ça fait, quand je baise." Au moment où il s'installa au dessus de moi, je me sentis sombrer. Mon coeur eut un dernier sursaut, puis le ciel d'encre se teinta de rouge. Mon rouge bien aimé, pourpre rouille.

Je lui attrapai la tête et murmurai entre deux hoquets: " J'aimerais bien voir ça, petit con." Mon poing s'était ensuite glissé dans son ventre, comme dans du beurre. Je me délectai du parfum qui m'avait attiré jusqu'à lui; l'odeur de ma proie. " Tu as été un très vilain, très très vilain garçon, mon petit."Je l'évidai en douceur, me laissant complètement sombrer dans le plaisir de la victoire. J'inspirai tout de lui, par tous les pores de ma peau, me baignant dans ses entrailles: "Alors, combien ça t'en fait jusqu'à aujourd'hui?"

Mon poing quitta le cocon douillet de son ventre, une poigné d'intestins en main. Ils palpitaient encore, le sang était bouillant. L'histoire de sa vie me flotta sous lees yeux clos: sa première victime avait été la petite amie de son frère, elle avait porté plainte et la famille avait étouffé l'affaire. Il avait passé un séjour en asile, mais il avait toujours regretté de ne pas l'avoir tuée. De retour dans un monde dont il se sentait déjà exclu, son noir désir n'avait cessé de grandir. Il y avait eu plusieurs tentatives loupées, mais jamais la même satisfaction que lors de son premier viol.J'avais redressé la tête, satisfaite, frissonante.

"Et aujourd'hui tu passes au meurtre? Ah, mon pauvre Keito, j'ai bien peur qu'il ne me reste rien à sauver de toi. " Il n'y eut aucun hurlement. La Bête s'en était repue entièrement, viscère après viscère, jusqu'au coeur, savoureusement délicieux. Keito Amano, ma première victime. Mon plus grand regret.

C'était avec lui que j'avais franchi la limite dont m'avait tant parler ma mère; celle de l'Autre monde. Le monde des Démons dont elle et moi nous faisions partis, sans en faire vraiment partis. Lycantes, des bêtes qui se nourissent de la noirceur humaine. Et pour les en soulager seulement, nous avions droit à un pied dans la lumière. Une existence à demi humaine.Alors la limite était plus présente pour nous que pour n'importe quelle autre démon; nous devions fuir les âmes les plus noires, de peur que notre propre obscurité ne finisse par nous consumer. 

Quand j'avais pris le chemin de retour, me mouvant dans les ténèbres de la ville, rongée par une culpabilité sans nom, elle trônait fièrement, haute dans le ciel, la pleine lune rousse. Le rire de la Bête s'épanouit, là, dans ma tête. 

"...Le Démon ne se cache jamais là où on l'attend." 

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