Avec la mort pour unique compagne (remanié pour concours)

Francesca Calvias

Nouvelle tirée de mon roman "Avec la mort pour unique compagne", très librement inspiré de la vie du tueur en série Joseph Vacher.

   Je m’appelle Gaspard. C'est tout ce que je sais sur moi-même.  Je crois que je dois avoir 14 ou peut-être bien 15 ans.  Je ne sais pas.  Je ne sais plus.  Je ne me rappelle pas.  Tout ce que je sais c'est que je suis encore jeune.  J'erre dans la ville, depuis combien de temps au juste?  Et dans quelle ville?  Je n'en sais rien.  Les jours succèdent aux jours.  Les nuits succèdent aux nuits.  Je me suis fait une tanière sous un pont, près d'un grand cours d'eau.  Personne ne passe jamais par ici.  Je suis un vagabond.  Un SDF.  Un clochard.  

   Je n’ai pas de famille.  Je n’ai plus de famille.  Je crois que j’en avais une avant.  Les gens que je croise ont tous peur de moi.  Ils m’évitent.  Ils me chassent et me rejettent parfois, pourtant je ne leur demande rien. Je suis laid, ça doit être pour ça.  Défiguré sur un  côté du visage et du corps, par des terribles cicatrices.     

    Je ne sais pas comment j’ai eu ces cicatrices, pourtant elles sont encore rouges et gonflées.  Certaines me font très mal.  Elles sont infectées, sans doute parce que je ne me lave jamais et que je ne me soigne pas.  Elles ne doivent pas être tellement anciennes.  Vu mon âge, elles doivent être récentes.  Il paraît que je sens mauvais.  C’est vrai que je ne me lave jamais ou presque.  Parfois quand il fait vraiment trop chaud, il m’arrive de plonger dans le cours d'eau avant de reprendre chaque nuit, mon errance dans cette ville, puis de revenir, chaque matin dans ma tanière avec les trésors que j'ai déniché.  Je ne change jamais de vêtements puisque je n’en n’ai pas d’autres que ceux que je porte.  Ce ne sont même plus des vêtements, ce sont des loques informes et malodorantes.  Mais ça n’a pas vraiment d’importance.       

    J’erre dans la ville, à la recherche de je ne sais quoi.  Je marche sans but.  Je parcours des kilomètres et des kilomètres chaque nuit et le matin, je m’endors, harassé dans ma tanière sous mon pont.     

    Je ne sais pas pourquoi je suis à la rue.  Je ne sais pas depuis quand non plus.  Je ne sais pas comment je suis arrivé ici.        

    Je sais qu’il m’est arrivé quelque chose de terrible durant ma petite enfance, mais je ne me rappelle plus ce que c’était.  Je me souviens d’une lumière vive, d'une chaleur épouvantable, d’une douleur atroce, des hurlements déchirants, peut-être les miens…  peut-être ceux de mes parents, de ma famille...  et puis le noir total.  Le néant.        

    Je sais que je m’appelle Gaspard, mais je ne sais pas comment je le sais.  Pourquoi je me rappelle de mon prénom et pas du reste ?  Je crois qu’avant j’avais une famille.  Mais avant quoi ?  Comment était ma famille ?  Où habitais-je ?  En ville?  Dans la campagne?  Je ne sais pas.  Tout ce que je sais, c’est que le monstre qui vit en moi a la haine.  Une haine terrible lui déchire le coeur, au point que souvent, il s'empare de mon esprit et me fait agir à sa place.  Il aime faire peur.  Il aime faire mal.  Il aime tuer.  Il aime violer les enfants, les femmes, les animaux.  Il aime voir les animaux et les gens souffrir.  Il aime voir la peur sur le visage des gens lorsque je les tue.      

    Oui je n’ai que 14 ou 15 ans, mais j’ai déjà tué à maintes reprises.  J’ai commencé par tuer des animaux.  Des chiens, des chats, des rats, parce qu’ils hurlent quand on leur fait mal et qu’on fait durer le supplice.  Contrairement aux araignées et aux mouches qu’il n’est pas amusant pour le monstre de voir de tuer puisqu’on ne les entend pas crier de douleur.  C’est tellement bon pour lui, de voir ce regard de supplications lancé par l’animal agonisant et de se dire qu’on ne cèdera pas, qu’on est le plus fort.        

    Je crois que tuer est dans ma nature.  C'est pour ça que le monstre a réussi à entrer en moi.  Je suis comme ça.  Je suis venu sur terre pour faire le mal, pour faire souffrir.  Je ne dis pas que ça me rend heureux pourtant.  Je crois que rien ne peut me rendre heureux.  J’ai bien trop mal pour cela.  Qui pourrait être heureux en souffrant comme je souffre et en étant aussi défiguré ?  Qui pourrait être heureux sans famille, en sachant que l’on va rester seul toute sa vie ?  Non, tuer ne me rend pas heureux, mais ça me soulage.  Ca me permet de décompresser.  Et ça fait plaisir au monstre.        

    Pourtant je ne tue pas tout le monde ni tous les animaux que je rencontre.  Non, il y a plein de gens que je n’ai pas du tout envie de tuer.  Je ne ressens absolument rien quand je les rencontre.  Même si la haine est toujours présente en moi, je ne ressens pas toujours l’envie de tuer.  Par contre, d’autres fois, quand je rencontre ceux que je dois tuer, c’est comme si quelqu’un d’autre entrait en moi.  Il faut que je leur fasse mal et que je les tue.  Et ça me fait du bien.  Un bien fou.  Et surtout, chaque fois que j’ai tué, une parcelle de mes souvenirs me revient.  Oh jamais grand-chose.  Des flashes rapides. Tellement rapides même qu’il m’arrive de les oublier aussitôt.  Et là j’ai mal.  J’ai d’autant plus mal qu’il m’arrive parfois de ne plus rencontrer de personnes que je doive tuer pendant des jours et des jours, et même parfois pendant des semaines ou des mois.   

    Mon premier crime, mis à part les animaux, a été un jeune garçon de 10 ans.  Il jouait dans un parc alors qu'il faisait déjà nuit.  Il se balançait en rêvant.  Son vélo était posé un peu plus loin.  Il n’y avait personne aux alentours.  Il faisait chaud.  J’avais terriblement soif.  Au début je m’étais approché du garçon pour lui demander s'il n'avait pas à boire.  Mais au moment où je suis arrivé près de lui, les mots ont refusé de sortir de ma bouche.  Le monstre s’est emparé de moi.  Il est entré en moi comme lorsque je tuais des animaux. Et il a fallu que je tue ce jeune garçon.  Je l’ai attiré dans une fausse grotte dans le bac à sable.  Je me suis mis à le frapper.  Lui il hurlait de toutes ses forces.  Il hurlait comme un porcelet que l’on égorgeait.  Il me suppliait de ne pas lui faire de mal, de le laisser aller.  Il me promettait même de me donner l’argent de ses parents, car il savait où ceux-ci cachaient leurs biens, si je le laissais partir.  Mais je ne pouvais pas.  Je n’étais plus moi.  Je n’étais plus Gaspard.  J’étais le monstre qui devait tuer et qui aimait ça.       Un chien hurlait à la mort pas loin de nous.  Sans doute un promeneur.  D'autres chiens ont fini par lui répondre en chœur.  Mais ça ne me faisait rien.  Je n’avais pas peur.  Le monstre était en moi et il était plus fort que tout et tout le monde.  Rien ne pouvait m’arriver quand le monstre prenait possession de mon être.  

    De mon être, mais pas de mon âme, étrangement.  Parce que je me voyais tuer. Je me rappelais bien des meurtres.  Je me rappelais bien de tout ce que j’avais fait.  Je savais que c’était mon bras qui agissait, même si c’était le monstre qui l’avait décidé.  Je crois que j’aurais pu résister au monstre si je l’avais voulu.  Mais je crois bien que je n'en n'avais pas envie.  Je n’aurais pas tué cet enfant, ni tous les animaux que j’ai tué, si le monstre n’était pas entré en moi, mais je ne voyais pas non plus la raison pour laquelle j’aurais résisté.  Il fallait que je les tue pour faire plaisir au monstre, parce qu’il ne savait pas agir lui-même, donc il m’empruntait mon bras si on peut dire, et mon paiement était le fait que je récupérais des bribes de mémoires lors de chaque meurtre.  Et puis aussi, j’étais un peu moins seul quand le monstre entrait en moi.  Ça compte pour un garçon de mon âge qui passe sa vie tout seul et qui n’a jamais personne à qui parler.        

    Le monstre.  Je l’appelais ainsi alors que je savais bien qu’il avait un nom.  Je savais qu’il n’avait pas été baptisé « le monstre », mais là encore je ne parvenais plus à me rappeler son nom.  Pourtant dans l’action, quand je commettais un meurtre, son nom m’apparaissait en lettres de feu dans mon esprit.  Et étrangement, alors que je me rappelais pourtant de tout, le nom du monstre s’effaçait de mon cerveau une fois le crime commis.      

    Pour en revenir au petit garçon dans la fausse grotte du parc, il hurlait de terreur et de mal.  J’ai sorti mon couteau, je l’ai piqué au visage, aux bras, à la poitrine, au ventre.  Je l’ai d’abord piqué juste pour lui faire mal et pour lui faire peur en faisant couler le sang que j'ai léché.  C'est tellement bon le sang!  Je l’ai mordu aussi : au bras, au ventre.  Je lui ai arraché quelques morceaux de chair que j’ai mâchés avec bonheur.  C’était la première fois que je mangeais de la chair humaine.  Avant, lorsque je tuais des animaux, je dévorais aussi quelques morceaux crus, mais ce n’était pas de la chair humaine.  Ca restait de la chair animale.  Mais la chair humaine prélevée sur le petit garçon encore vivant, c’était la chose la plus exquise, la plus savoureuse que j’aie jamais mangé.  Je ne pense pas que quelque chose puisse être meilleur que de la chair de petit garçon.   

    Le temps a passé.  Je suis devenu adulte, vivant toujours dans ma tanière, dévorant toujours des enfants, des adultes.  Personne ne m'a jamais soupçonné.  Du reste, qui me connaissait?  Qui savait que j'existais?  Je ne vivais que la nuit.  La guerre a éclaté.  La ville a été détruite par les bombardements.   

    Et puis, un jour, un obus a explosé pas loin de moi.  Une peur terrible m'a envahi et mes souvenirs sont revenus... d'un seul coup. J'ai su qui j'étais.  Je me suis rappellé de mon enfance et de ce qui était arrivé à ma famille, pourquoi j'étais seul et défiguré.  Je me suis rappellé qui était le monstre.   

    Alors je suis parti.  J'ai quitté la ville.  Je suis rentré chez moi, dans mon village que le monstre avait détruit par le feu dans l'espoir de racheter les terrains à bas prix.  J'ai appris qu'au village d'en bas, le fils du monstre qui avait mon âge était porté disparu à la guerre et sa femme et ses enfants le pleuraient.  Je suis rentré chez moi.  Chez lui.  

    Je suis devenu le mari de sa femme, le père de ses enfants.  Mes cicatrices causées par le feu allumé par le grand-père de "mes" enfants étaient devenues des blessures de guerre.  Même le monstre et sa femme s'y sont laissé prendre.  Ils ont cru que j'étais leur fils revenu miraculeusement de la guerre.   

    Ce jour-là, j'ai tué le monstre après lui avoir dit qui j'étais et lui avoir fait comprendre que j'allais prendre la place de son fils pour sa famille.  Puis, je l'ai jeté dans un ravin.      J'ai eu d'autres enfants avec ma femme et aujourd'hui encore, nous formons un ménage uni.  Nous avons de nombreux enfants et petits enfants qui viennent régulièrement nous voir.   

    Le monstre n'est plus jamais réapparu et on n'a jamais retrouvé son cadavre.  Je n'ai plus jamais tué personne.  Je suis devenu un agriculteur tout ce qu'il y a de plus respectable...    

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