Chair disparue

Laurence Rodriguez

Episode 1

Je me réveille dans un brouillard complet : je ne sais plus qui je suis, où je suis, et encore moins ce que je fais là. "Là", c'est une étendue d'herbe avec quelques arbres, trois tables flanquées de deux longs bancs en bois et une poubelle. Cet espace pseudo-naturel est délimité par une route bétonnée, qui longe un bâtiment gris dont je ne parviens pas à déterminer l'utilité. Un bruit de fond sourd me pousse à regarder au loin : j’aperçois entre les arbres des véhicules qui roulent très vite et, plus près de moi, une poignée de voitures au ralenti. J'avance dans leur direction, je contourne le bâtiment… et je parviens enfin à déterminer la fonction de ce lieu, à défaut de me souvenir des raisons pour lesquelles je m'y trouve : une station-service, devant un magasin qui jouxte un restaurant, le tout agrémenté d'une aire de pique-nique... J'ai émergé sur une aire d'autoroute.

Emergé de quoi, d’ailleurs ? Du sommeil ? D’une syncope ? Je n’ai aucun souvenir de m’être endormie ou évanouie. Pour être plus précise, je n’ai plus de souvenirs du tout. J’aurais donc perdu conscience, d’une façon ou d’une autre, sur l'aire de pique-nique ? Personne ne m'y aurait dérangée, en tout cas : elle est déserte. On doit être hors-saison. Pourtant le soleil brille, les quelques personnes dont je parviens à distinguer l'accoutrement sont habillées très légèrement, une dame qui sort de sa voiture semble même incommodée par la chaleur. Pas moi. Ou peut-être n'en suis-je pas consciente, trop occupée à rassembler mes esprits – ou le peu qu'il en reste – pour me soucier des conditions météorologiques.

J’entre dans le magasin. Des biscuits, des bonbons, des boissons, des revues, certaines sous emballage plastique... l'assortiment classique de ce genre de boutiques. Ma mémoire me restitue aussitôt plusieurs commerces basés sur le même principe, sur diverses aires d’autoroutes. Mais si je me souviens de détails aussi triviaux, pourquoi alors ai-je tout oublié de mon identité ? Et comment la retrouver ?

Etais-je seule, d'abord ? Si ce n'est pas le cas, il me suffira de retrouver les gens qui m’accompagnaient pour être fixée. La mémoire reviendra peut-être après coup ?

Je me promène dans les rayons de la boutique en scrutant les rares clients avec insistance, dans l'espoir que l'un d'eux s'écrie « Maman ! » ou « Chérie ! » ou un prénom féminin, éventuellement assorti d’un « Mais où tu étais ? » inquiet. N'importe quoi qui me fournirait un renseignement à mon propre sujet. Mais personne ne m'accorde la moindre attention.

La seule information que je tire de mes déambulations est d'ordre géographique : la boutique propose entre autres des centaines de paquets de nougats multicolores, on ne doit donc pas être loin de Montélimar. Tiens, l’association ville / spécialité est restée intacte dans ma mémoire, alors que je serais bien en peine de déterminer si j'aime le nougat ou pas. J’essaye d’en imaginer un dans ma bouche, mon esprit m’en restitue parfaitement le goût et la consistance, mais impossible de déterminer si cela me procure du plaisir ou du dégoût. J’hésite à en acheter un paquet pour vérifier, puis j’abandonne l’idée : ce n’est pas l’aspect de ma personnalité qui me préoccupe le plus, j’y reviendrai peut-être plus tard.

Le magasin n'est pas un hypermarché, loin de là : on en fait vite le tour. Je m'approche du restaurant mitoyen, toujours dans l’espoir que quelqu’un m’y reconnaîtra. Je reste plantée à l’entrée et parcours du regard les clients attablés. Il sont peu nombreux : cinq familles en tout, assez éloignées les unes des autres, comme si sur cette aire d’autoroute plutôt dépeuplée chacun tenait à conserver son intimité jusqu’au bout.

Personne ne lève les yeux sur moi. Logique : ils sont là pour manger rapidement et repartir, pas pour mater les clients qui entrent dans le restaurant. Par contre, mon regard s’arrête net sur la troisième famille qui apparaît dans mon travelling intérieur. Un trentenaire, un petit garçon de sept ou huit ans et un tout-petit de deux ans à peine, installé dans une chaise de bébé. L’homme montre des signes d’impatience, il parle avec une certaine véhémence au plus grand des enfants qui semble se défendre pour éviter d’être grondé.

Et soudain, le flash. Ce sont eux. J’étais avec eux. Ma famille. Mon mari et mes enfants. Nous partions en vacances et nous nous sommes arrêtés pour déjeuner, avec tout ce que cela comporte : pipi, manger, boire, acheter des boissons et des confiseries pour la suite du voyage et éventuellement quelques journaux enfantins supplémentaires, bien que la plage arrière soit déjà recouverte de livres, bandes dessinées et jeux pour la voiture.

Ça y est, les « détails » me reviennent. Mon mari s’appelle Thomas, il est architecte. Il a 35 ans. On a fêté récemment nos dix ans de vie commune – dont sept de mariage. L’aîné va avoir huit ans, il s’appelle Quentin, et le tout-petit, Mathis, vient de fêter son deuxième anniversaire. Et moi-même… je m’appelle Claire, et j’ai 32 ans ! Hourra, le compte est bon !

Ouf. Je me sens déjà mieux. Tout n’est pas encore clair dans ma tête, loin de là, mais je me souviens de l’essentiel : l’identité des trois êtres qui me sont le plus chers au monde… et la mienne. Cela ne m’explique toujours pas ce que je fais là, à l’écart, pourquoi je ne suis pas attablée avec eux, et pourquoi il m’a fallu tant de temps pour retrouver des connaissances aussi basiques. Je remarque alors le quatrième plateau, devant la chaise vide. Le mien ? J’aurais donc mangé avec eux ? Puis je me serais levée, peut-être pour aller aux toilettes ?

Non. J’y étais allée avant le repas. Ça me revient. Après avoir mangé deux fois plus vite que les autres, comme d’habitude, je me suis éclipsée pour aller faire une razzia dans la boutique. Pour acheter… des nougats de Montélimar, dont je raffole ! Mais oui ! Je sens à nouveau la consistance et le goût ultra-sucré dans ma bouche, mais cette fois l’évocation me procure une telle envie que je dois me retenir pour ne pas foncer en acheter. On se calme. Il reste plein de zones d’ombres. D’abord, pourquoi cette brève amnésie dont je n’ai pas récupéré entièrement, et ce réveil sur l’aire de pique-nique… alors que nous avions mangé au restaurant ? Je ne me souviens pas non plus que nous ayons acheté de quoi pique-niquer, d’ailleurs…

Je n’étais pas seule dans la boutique – la vanne aux souvenirs s’est ouverte, décidément ! Quentin m’avait accompagnée pour m’aider à choisir les nougats – lui aussi adore ça – et dans l’espoir de trouver des journaux pour enfants avec des jeux, des BD, etc. Ça le rend tout fou parce qu’ils sont souvent en paquet, ces vieux numéros invendus, et il aime bien arracher l’emballage en plastique avant d’y avoir accès, il trouve que ça fait « un peu comme à Noël ». La première fois qu’il m’a sorti ça j’ai rigolé, mais un peu jaune : ça vaut le coup de passer des heures à lui faire de superbes paquets-cadeaux, ai-je pensé, si du vulgaire plastoc lui convient tout aussi bien…

On s’était séparés devant les nougats : après avoir choisi ses préférés, les plus mous, il s’était désintéressé de la question et avait couru vers les journaux. J’avais fait un petit tour de la boutique dans l’espoir de trouver d’autres spécialités locales, puis je m’apprêtais à rejoindre mon fils quand quelque chose avait attiré mon attention vers l’arrière de la boutique. En fait, non : j’avais remarqué ce quelque chose depuis l’arrière de la boutique, mais ça se passait dehors, derrière la porte vitrée qui donnait sur la route que je viens de longer, celle qui sépare le bâtiment de l’aire de pique-nique. Qu’avais-je vu ? Impossible de m’en souvenir. Mais je m’étais approchée de la porte vitrée pour mieux l’observer. Etais-je sortie ? Sûrement, puisque je me suis réveillée de l’autre côté de la route. Que m’était-il arrivé ?

J’hésite entre rejoindre ma famille et retourner à l’arrière du magasin pour en avoir le cœur net. Je renonce à la deuxième option : il me semble plus urgent de rassurer les miens. En plus ils m’aideront sans doute à colmater les brèches, nombreuses encore, qui perturbent ma mémoire. Je n’ai vraiment pas envie de passer le reste du voyage – voire du séjour – à tenter de reconstituer les pièces du puzzle.

J’avance dans le restaurant en direction de ma petite famille, le sourire aux lèvres. En m’approchant, je surprends une partie de la conversation. Quentin, visiblement lassé de répéter sa version, assure qu’il m’a juste aidée à choisir les nougats, et qu’après je lui ai permis d’aller « aux journaux » tout seul. A un moment il est revenu au rayon des nougats pour me demander de lui acheter un Journal de Mickey, mais je n’y étais plus. Il a regardé autour de lui, m’a appelée, puis il est retourné en courant au restaurant pour retrouver son père et son petit frère, parce que ça lui « faisait peur d’être tout seul ». Thomas répond qu’il ne comprend pas que je me sois éloignée en le laissant seul, justement.

C’est bien mon avis. Je suis plutôt mère-poule que je-m’en-foutiste habituellement, je n’en reviens pas moi-même d’avoir « abandonné » mon petit garçon dans un lieu aussi anonyme et passant à la fois, même pour quelques secondes. Je comprends l’énervement de mon mari, et en même temps je perçois dans sa voix son inquiétude pour moi.

J’arrive à la table sans qu’aucun des deux ne lève les yeux sur moi, trop accaparés sans doute par leurs explications. Seul Mathis me fait un grand sourire et pousse un « Aaaah » de ravissement, auquel je réponds par un regard débordant d’amour. Puis je me tourne vers mon mari en préparant dans ma tête les maigres explications que je vais lui fournir, et les questions, beaucoup plus nombreuses, que j’ai l’intention de lui poser. Mais Thomas regarde fixement l’entrée du restaurant, en direction de la boutique, le visage figé. Là, il exagère. Je ne supporte pas qu’il me fasse la tronche devant les enfants : on peut régler nos comptes entre nous, après coup, mais si on veut que nos enfants nous témoignent du respect, il faut déjà qu’on en affiche l’un pour l’autre devant eux. Au moment où je vais lui dire tout haut le fond de ma pensée, Quentin s’exclame, des larmes dans la voix : « Mais elle est où, Maman ? ». Thomas lui répond : « On va la trouver, chéri. On va aller tous les trois à la boutique. Si elle n’est pas là, on cherchera sur l’aire d’autoroute, et on la trouvera, ne t’inquiète pas : ce n’est pas si grand, ici ! »

Un étrange malaise m’envahit, qui évolue très vite en angoisse. Thomas ne jouerait pas une comédie pareille dans le seul but de me punir pour m’être absentée trop longtemps, tout de même ! Et même s’il était assez stupide pour le faire, Quentin ne jouerait pas le jeu !

Ils ne me voient pas. Ils ne sont même pas conscients de ma présence.

Est-ce dû au choc causé par cette révélation ? Ou à un choc beaucoup plus physique, celui qui aurait provoqué ma perte de conscience et mon amnésie momentanée ? Toujours est-il que moi-même, du coup, je n’ai plus l’impression « d’y être ». Suis-je en train de rêver ? Ou… de mourir ? Accident, crise cardiaque, AVC ? On raconte tant de choses sur les derniers instants, du tunnel de lumière au défilé des images de notre vie… A moins que je ne sois dans le coma ? Dans ce cas, mon « vrai moi » est peut-être allongé sur un lit d’hôpital ? Mais alors, que fait ma famille dans ce restaurant ?

Cette incertitude m’est insupportable. Si je ne suis pas attablée avec mon mari et mes enfants dans le relais d’une aire d’autoroute, je dois absolument savoir où je me trouve vraiment !

Soudain, le noir. Je pense dans un premier temps qu’on a éteint les lumières du restaurant, puis je réalise que c’est impossible : les baies vitrées interdiraient une telle obscurité, j’aurais remarqué tout au plus que la pièce s’est assombrie. De plus, je n’entends plus le dialogue entre mon mari et mon fils aîné, ni le brouhaha des autres clients du restaurant. A la place, le bruit d’un moteur.

Je suis dans une voiture, sur l’autoroute. J’en suis sûre maintenant : je reconnais ce ronronnement régulier, sans à-coups, très différent de celui qu’on entend quand on roule en ville. Est-ce la voiture familiale ? Dans ce cas, j’aurais fait un saut dans le temps ? En avant, ou en arrière ? Ma famille est-elle repartie après m’avoir cherchée en vain, ou au contraire suis-je revenue une heure ou deux plus tôt, quand nous roulions joyeusement sur le chemin des vacances, sans nous douter le moins du monde qu’une catastrophe allait nous tomber dessus ? Mais même le voyage dans le temps, aussi improbable qu’il puisse paraître, n’expliquerait pas cette obscurité.

Calmons-nous. Réfléchissons. Quelle partie d’une voiture est plongée dans l’obscurité ? Le coffre, bien sûr. Je suis dans le coffre d’une voiture qui roule sur l’autoroute. On m’a donc enlevée.

Je comprends mieux l’absence de réaction de ma famille : ils ne m’ont pas vue… parce que je n’étais pas là, tout simplement ! J’ai été enlevée, sans doute assommée puisque j’ai perdu conscience, et l’épisode du relais de l’autoroute n’était qu’un rêve représentant ce que je souhaitais le plus au monde : retrouver ma famille, ma vie normale, échapper à ce cauchemar dans tous les sens du terme !

D’autres souvenirs me reviennent en mémoire : ce qui a attiré mon attention depuis l’arrière de la boutique et m’a donné la mauvaise idée d’en sortir, c’est ce jeune homme qui est tombé à genoux en se tenant la poitrine. Dans un même mouvement, j’ai poussé la porte vitrée d’une main et me suis emparée de mon portable de l’autre, pour appeler le SAMU si besoin était. Je ne me souviens pas de la suite.

Sans transition, je me retrouve assise sur la banquette arrière d’une voiture. La même ? Le bruit du moteur n’a pas changé, en tout cas. A côté de moi, un adolescent sanglote sans retenue. Serait-ce… lui ? Je n’en suis pas certaine : tout s’est passé si vite, j’ai à peine aperçu le visage du garçon qui s’effondrait. Celui du jeune homme à côté de moi est déformé par une crise de larmes hystérique. Le passager avant se retourne à moitié et hurle « Ta gueule ! » au gamin qui fait un bond sur place, reste figé quelques secondes puis recommence à pleurer, plus silencieusement cette fois. Le conducteur a sursauté aussi, mais il n’a pas tourné la tête vers son passager – heureusement pour notre sécurité. Aucun des trois ne semble avoir remarqué ma présence.

C’est tout simplement impossible. Cette évidence ajoutée à ma mystérieuse « téléportation » depuis le coffre jusqu’à la banquette arrière renforcent encore ma certitude : je rêve. Ou plutôt, je cauchemarde. Dans le meilleur des cas, je dors dans mon lit douillet, la veille du départ en vacances, et c’est mon angoisse habituelle avant un voyage en famille qui m’a inspiré ce rêve charmant. Thomas va bien rire quand je le lui raconterai au petit-déjeuner, lui qui m’accuse d’être un peu névrosée.

Pourquoi ai-je du mal à croire moi-même à cette version ? Parce que je suis pessimiste de nature, ou parce que je n’ai jamais fait de rêve aussi réaliste, et qui dure si longtemps ? J’imagine mieux le scénario catastrophe où, pour une raison ou une autre, je serais plongée dans le coma et je ferais des rêves incohérents, dont je serai expulsée à un moment ou un autre par le réveil… ou par la mort.

— T’es trop con.

C’est le passager assis à la place du mort qui a parlé. Il a à peine élevé la voix. A l’évidence il s’adresse au conducteur, qui réprime un sanglot.

— Je n’ai pas fait exprès… J’ai stressé, et…

Sa voix se brise.

— Ah non ! Tu ne commences pas à chialer comme Anthony : deux chochottes en larmes, c’est trop pour moi ! Je ne supporterai pas ça sur… quoi ? Une douzaine de bornes, avant de quitter l’autoroute ?

Le jeune homme fait un mouvement de tête qui semble signifier « oui, plus ou moins », déglutit et continue à conduire dans un silence épais, à peine troublé par les sanglots discrets de l’adolescent à l’arrière. J’aurais préféré en apprendre plus, mais puisque ces messieurs ont opté pour le silence j’en profite pour essayer de réfléchir sainement. Très vite, mes pensées dérivent vers ma famille. Ils doivent être morts d’inquiétude, à ce stade.

Et je les retrouve aussitôt. Thomas est au comptoir de la boutique, en grande discussion avec les deux vendeuses. Par habitude, je ne peux réprimer une petite pointe de jalousie : elles sont charmantes toutes les deux… La plus âgée doit avoir la trentaine, comme moi, mais elle est dotée d’une silhouette de rêve et de grands yeux bleus ; la deuxième est une blondinette d’une vingtaine d’années. Au moment où j’arrive, une des filles lui désigne la porte à l’arrière de la boutique. Il se tourne, ainsi que Quentin et Mathis qu’il tient chacun par une main. Du coup ils me font face tous les trois. Leurs regards me traversent, aucun ne semble s’apercevoir de ma présence.

— Elle est sortie par là, je ne sais pas pourquoi, explique une des vendeuses. Pour être honnête, on l’a observée attentivement parce qu’elle avait des paquets en main, et certains clients essayent de partir sans payer en empruntant cette porte. Mais elle a posé ce qu’elle avait pris juste avant de sortir, alors on a arrêté de la surv… enfin… de faire attention à elle !

— Je comprends, dit Thomas. Et après ? Vous n’avez vraiment rien vu d’autre ?

— Après, vous savez, on a dû s’occuper de nos autres clients ! Même si vous n’êtes pas très nombreux, il y a toujours quelqu’un à servir, à renseigner…

— Et donc, elle n’est pas revenue ?

— Non, d’ailleurs ce qu’elle avait choisi est toujours là, regardez les paquets de nougats !

En effet, posées sur des accessoires pour la voiture, les friandises multicolores ne passent pas inaperçues. Thomas met la main de Mathis dans celle de son grand frère, recommande à ce dernier de surveiller son cadet, et se dirige vers le fond du magasin. Il  prend les paquets de nougat et les contemple comme s’ils pouvaient lui donner des indications sur mon compte. Puis il regarde à travers la porte vitrée, en direction de l’aire de pique-nique. Ses yeux s’embuent : il a compris que la situation était grave. Il sait bien que je ne suis pas du genre à fuguer, surtout en laissant nos enfants derrière moi.

Soudain il sursaute, repose les nougats où il les a trouvés, ouvre la porte et se précipite vers la route. Il la traverse et se dirige droit vers un point fixe dont je ne parviens pas tout de suite à déterminer la nature.

Incroyable… Je le savais observateur, mais là, il m’épate : il ramasse un objet blanc qui se détache sur l’herbe, et rentre en trombe dans la boutique.

— Son portable ! crie-t-il. Il faut appeler la gendarmerie, il s’est vraiment passé quelque chose !

Merde. J’ai perdu mon portable. Cette préoccupation paraît ridicule comparée à l’avalanche de problèmes qui s’abat sur nous, mais la citadine moderne qui est en moi s’affole de ce nouveau contretemps : où que je sois réellement, je suis inatteignable et dans l’incapacité de communiquer.

Je me retrouve à nouveau assise sur la banquette arrière des trois types. Le paysage a changé : nous roulons désormais sur une départementale.

— Tu es sûr de savoir ce que tu fais ? demande le passager à l’avant.

— Mais oui, stresse pas ! répond le conducteur. C’est ma région, quand même ! Dans quelques kilomètres on arrive à un chemin champêtre qui mène à une forêt. J’y vais souvent avec… avec des copines, quoi !

Il ricane pour la forme, mais le cœur n’y est pas. Face au silence méprisant de son comparse il semble se tasser sur lui-même.

Comme annoncé, quelques minutes plus tard il tourne sur la droite et suit un chemin étroit mais interminable jusqu’à l’orée d’un bois. Puis il se gare.

Les trois garçons restent silencieux pendant une bonne minute. Puis celui qui semble être le chef ordonne :

— Bon. On y va. Damien, ouvre le coffre.

Le conducteur actionne la manette adéquate depuis son siège, tous trois sortent de la voiture presque au ralenti et se dirigent vers l’arrière. L’adolescent s’arrête brusquement, se plie en deux et vomit tripes et boyaux à ses pieds.

— Je ne peux pas ! sanglote-t-il entre deux spasmes.

— Pourquoi j’aurais juré qu’Anthony allait craquer ? ricane le caïd. OK, bouge pas, la fiotte, les grands s’en chargent !

Il joue les vieux durs, mais il est presque aussi pâle que le gamin, et le dénommé Damien ne vaut guère mieux. Personne n’a l’air pressé d’entreprendre la tâche qui les attend.

Le chef ouvre grand le coffre, sursaute comme s’il avait oublié ce qui s’y trouvait, jette un coup d’œil furtif vers son complice et articule d’une voix étranglée :

— Allez. On la sort de là.

Je suis leur regard, et le spectacle qui s’offre à mes yeux répond à la plupart de mes questions concernant mon statut actuel : je ne suis ni endormie, ni blessée, ni dans le coma, ni même en train de mourir.

Je suis morte, comme l’atteste mon cadavre disloqué qui gît au fond du coffre.

Synopsis

Personnages principaux :

Famille Guillet : Thomas, Claire et leurs enfants : Quentin, 8 ans, et Mathis, 2 ans

Jeunes : Franck, Damien et Anthony

1. La narratrice se réveille sur une aire d’autoroute, amnésique. Elle retrouve ses mari et enfants dans le restaurant, mais eux ne la voient pas. Elle est projetée dans une voiture avec trois jeunes gens. Quand ils s’arrêtent devant une forêt et ouvrent le coffre, elle y découvre son propre cadavre.

2. Claire comprend qu’elle est un fantôme et qu’elle peut se déplacer instantanément à volonté. Les jeunes enterrent son corps dans la forêt. Sur l’aire d’autoroute, les gendarmes trouvent des traces de sang ; Quentin a vu la voiture bleue qui a emmené Claire ; Mathis sent la présence de sa maman. Les jeunes identifient Quentin sur une photo que portait Claire. Franck veut l’éliminer, Anthony s’y oppose, Franck lui assène un coup de pioche.

3. Franck et Damien s’enfuient à l’arrivée d’une voiture. Les secours emmènent Anthony agonisant à l’hôpital. Claire dialogue avec lui. Sur l’aire d’autoroute, elle effraye un chien qui sent sa présence ; elle fait répéter phonétiquement à Mathis un message d’avertissement pour les policiers et Thomas.

4. Chez ses parents, Thomas appelle Lucy, sa secrétaire et maîtresse. Elle a été battue par son copain officiel : Franck ! Par la vidéosurveillance de l’autoroute les policiers identifient la voiture et obtiennent les coordonnées de Damien, son propriétaire. A l’hôpital, Anthony murmure « Claire » devant une infirmière.

5. La police fait le lien entre les deux affaires. Claire demande à Anthony d’avertir Thomas du danger et de sa présence, à son réveil. Anthony balbutie des bribes qui orientent les enquêteurs vers le bois ; ils retrouvent la tombe de Claire. Réveil d’Anthony qui demande à parler à Thomas.

6. Anthony lui raconte tout devant les policiers. Lucy, convoquée, déclare que Franck l’a battue quand il a découvert sa liaison avec Thomas et a juré de se venger. Franck kidnappe Quentin.

7. Franck guide Thomas vers la villa où il retient Quentin. Claire y trouve le fantôme du propriétaire, tué par Franck, et Quentin ligoté. Elle « souffle » à Mathis le nom de l’endroit où Quentin est retenu. L’info parvient à un policier.

8. Thomas se livre, Franck le bat et lui raconte la mort de Claire. A l’hôpital, elle donne à Anthony les coordonnées de la maison. A son réveil il les répète au policier de garde qui ne le prend pas au sérieux.

9. Damien ne veut plus obéir à Franck, mais a peur. Le fantôme du propriétaire indique à Claire l’emplacement d’une carabine dans la maison. Ils tentent de transmettre l’info à Damien et à Quentin. A l’hôpital, le policier de garde répète à son supérieur le « message » d’Anthony, le supérieur fait le lien avec les « élucubrations » de Mathis et envoie une patrouille vers la maison. Damien trouve la carabine. Franck lui ordonne d’étrangler Quentin.

10. Damien tue Franck avec l’aide des fantômes et de la police. Franck agonisant menace Thomas, puis son fantôme menace Claire. Arrestation de Damien.

Epilogue : Plus tard, Thomas dîne chez lui avec ses enfants. Il sait que Claire est présente. Le fantôme de Franck se manifeste soudain auprès de Claire, puis auprès de Thomas par l’intermédiaire de Mathis : lui aussi restera avec eux pour l’éternité...

Signaler ce texte