Changer le Monde (sic)

Yannick Bériault

Ce qui suit est une lettre ouverte à personne en particulier, à une multitude en général.  L’on peut s’y reconnaître comme destinataire si l’on souhaite - ou malgré soi, ce qui est plus probable.  Je salue d’avance ceux dont la position sera plus atypique, ou qui s’identifieront au destinateur.  De fait, ces derniers représentent peut-être l’espoir secret de ce texte, sa raison d’être.

       Vous portez en vous le rêve d'une démocratie bien articulée, les rouages bien huilés et tout élément bien à sa place. J'ai bien l'impression qu'une telle démocratie fonctionnelle a besoin d'un trop grand calme, d'une évacuation de la misère et d'une pacification des ardeurs qui, ici-bas, là où nous posons les pieds vous et moi, ne restent que vœux pieux. Pour ma part, je cherche à aimer ce monde, comme il est fait, à le vouloir à mesure qu'il se présente à moi, à lui ouvrir les bras comme lui s'ouvre pour moi.

       Mais je n'y arrive pas toujours... d'ailleurs, je ne peux pas dire qu'il s'ouvre toujours devant moi, ou à tout le moins, s'il le fait, que je le vois toujours. J'ai un dédain d'aristocrate, parfois, pour ce monde qui se vautre dans la couche des imbéciles... je voudrais le conquérir, le monde, tellement je l'aime, le mettre à mon image, l'emplir de hautes spéculations et d'abstractions flottantes, donner corps aux visions qu'il m'inspire et faire des sociétés humaines des incubatrices à art et à prophéties organiques. Voyez, moi aussi j'ai des aspirations impossibles pour ce monde... mais à moi, que voulez-vous, elles me semblent plus sensées que vos rêves démocrates. Rêver de conquêtes, spiritualisantes ou non, asserviraient-elles le monde à la construction de nouvelles pyramides, n'est-il pas plus conforme à leur cours, à ce monde, et à ces marées humaines cherchant maîtres dans des ersatz de grandeur ?

       Oh... et puis vous savez, je les tiens en suspicion nos projets de changer le monde ! À mes yeux nous sommes amers, vous et moi, lorsque nous rêvons ainsi de changer l'humanité et le globe sur lequel elle trépigne (to thrive). Constamment insatisfaits, deviendrions nous soudain satisfaits devant l'hypothétique réalisation de nos désirs ? La nature même du désir, serait-il politique, n'est-elle pas mouvante, non-encadrable, marquée d'incomplétude, si ce n'est dans l'instantané du frisson ? Autrement dit, l'engouement de la victoire passé, serions-nous rassasiés des destructions et des constructions qu'aurait nécessité notre œuvre macrocosmique ?

       Mais ce que je vous raconte est absurde, bien entendu : jamais nous ne réussirons. Ce qui nous manque, ce nous n'avons pas encore appris, c'est l'absence d'espoirs, la largeur de vues et la lucidité de la Grande Politique*. Travailler aux objectifs de longue haleine demande une rare combinaison de vision, de soif de construire et de détachement. Qui, de plus, saura atteler son égo débordant, source nécessaire d'enthousiasme, non pas à l'avenir d'un seul peuple mais à celui de l'humanité entière dans l'intégralité de sa nature, et non pas sous cette forme amoindrie que virent pour elle les moralistes de tous temps ? Qui, autrement dit, saura aimer l'humanité comme son fils unique, l'aimant dans son intrépidité comme dans son inconséquence, ne détournant pas les yeux de dégoût à la vue de ses plus monstrueux instincts mais bien plutôt les harnachant pour qu'ils servent à l'élévation de races entières, voire de l'espèce ? Qui saurait prendre sur lui de guider cette foule turbulente vers l'épopée de ses possibles ?

       Déiste et patriarcale cette figure ? Peut-être : je ne tiens pas à cacher mes idiosyncrasies. Du reste, il y a beaucoup plus de masses se cherchant papa que de bergers se cherchant troupeaux, alors blâmer le berger... ? Mais personne n'est au-dessus du jeu, j'en conviens, personne n'a tout à fait le désintéressement qui s'impose et il n'y a donc ni papa céleste, ni père du peuple pour mener l'humanité à bon port... Et pourtant, elle continue à générer des mythes, l'humanité, des appels au dépassement de l'espèce, et veut les voir s'incarner en des individus... qu'elle paraisse ensuite inconséquente avec ses déifiés n'y change rien.

       Faut-il y répondre, à ces appels ? N'est-ce pas un peu notre désir, avec nos lubies de rénovateur du monde ? Le mythe du héro patriarcal, séparant le meneur du lot, au lieu d'être un complot – thèse simpliste s'il en est – est peut-être la forme la plus récente de la tendance de fond qui appelle au pourvoir une poignée, en élit quelques-uns et prépare chaque fois en sous-main leurs remplaçants... Si la façon de mettre le mythe sur la tête était d'être de plus en plus à répondre à l'appel, de plus en plus à vouloir faire de la Grande Politique* notre vocation, à vouloir rompre les cadres étatiques et démocratiques – qu'est la démocratie, sinon le plus récent mode de délégation du pouvoir, de déresponsabilisation, de refus du monde ? – pour affirmer une vision du monde non pas absolue et universelle mais singulière, subjective et toute en praxis**. Ne serait-on pas, ainsi, un en soi et en émulation les uns par rapport aux autres, déjà un évènement significatif pour l'espèce... nous élevant et nous abîmant chacun en son temps. Mais il faudra pour cela trouver la bonne balance de fierté, de bel orgueil et d'humilité devant l'immensité... et je doute que la vision démocratique du politique ne nous la fournisse.

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* : Grande Politique – Évocation de la proposition de Nietzsche selon laquelle l'Europe en était arrivée – depuis le dix-neuvième siècle dans la fin duquel il vécut – à l'avènement d'une politique de longue haleine, ne concernant plus seulement un peuple ou une époque mais œuvrant au destin de continents entiers, voire de toute l'humanité, pour de nombreuses générations. Il va sans dire qu'une telle façon de faire la politique ne se limite ni à ses domaines traditionnels ni aux façons prévalentes de la penser. La sororité des Bene Gesserit, dans le cycle de Dune de Frank Herbert, est un bon exemple de corps politique oeuvrant à une Grande Politique et usant de philosophie pour mettre ses propres conceptions au défi.

** : Praxis – Synthèse de théorie et pratique, non pas laborieusement planifiée mais connaissance et planification se forgeant dans l'action.

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