Chaos - Chapitre 11

Mylène Marle

     Mais, alors qu'Esis s'éloignait de Kaez, quelqu'un d'autre s'enhardissait à s'en approcher.

     Eidolon s'était caché longtemps, craignant que d'éventuels survivants s'en prennent à lui. Son aventure ne l'avait pas laissé indemne : il était couvert de brûlures et se sentait dans un état de faiblesse inhabituel, comme si l'explosion était née de sa propre énergie. Quand il avait eu la certitude que personne n'avait échappé à la catastrophe, il était sorti de la Dévoreuse.

     Il eut un choc en découvrant l'ampleur des dégâts. Tout avait brûlé. Les rares édifices qui avaient échappé aux flammes avaient été renversés par le souffle, éclatant en morceaux. Cependant, même cette couche de débris ne pouvait dissimuler entièrement les ossements noirs qui gisaient çà et là.

     Eidolon toussa à cause de l'odeur acre, essuya ses yeux piqués par la fumée. Il ne se souvenait pas très bien de ce qui s'était passé. Il avait aperçu cette femme, avec une Griffe comme lui... puis un déluge de feu et d'éclairs. Il ne se rappelait même pas avoir marché jusqu'à elle. Mais les gens, autour...

Ils sont morts par ma faute, songea-t-il. Non, c'est la Griffe, cette saleté, qui m'a poussé à... Comme pour le punir de cette accusation, la douleur traversa son bras et le jeta à terre. Agenouillé, le visage dans la poussière, il ferma les yeux pour ne plus voir les décombres, ni cette armée d'ossements dressés comme un reproche.

     Une pierre roula dans les décombres et Eidolon, surpris, vit apparaître une petite main rose. Une plainte lui parvint. Un survivant ! pensa-t-il.

     Il ne sut jamais vraiment ce qui le poussa à s'approcher. Il se dit, plus tard, qu'il avait peut-être moins mauvais fond qu'il le croyait. Quoi qu'il en soit, il dégagea rapidement les débris et découvrit une jeune fille recroquevillée dans une niche de pierre. La solidité de son abri l'avait probablement sauvée de l'onde de choc.

     Elle était couverte de contusions et désorientée, mais à peu près consciente. Eidolon s'avisa soudain qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il allait faire.

     - Que... qu'est-ce qui s'est passé ? hoqueta la jeune fille. J'étais chez mon amie Sintie et il y a eu...

     Elle avait un air tellement perdu qu'Eidolon n'eut pas la force de lui dire la vérité.

     - Une bombe, répondit-il tout en sachant qu'on n'en fabriquait plus depuis les Ravages.

     Mais la fille le crut et fondit en larmes. Cette réaction agaça Eidolon plus qu'elle ne l'apitoya. Sa culpabilité avait des limites.

     - Quel est ton nom ? lui demanda-t-il.

     À son grand soulagement, elle cessa de pleurer.

     - Naria, répondit la sœur d'Ésis. Merci de m'avoir aidée.

     La gratitude débordante qu'exprimait son regard dégoûta Eidolon. Désormais, il n'avait plus qu'une envie : mettre fin à cette conversation ennuyeuse et repartir, avant que son bras ne se rompe. La douleur n'avait fait qu'augmenter pendant qu'il parlait. En toute autres circonstances, il aurait dit quelque chose de très méchant pour mettre fin à la discussion et aurait laissé la fille.

     Cependant...

     Il hésita. Elle pleurait. Parce qu'il avait tué sa famille et détruit son village.

     - Tu as un endroit où aller ? lui demanda-t-il.

     Entre deux sanglots, elle lui répondit que non.

     Une idée lui traversa l'esprit. Non, il n'en était pas question. Il était seul, peut-être pourchassé par une bande de tueurs, et surtout il devait se débarrasser de la Griffe. Il n'avait vraiment pas besoin de traverser la Dévoreuse avec une fille éplorée.

     - Tu veux venir avec moi ? s'entendit-il demander.

  Elle hocha la tête et sanglota une série de remerciements.

     - Où ça ? s'enquit-elle soudain.

     Eidolon réfléchit avant de répondre. Il n'avait pas vu où était partie la femme, mais la Griffe l'incitait à partir vers le nord.

     - Il y a des villes par là ? fit-il en indiquant cette direction.

     - Oui, il y a...

     - Alors c'est là qu'on va.

     En même temps, il avait la conviction de commettre une grave erreur.

     Ce n'était pas tout à fait faux.

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