Chaos - Chapitre 2

Mylène Marle

Voici la suite du premier chapitre... qui se passe avant. Désolé, c'était une prolepse, mais ne vous en faites pas ça redevient épique juste après !

Ce jour-là, où tout avait commencé, Ésis achevait de déchiqueter un vieux masque à gaz en réfléchissant à ce qu'il allait faire.

Irait-il dans la Dévoreuse, ou pas ?

D'ordinaire, il ne se serait même pas posé la question. Mais aujourd'hui, c'était différent. S'il était pris et que les Gardiens découvraient ce qu'il transportait, il ne donnait pas cher de sa peau. Mais ses amis seraient tellement contents de le voir...

J'y vais, je n'y vais pas, j'y vais... scanda-t-il en pensée, tout en jetant des morceaux de caoutchouc.

Mais, bientôt, il ne resta plus rien du masque et Ésis fut bien obligé de se lever. Il ouvrit les volets métalliques de sa chambre et constata que, pour une fois, le ciel était d'un bleu magnifique, sans aucun brouillard, fumée ou spores nocives. Ravi, il respira à plein poumons l'air frais de cette matinée d'octobre, puis descendit retrouver sa mère et sa sœur.

Elles déjeunaient tranquillement à la table familiale. Sa mère buvait un café très dilué tout en rangeant des babioles de couture qui traînaient près d'elle. Naria, sa grande sœur, mangeait un morceau de pain bis du bout des dents. Très grande et très délicate pour ses seize ans, elle avait depuis peu affirmé son intention de perdre du poids. Ésis l'aimait beaucoup, mais trouvait qu'elle en faisait trop. Naria était une coquette, voilà.

Lui, il n'accordait pas beaucoup d'importance à ses choses-là, même s'il aurait bien voulu être un peu plus grand. Il était plutôt chétif, le plus petit de sa classe en fait. On lui avait déjà dit que ses yeux bleus lumineux avaient l'air trop grands pour son visage, mais il n'en avait pas l'impression. En revanche, il aurait bien aimé être un peu plus musclé. Et avec ses cheveux très noirs, les filles l'appelaient « tête de suie » ! Il les aurait voulus plus clairs.

- Bonjour, Aïrésis, lui dit sa mère. Monsieur Joro voudrait que tu l'aides à rentrer du bois aujourd'hui, tu n'as pas oublié ?

Aïrésis. C'était son nom complet, mais il préférait l'abréger. C'était plus simple. En l'occurrence, il avait d'autres projets que de porter de grosses bûches toute la journée, mais il hocha tout de même la tête.

- Je vais voir Sintie, déclara Naria en se levant.

Mais aussitôt, sa mère l'arrêta :

- Non jeune fille, tu as aussi de travail à faire à la maison. J'ai besoin de toi pour réparer la porte de la cave, l'un de ses gonds est cassé.

- Mais... commença Naria d'une voix indignée.

- Tu pourras aller voir ton amie ce soir, ce n'est pas grave. Mais pour l'instant, tu m'aides et tu ne discutes pas.

Alors Naria entra dans l'une de ses fréquentes colères et s'écria :

- M'en fiche, ça n'arriverait même pas si papa était encore là !

Sur ces mots, elle retourna en courant dans sa chambre et claqua la porte.

Peiné, Ésis vit sa mère baisser les yeux et essuyer une larme. Son mari était parti un jour dans la Dévoreuse et n'était jamais revenu. Elle l'avait longtemps attendu, car on ignorait s'il était mort, mais le temps passant on avait perdu espoir. Ésis ne se souvenait pas bien de son père, mais il gardait en mémoire son sourire chaleureux et sa voix un peu rauque, qui le rassurait quand il était tout petit.

La Dévoreuse... Rien que ces mots terrifiaient les gens du village fortifié de Kaez, où Ésis était né. D'autres l'appelaient la Grange Forêt. Une masse d'arbres, de lianes, de moisissures, remplie des pires périls que l'homme puisse imaginer. Des lacs d'acide phosphorescent qui ne laissaient de vous que les os si vous aviez les malheur d'y tomber. Des plantes voraces qui se saisissaient de leurs proies et les étouffaient en quelques secondes. De sombres marais qui, si l'on n'y périssait pas noyé, vous asphyxiaient de leurs miasmes.

Cent ans plus tôt, une terrible catastrophe était arrivée. On n'en conservait que des souvenirs vagues. Mais ce qu'on savait, c'est que la nature était devenue comme folle et avait tout envahi. Ce fut le temps des Ravages. La Grande Forêt avait dévoré les villes des hommes, ne laissant çà et là que quelques ruines branlantes. Il avait fallu reconstruire, repartir de zéro, récupérer les épaves, remplacer les objets brisés avec les moyens du bord.

Désormais, il ne restait plus que quelques villages fortifiés où les survivants tentaient de résister à l'invasion. Kaez en faisait partie et menait toujours un combat sans merci contre la Forêt qui s'échinait à l'avaler. Et depuis, dès la nuit tombée... chaque nuit, il y avait...

Mais non, mieux valait ne pas y songer.

- Ça ira ? demanda Ésis à sa mère.

- Oui, bien sûr mon chéri. Tiens, je t'ai préparé des tartines comme tu aimes.

En fait, il n'y avait pas qu'Ésis qui aimait ces tartines, mais il se garda bien de le signaler.

- Je les mangerai en chemin, dit-il. Joro a sûrement hâte que je l'aide.

Et ceci n'était pas, non plus, la raison pour laquelle il se dépêchait. Sa mère dut s'en apercevoir, car elle le retint doucement par le bras et le regarda dans les yeux.

- Aïrésis, tu ne vas pas faire de bêtises, d'accord ? Tu vas aider monsieur Joro, et ensuite tu reviendras ici sans traîner, n'est-ce pas ? Tu ne retourneras pas encore rôder près de la Dévoreuse ou...

Ésis était un très mauvais menteur, surtout avec sa mère et sa sœur. Mais il parvint cependant à ne pas baisser les yeux et à répondre :

- Je te promets que je ferai attention.

- C'est très dangereux là-bas, tu sais. Et puis à l'école on t'a sûrement dit qu'à l'intérieur il y a des...

- Je sais, maman, l'interrompit Ésis avant qu'elle ne prononce le mot « monstres ».

Enfin, elle le libéra et lui tendit le sac en joncs tressés qui contenait ses tartines, puis lui ébouriffa les cheveux avec affection.

- Reviens-moi vite, mon petit homme.

Ésis l'embrassa et se sauva. Il avait hâte de voir ses amis, même s'il avait des scrupules à laisser sa mère alors qu'elle était triste. D'autant plus qu'il lui désobéirait doublement avant que le soleil soit couché...

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