Chaos - Chapitre 5
Mylène Marle
Ésis sourit à son ami, parfaitement habitué à son étrangeté. La créature se tenait la tête à l'envers, suspendue à un arbre voisin. Ses yeux verts étaient au même niveau que ceux du garçon et pétillaient de malice. Son aspect général rappelait de très près celui d'un enfant humain, si ce n'était sa peau bleue et ses cheveux couleur de jeune feuille.
Il porta la tartine à sa bouche en riant.
- C'était à moi, ça ! le houspilla gentiment Ésis.
L'être lui tira la langue. En guise de vengeance, le garçon s'empara d'une mèche de cheveux verts et lui imprima trois saccades. Aussitôt, l'autre se sauva en piaillant exagérément, sans lâcher la tartine.
Ésis descendit de sa branche en souriant. En réalité, il n'était pas fâché, car les tartines étaient destinées à l'être et à ses semblables.
Le garçon supposait qu'ils étaient aussi arrivés avec les Ravages, comme la possibilité d'accroître ses sens. Il les avait rencontrés lors de sa première escapade en forêt. Tout le monde ne pouvait pas les voir, car apparemment il fallait être un Observateur pour cela. Mais comme c'était le talent le plus répandu, la plupart des gens connaissaient leur existence et les appelaient « les monstres des bois ». Pour Ésis, c'étaient seulement des créatures remuantes et taquines, qui jouaient à égarer les promeneurs imprudents. Ils avaient toujours été gentils avec lui. C'étaient ses seuls vrais amis.
Ésis devait bien reconnaître, cependant, qu'il savait peu de choses d'eux. Au village, certains disaient qu'ils étaient apparus du néant, d'autres qu'ils étaient revenus après une longue absence, d'autres encore qu'ils avaient toujours été là mais que les sens accrus de l'homme permettaient désormais de les distinguer. Quand le garçon leur avait directement demandé qui ils étaient, ils avaient évasivement répondu qu'ils étaient des léchonkis. Mais ils n'avaient rien ajouté, comme si le sens de ce terme était évident.
Avant de partir, Ésis enroula soigneusement la corde – c'était bien sûr le léchonki qui lui la avait envoyée – et s'élança vers les profondeurs de la Dévoreuse.
Il passa devant plusieurs ruines sans s'arrêter. Il y avait un peu de tout : des portions de route goudronnée, des lampadaires en métal oxydé, des éclats de verre, des blocs de béton informes... les derniers restes du temps d'avant les Ravages, entièrement recouverts de lichens, de vrilles et d'herbe. Pendant un temps, Ésis s'était amusé à explorer les constructions, mais l'intérieur partait en morceaux et ceux qui s'y aventuraient couraient le risque d'être écrasés par les éboulements. D'ailleurs, le passé l'intéressait peu.
Certains soirs, les Brûleurs racontaient des histoires d'ombres qu'on entrevoyait à travers les fenêtres. Des ombres qui n'étaient pas celles de monstres des bois, mais qui n'étaient pas non plus tout à fait hum aines. Ésis avait voulu les voir et avait échoué – il était déçu.
Courir dans la Grande Forêt l'avait toujours empli d'une énergie débordante. Il avait l'impression que les parfums et les bruits se coulaient dans son âme comme des rayons de soleil et la réchauffaient. La vigueur qu'il en tirait lui servait en grande partie à éviter les pièges mortels de ces lieux, mais contrairement aux moments qu'il passait à Kaez, il ne s'était jamais, jamais ennuyé dans la forêt. Chaque parcelle dissimulait un mystère. Les larges feuilles servaient de refuge à de nombreux insectes, une liane se mouvait soudain et révélait les anneaux fluides d'un serpent, l'ombre fourmillait d'une multitude de crissements, pépiements, grondements, sifflements... C'était un univers où la vie se développait en excès, et cette vie se communiquait à lui.
Une racine gluante de mousse fit glisser Ésis, qui manqua de tomber dans les lianes d'une Rampante, une fleur carnivore plus grande que lui. Il se rattrapa heureusement à temps. Quand il eut retrouvé son équilibre, il s'accorda un moment pour inspecter les sous-bois et déterminer un itinéraire sûr.
C'est ainsi qu'il aperçut le nouveau venu. Tout d'abord, il crut qu'il s'agissait du léchonki qui l'avait accueilli, mais la silhouette était sagement assise sur un rail de sécurité déchiqueté. Or, Ésis n'avait jamais vu un léchonki rester immobile ou calme en sa présence. D'autant qu'en cette saison, ils étaient particulièrement agités.
Intrigué, le garçon s'approcha sans que l'autre ne le remarque. Non, ce n'était pas un léchonki : sa peau n'était pas bleue et ses cheveux étaient de la couleur de l'écorce des arbres qui l'entouraient. On aurait dit un enfant humain, mais un détail démentait cette impression : deux bois de cerf poussaient sur sa tête. De grands bois, disproportionnés, dont les improbables ramifications atteignaient les premières branches.
Ésis cligna des yeux. Et soudain, les bois ne furent plus là. À la place, le petit être avait des oreilles de chien qui pendaient le long de ses joues.
Le garçon en resta bouche bée. Jamais il n'avait vu de pareille créature, or il errait dans la Dévoreuse depuis ses sept ans. Il s'apprêtait à l'aborder quand un son lui parvint et l'alerta.
Il s'immobilisa, aux aguets. Il y avait quelque chose... d'anormal. Ce bruit semblait familier et en même temps il lui était inconnu. Comme il possédait aussi un faible talent d'Oreilleux, il ferma ses autres sens et écouta. Concentré sur son ouïe, Ésis vit la Forêt devenir plus floue, moins odorante, moins solide. En contrepartie, le son acquit un volume presque assourdissant.
Cela venait vers lui.
Tempête de spores ! comprit soudain Ésis.
Sa bonne humeur le quitta aussitôt, remplacée par un sentiment d'urgence.
- Eh, toi ! appela-t-il l'être polymorphe. Ne reste pas là !
La créature posa sur lui un regard curieux et lui sourit largement, sans comprendre le sens de ses paroles. Comprenant qu'il ne se mettrait pas à l'abri, Ésis le prit par le bras et l'entraîna dans la premier fossé qu'il trouva.
- Reste bien au fond et ne respire pas les spores, lui ordonna-t-il.
Lui-même s'enfonça dans les feuilles pourries, avant de rabattre sa combinaison sur son visage de façon à former un masque. À côté de lui, l'être mit sa manche devant son nez et sa bouche.
Deux secondes plus tard, une rafale chargée de milliers de spores épaisses passa au-dessus d'eux. Ésis retint sa respiration et ferma les yeux, priant pour cela cesse avant qu'ils n'étouffent.