Chaos - Chapitre 6

Mylène Marle

Eidolon ne comprenait pas ce qui se passait. Tout son univers avait volé en éclats.

Il fuyait à dos d'équi, l'une de ses étranges montures à six pattes qu'on gardait aux écuries de la forteresse. Il avait quitté cette dernière avec les sbires de Jejen à ses trousses. Depuis, il n'avait toujours pas réussi à les semer.

Il y avait autre chose dont il ne parvenait pas à se débarrasser : l'objet infernal de son père, qui lui serrait le bras comme un étau.

Eidolon n'avait pas voulu que cela se passe ainsi. Quand les arcs électriques avaient cessé de fuser, il était descendu de sa cachette. Mais son père ne vivait déjà plus, pas plus que les savants. Quand il s'était agenouillé au chevet d'Akel Soll, il avait posé par mégarde sa main sur l'objet, lequel s'était aussitôt refermé sur son bras. Dès lors, il n'y avait pas eu moyen de le retirer : on l'aurait dit soudé à la chair.

Et puis, alors que l'adolescent essayait encore de s'en défaire, quelqu'un avait déplacé un panneau secret et s'était avancé dans le laboratoire dévasté. Eidolon avait reconnu Jejen, l'intendant de son père. L'homme aux yeux de fouine l'avait considéré d'un air cruel et lui avait dit :

- C'est tragique, un père tué par son fils.

Croyant d'abord à une méprise, Eidolon avait protesté, puis il avait remarqué la lueur d'intelligence dans le regard de Jejen.

Ce sale hypocrite n'attendait qu'une occasion pour s'emparer du pouvoir. Il avait expliqué à Eidolon, en des termes très crus, qu'il était le seul survivant de cette catastrophe et que lui-même avait un solide alibi. Entre le respectable intendant et l'enfant gâté d'Akel, il était aisé de deviner sur qui se porteraient les soupçons.

Le mauvais garçon en question avait objecté qu'il défendrait sa cause, car il n'était pas dénué d'une certaine éloquence. Jejen lui avait répondu qu'il y avait un moyen très simple d'éviter cela.

Tout arrogant qu'il était, Eidolon avait jugé plus prudent de prendre la fuite. Depuis, son équi l'avait entraîné très loin dans la Dévoreuse, au milieu des poisons et des boues acides. Il ne savait pas où se trouvaient ses poursuivants. Il ne les entendait plus, avaient-ils abandonné ?

La douleur de son bras se fit soudain plus vive. Surpris, il tomba à bas de sa monture et atterrit sur une dalle métallique, heureusement dépourvue de mousse et de plantes. Assommé par la rudesse du choc, il resta un moment à terre en serrant son bras contre lui.

Les serviteurs de Jejen ont eu raison de renoncer, songea-t-il avec amertume. La Dévoreuse se chargera de moi.

Puis, dans un accès de rage, il donna des coups de pied aux plantes qui se trouvaient à sa portée. Saletés ! Pourquoi avaient-elles grandi ainsi ? Ne pouvaient-elles pas rester à leurs place ? Comme ce maudit Jejen ! Comment l'intendant avait-il osé le traiter ainsi ? Il était le fils d'Akel Soll, il méritait autant de considération qu'un seigneur !

Si ça ne tenait qu'à moi, se dit-il, je brûlerais tout ça et bon débarras ! Forêt et forteresse avec ! Et tous ces traîtres, bien sûr.

Il avait si mal au bras qu'il lui semblait que l'os allait se rompre. Terrassé par la douleur, il se leva en chancelant et en maudissant cette étendue de moisissures et de bêtes répugnantes. Mais alors qu'il s'approchait de son équi, il s'aperçut que l'objet s'était un peu desserré. Eidolon recula : c'était pire. Il avança : la douleur diminua.

Il en fut d'abord soulagé, puis il s'inquiéta. Que signifiait cette farce ? Cet objet pouvait-il forcer son porteur à agir selon sa volonté ? Comptait-il le guider vers un endroit précis contre son gré ?

Puis Eidolon prit conscience de quelque chose d'encore plus étrange. Il avait supposé que l'objet avait une volonté. Mais pourquoi, enfin ? D'où une telle idée avait-elle bien pu venir ? Oui, d'où sinon de...

La Griffe, lui souffla quelque chose dans son esprit. Cet objet se nommait une Griffe.

Une pensée naquit soudain en lui, simple mais pressante : avancer vers le nord. Eidolon tenta d'en discerner la cause, mais la douleur de son bras s'intensifia. Il y avait quelque chose là-bas... au nord... qu'il devait trouver à tout prix. C'était plus important que tout. L'adolescent comprit confusément qu'il ne serait pas libéré tant qu'il n'aurait pas réussi.

C'est ainsi qu'il remonta en selle et, sans savoir où il allait, qu'il prit la direction de Kaez.

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