Chaos - Chapitre 7

Mylène Marle

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Ésis attendit prudemment que le vent chasse les dernières traces de spores avant de quitter son abri. Enfin, il se redressa et fut surpris du silence qui avait envahi la Grande Forêt. Puis, peu à peu, les bruits normaux refirent leur apparition : la stridulation des insectes, les chants d'oiseaux, le craquement des branches. Cette musique délicate et familière rassura le jeune garçon.

Ce qui venait d'arriver le laissait perplexe. Il était courant que certains champignons ou certaines fleurs lancent des spores en grande quantité. Seulement, jamais ils n'en avaient produit autant ! Des petits nuages, et encore... D'ailleurs, cela se produisait d'ordinaire au printemps et non en automne !

Ésis reporta son attention sur son compagnon. La créature semblait en excellente santé et regardait autour d'elle avec de grands yeux intrigués. Apparemment, elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Le garçon en fut surpris, car c'étaient les habitants des bois qui lui avaient parlé des tempêtes de spores. Il n'aurait jamais pu se rendre compte du danger sans les connaissances des léchonkis.

Qui était donc cet être, qui semblait totalement étranger aux esprits des bois ?

- Tu as eu chaud, dis donc, fit Ésis.

Son interlocuteur sourit. Le garçon crut discerner chez lui une pointe de remords.

- Qui es-tu ? l'interrogea-t-il.

Mais l'être lui répondit dans une langue inconnue. Ésis fronça les sourcils. D'habitude, il comprenait les léchonkis.

- Tu as un nom ?

Au moment même où il prononçait ces mots, il pensa qu'ils seraient vains. D'abord l'être ne le comprenait probablement pas non plus, ensuite peu de léchonkis portaient un nom. Cependant, la curieuse créature parut saisir le sens de ses paroles car il s'inclina et dit :

- Sicksa.

Puis son apparence se modifia en un battement de cils et l'enfant humain laissa place à un cincle plongeur, un petit oiseau de rivière au plumes gris ardoise. Il lança un chant joyeux et s'envola, tandis qu'Ésis le regardait avec stupéfaction.


En partant à la recherche des lechonkis, le garçon songeait encore à cette étrange rencontre. Un mystère de la forêt, se disait-il avec excitation. Il s'agissait d'une expression de superstitieux, de vieux villageois craintif. Malgré lui, Ésis n'était pas tout à fait insensible à ce genre de peur. Mais chez lui, cette peur se teintait grandement de curiosité et d'admiration.

Par ailleurs, nul prodige ne pouvait le détourner longtemps de son but. En dépit de toute cette agitation, il avait gardé le couteau de Han. Il comptait bien étonner ses amis avec !

- Ohé, je suis là ! lança-t-il en entrant dans la clairière.

Cet endroit était devenu leur point de rendez-vous. C'était un lieu étrange, car les Ravages ne semblaient pas l'avoir touché. Les plantes avaient des proportions normales, le soleil l'atteignait sans peine et l'eau des mares était pure, contrairement aux autres qui étaient remplies d'acide. Même les arbres appartenaient à des espèces connues avant le déclin de l'humanité.

Un silence suivit l'appel d'Ésis et il craignit que les léchonkis ne soient déjà partis. Cela leur arrivait chaque année, du milieu de l'automne au printemps, et ils se montraient très agités auparavant. À leur attitude de ces derniers jours, le garçon sentait que ce moment approchait et il s'en désolait.

Mais la clairière s'emplit bientôt de cris de joie et les léchonkis apparurent. Ésis fut bientôt cerné par une vingtaine d'êtres aux cheveux verts, tous plus bruyants les uns que les autres.

- Les tartines ! s'exclama l'un d'eux en battant des mains.

Ésis reconnut celui qui lui en avait volé une plus tôt. Joueur, il se hissa en deux acrobaties sur une branche et agita son sac.

- Je ne te les donnerai que si tu viens les prendre ! dit-t-il en riant.

Mais son sac lui fut soudain arraché et il aperçut un autre léchonki, qui se balançait souplement dans un arbre proche.

- Pris ! répliqua la créature avec malice.

Ésis lui jura qu'il ne perdait rien pour attendre et se lança à sa poursuite.


Ce fut une excellente journée. Ésis ne parvint pas à s'approprier les tartines, mais ses camarades lui offrirent des noix et des pommes sauvages qui poussaient là. Ils jouèrent un long moment. Le garçon montra son couteau et les esprits admirèrent les arabesques et la façon dont la lame brillait au soleil. En revanche, ils ne virent rien d'intéressant dans le fait que l'arme repousse le mal. Qu'était le mal, d'ailleurs ? C'était bien une invention d'homme.

Ésis parla de son village et les léchonki de leur forêt. Ils étaient inquiets.

- Pourquoi ? leur demanda le garçon.

Les tempêtes de spores, lui répondit-on. Les averses acides, les tremblements de terre au sud, les fruits qui ne venaient pas. Pour quelle raison ? On ne savait pas. Le monde changeait, c'était étrange.

Cependant, même ces sujets lugubres ne dissipèrent pas l'atmosphère joyeuse de ce bel après-midi. L'occupation préférée des léchonkis était de chercher les promeneurs et de les égarer. Ésis les accompagna dans ce jeu. Ils ne trouvèrent personne, mais ils s'amusèrent beaucoup à se déplacer d'arbre en arbre. Les êtres yeux cheveux verts rirent de leur camarade, qui se mouvait bien plus lentement qu'eux. Ésis, cependant, considéra qu'il ne se débrouillait pas si mal : il ne tombait plus et avançait sans chanceler sur les hautes branches, à la manière d'un équilibriste.

Plus tard, il interrogea ses amis au sujet de Sicksa, puisque tel semblait être le nom de la créature polymorphe. Certains l'avaient vu, la veille, mais jamais avant. Il ne s'était pas joint à eux. Tout ce qu'ils savaient de lui, c'était qu'il était de la même nature qu'eux.

À la fin de l'après-midi, le jour décrut rapidement. Ésis, comme tous les enfants des terres frontalières, savait qu'il était dangereux de s'éterniser dans la Dévoreuse après le coucher du soleil. C'était à la lueur de la lune que les plantes croissaient et que les bêtes sortaient de leurs tanières. Aussi, le garçon dit au revoir à ses amis et repartit bien vite à Kaez. Franchir le mur ne fut pas difficile, car des lianes le parcouraient côté forêt. Seul l'atterrissage fut un peu rude, mais Ésis savait amortir le choc. Il fut très reconnaissant aux Brûleurs de la ville d'avoir négligé cette zone, même s'il savait que cet accès serait bientôt supprimé.

Cinq minutes plus tard, il déambulait dans la rue principale de Kaez, trépidant village de trente habitants tout au plus. Ce soir-là, il s'y déroulait une fête et il connaissait un afflux de population peu ordinaire. Tout était illuminé et rempli de gens.

Il était difficile de voyager, depuis les Ravages. Les anciennes routes avaient été coupées et les fleuves s'étaient vus comblés par les plantes. À Kaez comme dans beaucoup d'autres villes, c'était un éliplane qui transportait les voyageurs. La machine volante passait d'ailleurs en vrombissant au-dessus de la foule, propulsant son long corps grâce à ses six hélices. À vrai dire, il était si vieux qu'Ésis s'attendait à le voir dégringoler dans l'avenue.

Cette fête était une vraie chance pour lui. Sa mère croirait qu'il avait participé aux préparatifs et ne le punirait pas pour son retard. Il se promit tout de même qu'il ne resterait pas longtemps et irait la rassurer après s'être un peu amusé.

Il adorait l'animation, les danses, les lumières. On avait rarement l'occasion de se détendre avec la Dévoreuse qui rampait autour de Kaez. Des marchands étaient venus et essayaient d'attirer les passants à force de boniments sonores. Il y avait aussi des colporteurs, ou des informateurs comme on les appelait plus souvent, et Ésis prit plaisir à les écouter.

- D'étranges choses surviennent dans le nord lointain, disait l'un d'eux. Des créatures bizarres sont apparues. Viendraient des mers gelées, tout là-bas. Elles ressemblent à des hommes, mais maigres comme des momies, avec des visages en verre. Oui, ma bonne dame, vous avez entendu : des créatures au visage de verre !

Ésis rit tout bas, croyant à une fable.

Il continua de déambuler avec insouciance. Il pensait aller dans la rue des Blancs-Pavés, où se tenaient généralement les jeux d'adresse. Seulement, il avait oublié un léger détail : le couteau de Han, qu'il portait toujours à sa ceinture.

Or, il se trouva qu'un des Gardiens avait eu envie de voir la fête en dépit de son grand âge. Il s'avéra également qu'il était accompagné d'une troupe d'étudiants qui avaient voulu s'attirer les bonnes grâces de leur professeur, quatre ou cinq solides gaillards d'une vingtaine d'années, dont le tempérament était malheureusement aussi épais que leurs muscles.

Ésis fut soudain face à tout ce beau monde. Le vieux Gardien le regarda d'abord sans rien remarquer, mais en passant près de lui il aperçut le couteau.

- Pas si vite, jeune homme, dit-il en retenant Ésis.

Ce ne fut qu'à cet instant que le garçon se souvint de son larcin. La panique le gagna, mais il s'efforça d'afficher un visage poli. Peut-être pouvait-il amadouer le vieillard ?

- Où avez-vous eu cela ? lui demanda l'ancêtre. Jeune chenapan, c'est vous qui êtes entré chez nous ? Vous mériteriez qu'on vous donne le fouet ! Voler un objet d'une telle rareté...

Non, il ne pourrait pas l'amadouer. Le vieillard secouait Ésis par le bras et le garçon se demandait bien comment il arriverait à se sortir de ce mauvais pas. Si le Gardien allait en parler à sa mère, elle voudrait savoir pourquoi il avait volé le couteau et il finirait par avouer qu'il partait en forêt.

Alors, il fit la première chose qui lui passa par la tête. Il pointa un doigt derrière le vieillard et s'écria :

- Là, une percée !

Les percées se produisaient quand une racine se glissait sous les murailles et crevaient le sol pavé entre les maisons. À Kaez, chacun redoutait que cela arrive, car c'était le signe que la Dévoreuse s'apprêtait à engloutir le village si on n'agissait pas très vite. Bien sûr, il n'y avait rien.

À la grande surprise d'Ésis, cela fonctionna.

L'ancien et ses groupies se retournèrent. Profitant de ce moment d'inattention, Ésis se libéra et courut à toute vitesse dans la direction opposée. Pour semer les étudiants qui se lançaient à sa poursuite, il se faufila dans deux ruelles... et se retrouva dans une impasse.

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