Chaos - Chapitre 8
Mylène Marle
Plus tard dans sa vie, Ésis rencontra des gens qui croyaient au destin. Lui-même se demanda plus d'une fois si une main invisible l'avait guidé dans ce cul-de-sac. Il aurait pu choisir tout autre ruelle pour se cacher et son existence n'aurait probablement pas connu tant de bouleversements. En repensant à cet épisode, il lui arriva de se dire que tout s'était joué à très, très peu de chose.
Dans cette rue, il y avait des tonneaux de grande taille, qu'un marchand rangeait. Se voyant pris au piège, Ésis se glissa dans l'un d'eux et se tapit au fond – qui contenait des prunes vertes. Fort heureusement, ses poursuivants passèrent à côté de lui sans le débusquer. L'un d'eux demanda au marchand s'il n'avait pas rencontré de fuyard.
- Non, pas vu, répondit l'homme en enfonçant un couvercle sur le tonneau d'Ésis.
Le garçon fut instantanément plongé dans le noir, le nez plein de l'odeur des fruits. Il n'osa pas crier de peur que les étudiants le découvrent.
Mal lui en prit, car le tonneau bascula soudain sur le côté et le marchand le fit rouler en sifflotant. Si Ésis sentit d'abord qu'ils quittaient la ruelle, il perdit bientôt tout sens de l'orientation. Ballotté et recouvert d'une purée de fruits, il ne savait plus où se trouvaient le haut et le bas. Ce dont il fut sûr, c'est qu'à un moment le marchand laissa le tonneau dévaler une longue pente – avec plusieurs pierres entre le début et la fin – avant de l'immobiliser contre le mur d'une maison.
Ésis eut la présence d'esprit d'attendre que le marchand s'éloigne, puis fit sauter le couvercle à coups de tête. Il regarda autour de lui. Il lui fallut plusieurs minutes avant que sa vue redevienne normale, et il discerna enfin une rue obscure et vide de passants.
L'endroit ne lui disait rien. Peut-être y était-il allé un jour, mais l'obscurité le privait de ses repères. Il eut beau exercer sa vision, il ne reconnut pas la rue où il se trouvait. Il était donc perdu. Il ne rentrerait jamais chez lui à l'heure pour le repas et sa mère ne manquerait pas de le gronder.
Par ailleurs, il avait faim. Il considéra un instant les prunes écrasées, puis en prit une encore intacte et la grignota en réfléchissant. Ce n'était pas mauvais.
Une lumière s'alluma et soudain Ésis se retrouva face à une fille au visage doux. Elle le regarda avec un air étonné, puis sourit d'un air réjoui.
- Mais qu'est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle.
Il reconnut alors Camille, l'une des filles de l'école. Il se sentit vraiment ridicule, debout dans le tonneau, de la purée de fruits jusque dans les cheveux.
- Ben... euh... et toi ? répliqua-t-il en rougissant.
Elle désigna une boutique à l'enseigne éteinte. Son sourire menaçait de se changer en crise de rire.
- C'est l'épicerie de mon père. On habite au-dessus. Il avait commandé un tonneau de prunes.
Disant cela, elle baissa les yeux sur les fruits écrasés. Ésis rougit de plus belle et s'extirpa vivement du tonneau. Il faillit le renverser dans sa hâte.
- Je suis désolé, dit-il. C'était... c'était pour faire quoi ?
- Des confitures, répondit Camille en pouffant.
Ésis la regarda avec effarement, puis éclata d'un rire involontaire. La jeune fille rit aussi et ils ne purent s'arrêter qu'après plusieurs minutes. Ensuite, ils trouvèrent une fontaine où Ésis se débarbouilla autant que possible. Le carillon de la Maison des Ancêtres sonna et lui rappela soudain l'heure tardive.
- Il faut que je rentre, dit-il.
Camille proposa de le raccompagner. Mais, alors qu'ils marchaient vers le bout d'une rue, ils entendirent des éclats de voix non loin. Par prudence, ils se cachèrent derrière un mur et observèrent.
Trois hommes parlaient fort et entouraient une silhouette encapuchonnée. De toute évidence, ils étaient ivres et leurs plaisanteries n'amusaient pas à leur interlocuteur. Ils en avaient conscience et s'énervaient de ce mépris.
Ce fut l'un d'eux qui porta le premier coup. L'inconnu n'eut pas le temps de l'éviter. Cependant, il le bloqua d'un geste si vif qu'Ésis ne put le voir. L'homme ivre fut repoussé sans douceur et se cogna la tête contre un mur. Ses compagnons se laissèrent emporter par leur colère, tirèrent des couteaux et attaquèrent franchement.
Ésis se demanda s'il devait porter secours à l'étranger, qui n'avait fait que fuir l'humour des ivrognes. Mais avant qu'il se soit décidé, l'inconnu bougea. Alors que les deux hommes se jetaient sur lui, il pivota, esquiva les couteaux, puis les retint par le poignet. D'un mouvement habile, il les força à lâcher leurs armes. Enfin, il projeta les deux gredins l'un vers l'autre, avec une telle force que leurs crânes se heurtèrent et qu'ils tombèrent assommés. Tout cela fut exécuté avec la même rapidité, la même grâce calculée. Ésis aurait cru voir un danseur.
Il était impressionné. Jamais il n'avait vu quelqu'un se battre ainsi. Cet étranger n'était pas ordinaire.
L'homme qui avait attaqué en premier se tenait toujours dans la rue. Il fit mine de recommencer, mais l'inconnu lui dit :
- Tu es sûr de toi ?
Le son de cette voix ne permit pas de douter de son identité. Camille, qui écoutait avidement, ne put retenir une exclamation stupéfaite :
- Une femme !
Ce fut en effet un visage féminin qui se tourna vers eux, tandis que le dernier homme s'enfuyait. Une expression sévère était peinte sur ses traits.
- Qui va là ? demanda-t-elle d'un air terrible.
Camille et Ésis se regardèrent, paniqués. Conscient qu'ils ne s'en tireraient pas si facilement, le garçon s'avança en levant les mains.
- Juste moi, dit-il.
À cet instant, il se sentait très fier de cet acte d'héroïsme. Camille se plaqua de l'autre côté du mur. Il l'entendit, mais sut qu'elle ne pourrait pas s'enfuir tant que la femme serait là.
Maintenant qu'il était près d'elle, il distinguait parfaitement son visage encadré de mèches blondes. Elle n'était pas très âgée, peut-être un peu moins que sa mère. Naria aurait été jalouse de sa peau, dont on devinait le hâle et la douceur en dépit de la faible luminosité. Le capuchon qu'elle portait était un simple manteau de pluie, mais en-dessous on voyait dépasser un bout d'armure de Brûleur – ces guerriers qui combattaient la Grande Forêt.
- Et qui es-tu, toi ? demanda-t-elle, un peu radoucie.
- J'habite dans le coin, répondit simplement Ésis.
Sa mère lui avait conseillé maintes fois de ne pas dire son nom ni son adresse à un adulte inconnu. Il trouvait désormais que c'était très judicieux.
- Tu as vu ce qui s'est passé ? reprit la femme.
Il hésita à répondre que oui, puis se ravisa et dit :
- Non. Sauf si je suis censé avoir vu quelque chose. C'est le cas ?
Son insolence fit sourire l'étrangère.
- T'as rien vu. Quant à moi, je n'ai pas vu non plus de jeune vaurien rôdant dehors alors qu'il devrait être rentré depuis longtemps. Passe une bonne soirée.
Elle se détourna, mais Ésis céda à la curiosité et lui lança :
- Vous vous battez vraiment bien ! C'est quoi, votre nom ?
Il s'attendait presque à ce qu'elle soit une guerrière des Ravages, mais elle dit seulement :
- C'est Aïtia. Et merci pour le compliment.
Elle agita la main. Le garçon remarqua alors un détail singulier : la femme portait un étrange bijou au poignet. On aurait dit une serre ou une griffe en métal. Cette particularité l'intrigua tant qu'il décida de suivre Aïtia pour l'observer, poussé par l'envie d'en savoir plus. Ce n'était pas tout les jours qu'on rencontrait une personne comme elle, surtout à Kaez !