Chaos Chapitre 9

Mylène Marle

      Cependant, le petit village perdu de Kaez accueillait à cet instant même un autre voyageur tout aussi étrange. Eidolon venait de sauter par-dessus le mur d'enceinte, de la même façon qu'Ésis quand il revenait de la forêt.

      Il avait laissé sa monture à l'extérieur, à un endroit où il pourrait rapidement la reprendre en cas de problème – et tel serait bientôt le cas, même s'il ne le savait pas. Il était épuisé par sa longue route à travers la Dévoreuse. Il ignorait où il était, car depuis le milieu de la journée il avait avancé comme un somnambule, l'esprit occupé par une unique pensée : marcher vers la chose qu'il devait s'approprier.

      Pour l'heure, tout ce qui l'intéressait, c'était que son bras avait cessé de le faire souffrir et qu'il pouvait de nouveau réfléchir clairement. Cela s'était produit dès qu'il s'était approché de la muraille de Kaez. Il en concluait donc qu'il se trouvait près de son but.

      Le bruit et les lumières de la fête l'agacèrent rapidement. Des paysans qui s'amusent dans leur fange, songea-t-il en écartant les passants. Il détestait ce genre d'ambiance bon enfant. Le manque de goût de ces gens était effroyable. Si on avait organisé une telle horreur à la forteresse, Eidolon en aurait averti son père et il aurait jeté tout ce beau monde au cachot. L'adolescent ricana à cette idée.

      Dès qu'il aurait décroché la Griffe de son bras, il établirait son empire. Il commencerait par un village comme celui-ci. Il saurait y mettre les habitants au pas. Plus question de rire ni de chanter. Ensuite, quand son royaume aurait grandi, il retournerait à la forteresse et massacrerait Jejen et sa clique.

      Il était tout près, il le sentait. Ce qu'il cherchait se trouvait là, dans le village. Il s'en rapprochait.

*

      Ésis avait dit au revoir à Camille et elle l'avait embrassé sur la joue en le remerciant. Elle lui avait chuchoté « à demain ». Demain ! Le garçon aurait déjà voulu y être. C'était si rare qu'il ait des amis humains...

      Depuis, il suivait Aïtia. Il l'avait rattrapée sans problème et elle ne l'avait pas remarqué. Ésis, habitué aux recoins de la Grande Forêt, était devenu maître dans l'art de se cacher. Toutefois, il était un peu déçu. Il espérait assister à d'autres combats, ou à quelque chose d'aussi extraordinaire, mais la voyageuse se comportait de façon très banale. Elle avait acheté une friandise au miel, puis avait demandé où elle pouvait trouver un hôtel. On lui avait recommandé le Gîte – le seul établissement pourvu de chambres de Kaez – et elle s'y était dirigée.

      Mais, soudain, son attitude changea. Elle remontait la rue principale quand elle s'immobilisa brusquement et chancela. Ésis l'observa avec anxiété. Elle serrait son bras contre elle et le garçon se demanda s'il lui faisait mal.

      Puis elle fixa quelque chose devant elle et un air d'effroi passa brièvement sur son visage. Ésis suivit son regard et distingua un jeune homme aux yeux noirs et dont les vêtements étaient tâchés de sucs de plantes. Lui aussi la contemplait sans bouger, un bras replié contre sa poitrine. Ce bras était recouvert d'un objet en métal.


      Ésis allait s'approcher pour mieux voir quand quelque chose le percuta violemment. Il tomba en arrière. En relevant la tête, il aperçut un gros chat au pelage tacheté. Un pelage bleu vif. Dès que le curieux animal parla dans une langue incompréhensible, Ésis sut avec certitude à qui il avait affaire.

      - Tu es Sicksa ! s'exclama-t-il.

      Le chat hocha la tête d'une drôle de manière. Le garçon faillit rire aux éclats, ce qui l'aurait compromis.

      - Je suis content de te voir, chuchota-t-il, mais je suis un peu occupé. Tiens, regarde avec moi. On dirait qu'ils se connaissent.

      Mais la créature ne semblait pas d'accord. Il se changea en oiseau et se mit à piailler furieusement. Il voletait dans tous les sens, comme s'il était effrayé.

      - Je ne comprends pas, dit le garçon.

      Sicksa cessa de voler autour de lui et se sauva vers le fond de l'impasse où Ésis se cachait. Il se glissa dans une cave par un soupirail et le garçon accourut, inquiet.

      - Sors de là ! le supplia-t-il. Si celui qui habite ici est un Observateur, il pourrait te faire très mal !

      - Viens, lui répondit simplement une voix douce et claire.

      Vaincu par la curiosité, Ésis se faufila dans la cave et prit l'oiseau entre ses mains.

      - Puisque tu sais parler, dit-il, tu vas m'expliquer ce qui...

      Mais alors qu'il s'apprêtait à remonter, il vit de loin l'adolescent faire deux pas vers Aïtia. La pause qu'il marqua pour les observer lui sauva probablement la vie.

      Il y eut comme une étincelle entre les deux étrangers. Un son grondant surmonta la rumeur de la fête. Les quelques personnes qui relevèrent la tête ne surent jamais d'où ce bruit provenait, car une gigantesque explosion naquit soudain dans le vide. Elle ravagea la rue et repoussa Ésis au fond de la cave. Mais le souffle ne s'arrêta pas là et détruisit tout jusqu'au mur d'enceinte, qui se fendit sous l'impact. Puis ce furent des flammes qui grandirent sur les décombres et dévastèrent ce qui subsistait de Kaez.

      Tout cela ne dura qu'une minute. Ésis, que l'épaisseur des murs et du sol avait sauvé, se rendit vaguement compte qu'il vivait toujours. Des gravats l'avaient en partie recouvert mais il fit un effort pour s'en extirper et regarder à l'extérieur.

      Il ne vit que des ruines et l'incendie qui se propageait, menaçant son abri. Hébété, il s'assit sur le sol et ferma les yeux, la tête entre les mains.


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