Chapitre 1 - Le masque de la sorcière
Julien Barré
L'enfer sur pattes n'était pas facile à pister. À peine Jilam l'entrevoyait-il que l'animal disparaissait derrière un fourré. Par chance, la bête perdait sa fourrure hivernale. D'ordinaire, les furets-léopard n'en développaient pas faute d'utilité dans leur environnement d'origine. Mais il s'agissait d'une espèce dotée d'un grand talent d'adaptation et, comme l'humain, elle savait évoluer sans mal en fonction des situations. Mú avait ainsi développé plusieurs caractéristiques propres au climat de la région lorsque Nellis et lui s'étaient installés dans le bois, dont le poil d'hiver. En cette fin de saison, il en laissait traîner partout, de grosses touffes fauve tachetées. Pas besoin d'être un grand chasseur pour suivre la piste.
Le jeune homme comprit bientôt où le spécimen le conduisait. Son cœur se serra.
La clairière, loin d'avoir retrouvé son apparence d'autrefois, exigerait des décennies avant seulement de frôler l'évocation des vieux souvenirs, et quand bien même, elle n'offrirait jamais plus le tableau que Jilam avait contemplé la première fois que ses pas avaient croisé ceux de Nellis.
Un mince duvet vert perçait la couche de givre frais. Ses lèvres libérèrent une volute de buée. Chaque foulée pesait le poids lourd du rappel.
Où était donc passé ce maudit fureteur ?
Une queue touffue émergea soudain du tumulus, ancien lit du vieux chêne, aujourd'hui le berceau de la jeune pousse. Ses racines à peine plus épaisses que des brindilles. Une écorce verte au fragile aspect. Deux doigts suffiraient pour la briser en deux.
De la queue touffue surgirent deux bajoues, bien rondes aux moustaches frisottéessurmontées d'une paire de grosses billes fauves.
─ Te voilà sale rat ! Rends-moi ma plume ou je te déplume !
Dans sa gueule, le furet-léopard, le museau retroussé en une sorte de sourire narquois, arborait la plume favorite de Jilam, cadeau d'un griffon après sa rencontre avec Nellis. Le jeune homme rugit et sauta d'un bond vers le rat félidé qui détala à toutes pattes dans l'autre direction. La course-poursuite dura bien une heure avant que Jilam ne finisse par abandonner, le souffle dans les talons, le catogan en bourrichon.
De retour dans la Clairière du Berceau, il s'étendit sur le flanc de la petite butte et entama un échange à sens unique avec la jeune pousse qui l'écoutait sans broncher. Deux bourgeons logés à la même branche.
Tandis qu'il parlait, son bras vagabondait, traçant des signes mystiques dans l'air, comme mu par une conscience propre. Son autre main caressant le lit moussu dénicha, sous une pierre, une cavité. Il déplaça le caillou et plongea l'œil avec prudence dans le trou. Un trou qui se révéla une vraie cache aux trésors, remplie à ras-bord d'objets en tout genre : crânes d'animaux variés, cailloux brillants, morceaux de bois aux formes pittoresques ; mais aussi bon nombre de biens, probablement perdus, certainement volés, entre autres des ustensiles de cuisine, une cape de fourrure, un masque étrange, et un pendentif, attachée à la cordelette de cuir : une pierre nacrée, et sur la pierre : une gravure, en forme d'étoile.
Une étoile pas comme les autres. Unique pourrait-on dire. C'était Jilam, l'étoile solitaire qui, la majeure partie de l'année, se cache, ne montrant le bout de ses branches qu'en de rares occasions. Des années qu'il pensait l'avoir perdue. Des années qu'il s'en voulait. Le premier cadeau de Nellis. Il n'avait jamais osé lui avouer. Par chance, elle n'avait jamais demandé. Elle était si distraite. Et tout ce temps, c'était Mú. Évidemment. Forcément ! Qui d'autre ?
Jilam fourra le pendentif dans sa poche. Les jurons lui démangeaient la gorge. Là, maintenant, il crevait d'envie de tordre un cou fourré de furet.
Il passa ses nerfs à inspecter les autres larcins. L'étrange masque qu'il avait nonchalamment écarté une minute plus tôt attisa sa curiosité. Il retourna l'objet plusieurs fois entre ses doigts. Le visage sculpté dans l'écorce sombre figurait un air grave et pensif. Les fentes larges à la place des yeux invitaient à les combler. Le jeune homme n'avait qu'une envie : voir si l'objet lui seyait.
L'hésitation l'arrêta. Les années à côtoyer le bois et ses dangers, souvent vicieux, lui avaient appris à ne toucher que les choses connues. Ça et les remontrances excédées de Nellis qui avaient fini par s'ancrer dans son crâne à force d'être martelées et qu'il entendait tambouriner en boucle en cet instant.
Ce fut comme si ses bras avaient bougé d'eux-mêmes sans lui demander son avis. Jilam se retrouva subitement avec un second visage par-dessus le sien. Le masque, trop petit au premier abord, se mariait à la perfection à ses traits, comme s'il lui était destiné. Le bois huilé collait à sa peau sans besoin de la moindre attache.
D'abord, rien ne se passa. Ne sachant trop s'il était déçu ou soulagé, Jilam voulut retirer son second visage. Impossible. Il redoubla d'efforts. Intense douleur. La sensation de s'arracher les joues.
Un soupçon de panique naquit dans un coin de sa tête quand la clairière, le bois au loin et le tumulus avec la jeune pousse s'effacèrent dans la gueule d'un tourbillon blanc. Un couloir aux murs tournoyants, composés de millions de filaments de couleurs imbriqués. Jilam tenta de reculer, et c'est avec effroi qu'il découvrit que ses jambes, son corps tout entier avaient disparu. Ou plutôt était-ce son esprit qui s'en était extirpé. La sensation de flotter à l'intérieur d'un rêve l'habitait. Le tourbillon l'aspirait. Il n'était qu'un grain de poussière dans sa spirale sans fin.
Des voix surgirent du chaos d'aurores étincelantes. Au début, elles se mâchaient les unes les autres dans une cacophonie indigeste. Puis, petit à petit, de la bouillie nauséeuse émergèrent des mots intelligibles mais mélangés en méli-mélo brouillon. Des images surgirent, moments subreptices aussitôt effacés, remplacés par d'autres situations sans queue ni tête, privées de contexte.
Visages maquillés de blanc étendus sur un linceul de feuilles d'automne... Grandes ailes de papillon, peintes d'aurores, s'élèvent dans l'ombre d'une lune de sang... Puits noir crachant les râles de l'abîme... Sang vert étalé sur la roche phosphorescente... La main se referme sur l'ultime souffle du mourant... Jeune chêne, sa fière ramure dressée au soleil, batifolant avec la Reine du Printemps... Pierre bleue, non pas un saphir, plutôt une opale, taillée en perle, que serrent des doigts noirs griffus...
... Rire strident, lame acérée, fil cruel : « Trouvé ! »
Les visions s'interrompirent et le ballet d'aurores s'égaya aux quatre vents tandis que le paysage réapparaissait. Le regard halluciné de Jilam inspecta les lieux jusqu'au moment où, enfin, il reconnut la clairière. Ses doigts serraient avec une fermeté tremblante le masque de bois. La seconde suivante, ce dernier voltigeait sur plusieurs mètres avant de sombrer dans l'herbe verte.
Jilam attrapa sa tête et la secoua afin de rameuter les souvenirs qui déjà s'estompaient. Il avait beau les retenir, ils lui glissaient entre les doigts tel du sable. Des visions ne restèrentbientôt que vagues sensations soumises à l'effroi.
Jilam ignorait ce qui venait de lui arriver. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il ne devait plus jamais toucher à cette horreur. Il observa les environs. Aucune trace de vie. Mú devait s'être enfui. À moins qu'il ne l'observe depuis l'abri douillet d'un fourré. Saleté de furet ! Tout était de sa faute. Il ne payait rien pour attendre. Dès que Nellis aurait vent de ses méfaits.
Jilam se leva pour partir, l'envie pressante de retrouver la chaleur du foyer et des bras de sa femme luttant contre le froid glacial semé par l'angoisse tenace. Il s'arrêta en apercevant l'ombre posée tranquillement dans l'herbe, s'en approcha, doucement, d'un pas traînant. Le visage de bois, inerte, fixait le ciel, pourtant le jeune homme avait l'impression que les orbites vides l'observaient. Un frisson le fit brusquement reculer. Il était sur le point de s'enfuir à toutes jambes quand un murmure de sagesse le figea sur place. Il aspira une bouffée de courage, retira son manteau en peau de léporursidé et enveloppa délicatement le masque avec, puis s'éloigna sous l'œil déclinant du Seigneur du Zénith.
La Dame du Crépuscule s'endormait quand Nellis rentra. La sorcière découvrit son époux à genoux devant l'âtre, son regard embrasé, enfoui dans ses pensées, étranger à la réalité. Posé sur ses cuisses, ses mains serraient un masque en bois. Le cœur de l'elfe bondit dans sa poitrine en même temps que ses pieds du sol et c'est avec une fulgurance féline qu'elle arracha l'objet des mains de son compagnon, lequel s'anima d'un vif sursaut. L'esprit de Jilam, de nouveau ancré au monde des vivants, découvrit son épouse, sourcils tiraillés par une intense frayeur, les joues écarlates pincées de colère.
─ Ah. Tu es rentrée.
La sorcière tendit le bras tenant le masque, une vilaine grimace aiguisant ses traits.
─ Où... Où as-tu trouvé ça ?
Le jeune homme baissa le regard, honteux.
─Mú, souffla-t-il.
Les cheveux de soie blancs se hérissèrent. L'antre de la cabane empestait l'orage à plein nez.
─ Est-ce que tu l'as porté ? questionna-t-elle d'une voix gravée d'angoisse et de fureur.
Muet, Jilam rentra le menton dans le sternum, désireux de fuir loin, très loin. Jamais assez. Nellis se pencha vers lui, saisit son visage entre ses mains et l'obligea à la regarder dans les yeux, des yeux plus tranchants que le rasoir qui manquait aux joues de son époux.
─ Oui ou non, l'as-tu porté ?
Le jeune homme chercha ses mots, le regard toujours fuyant.
─ Je n'y pouvais rien. C'était impossible de me contrôler. On aurait dit… on aurait dit que quelqu'un d'autre avait pris possession de mon corps.
Une sourde terreur s'empara de lui lorsqu'il osa détacher son regard de la poussière des nattes. Son épouse s'était éloignée, la colère terrassée par une peur sans nom, si rare chez elle et d'autant plus terrifiante à confronter.
La sorcière lorgna avec rage et dégoût le masque de bois, puis le feu battant dans son foyer, sans mimer le moindre geste.
─ Nellis, chérie… qu'est-ce que c'est ?
─ La chose la plus horrible qui n'aitjamais été inventée, affirma la sorcière.
Jilam attendit qu'elle lui en dise davantage, et constatant qu'elle n'était pas d'humeur bavarde, raconta:
─ J'ai vu des choses... Je ne saurais l'expliquer. Des images et des voix. C'était le chaos… C'est dur de me rappeler.
─ N'essaye pas, trancha Nellis.
─ Tu ne vas donc rien me dire ? s'exaspéra son époux.
Les rôles étaient inversés. Cette fois, lui la fixait et elle fuyait son regard.
─ Il existe en ce monde certaines choses, Jilam, qu'il vaut mieux ignorer, ou sinon, oublier.
Ces paroles propices à réflexion ne firent qu'accentuer crainte et frustration, mais il ne poussa pas plus loin l'interrogatoire, conscient que cela ne servirait à rien. Sa femme était une source, un puits de connaissance, qu'elle offrait ou retenait selon son gré. La forcer était dérisoire, un vain effort. Autant abattre un mur en briques à coups de pied.