Chapitre 10
David Cassol
Ils s'installèrent dans un petit salon. Les lignes architecturales le perturbaient ; il découvrait le mobilier, les surfaces, les machines. L'environnement ressemblait à un savant mélange entre les décors de science-fiction et la fourmilière des hommes-fourmis. Ces lieux composaient le parfait compromis entre technologie et nature. Richard avait concocté pour eux de surprenantes boissons. Le goût, agréable et furieusement addictif, le troubla. Cela lui rappela la granita, mais cette dernière tenait ses promesses. Lorsqu'on aperçoit de la granita pour la première fois, elle semble délicieuse. Quelle déception une fois dégustée ! Le nectar de Richard dépassait toutes ses attentes.
— Le nombre univers... commença Miranda. Perdito, envisagez qu'une formule mathématique définisse votre essence. Cette formule expliquerait tout ce qui vous concerne : qui vous êtes, vos actions, vos choix, vos pensées, vos expériences. Imaginez que ce code retrace tous les possibles. Ce nombre retranscrit chacune des routes que pourrait emprunter Perdito Sanchez, dans tous les univers parallèles existants.
Perdito tenta d'appréhender la chose. Il détestait l'idée que tout se résume à des numéros, mais pas n'importe lesquels : la séquence de chiffres la plus gigantesque que l'on puisse concevoir, infinie. Il essaya d'imaginer toutes les probabilités de son existence et un vertige le saisit.
— Toutes les actions, tous les choix, tous les évènements envisageables, et pour chaque changement un nouveau panel de possibilités. Ce nombre est aussi grand que la quantité d'univers parallèles. Mais ce n'est pas tout. Dans cette série de chiffres réside également toute chose qui est, a été ou sera, ou serait, ou aurait pu être dans l'univers et tous les univers parallèles sans distinction de temps ni d'espace.
Perdito perdit pied. Il réalisa l'ampleur de cet énoncé.
— Oui, Perdito. Le nombre univers signifie davantage que le code de votre vie. Il est Dieu, l'histoire du monde, le fameux livre où tout est écrit, où tout commence, existe et se termine. Il est la connaissance de toute chose. Tout y est décrit : j'y figure, notre discussion actuelle, celles que nous aurons plus tard, celles qu'ont déjà tenu nos doubles. Chaque grain de matière, chaque électron, chaque proton, chaque neutron y est inscrit. L'infini, Perdito. Mais ce n'est pas tout!
Perdito dévorait les paroles de Miranda, fasciné, incapable de décrocher. Sa terreur se taisait face à la soif de savoir.
— Chaque élément de la matière possède un code, une séquence de chiffres comparable à ce fameux nombre. Chaque particule vous connaît et vous décrit, vous et tous vos moi miroirs. Une infinité de possibilités. L'univers est raconté en vous, et vous êtes conté dans tout l'univers.
— Tout est lié, serré dans un sac, hasarda Perdito.
Richard écoutait, religieusement. Il semblait accueillir ces mots comme un sermon. La Vérité. Perdito réfléchit et ne vit rien à ajouter. Il ne parvenait pas à réfuter cette théorie pourtant inconcevable, insaisissable, mais exacte. Logique pure, évidence claire et limpide, Dieu.
— Un proverbe affirme que la nature est bien faite. Je ne l'avais jamais compris jusque maintenant, concéda Perdito. Comment déchiffrez-vous ce code ?
Miranda rit.
— Impossible de l'expliquer en détail. Je ne possède pas le savoir pour vous enseigner, et je suis la personne la plus qualifiée de celles qui restent!
Sa voix s'assombrit. Il décela la solitude et la tristesse de Miranda. Elle appartenait à la génération des nés naturellement. Elle connaissait le monde mortel. Les autres n'avaient pas tenu le choc, elle demeurait la seule rescapée d'un temps oublié et effacé. Elle incarnait la matriarche, perdue au milieu de personnes incapables de la comprendre, des extra-terrestres.
— Êtes-vous l'unique survivante ? lui demanda Perdito.
Des larmes coulèrent le long de ses joues.
— Oui, répondit-elle. Mon père a créé la machine 3102 années plus tôt. Je fus la première, c'était le cadeau de mes vingt-deux ans. Ce nombre revêt une importance singulière dans notre culture.
— Notre civilisation considère également ce numéro comme divin.
— 22 symbolise la clé de l'univers, le chi originel, la séquence. Les Atlantes accédèrent à l'immortalité, mais des répercussions terribles les ont frappés. Si ceux nés de la machine acceptent les corps synthétisés pour les avoir toujours habités, les humains nés in utero s'attachaient à une vérité différente. Ils sont devenus fous, les uns après les autres. Les barbares se sont soulevés contre la procédure. Un groupe de dissidents promortalité provoqua une guerre fratricide. Ils voulaient détruire Richard et les siens, les considérant comme des abominations. Des Atlantes ont rejoint leurs rangs. Ce conflit dévasta notre monde. Confrontée à un choix impossible, j'ai protégé mes enfants. Vous comprenez Perdito, les anges sont mon trésor, mon héritage. Cette machine représente le point culminant de notre Histoire. Des morts innombrables, un génocide, la terre se gorgea du sang des mortels et des immortels. Nous avons créé des stratagèmes horribles pour assurer la pérennité de notre existence. Je peux vous le montrer, mais il n'est pas nécessaire si vous voulez vivre près de nous de savoir la vérité.
— Votre père ?
— Il s'est suicidé. Ma famille et mes amis qui n'ont pas mis un terme à leurs jours sont tombés sur les champs de bataille.
— Vous êtes seule à connaître cette machine, pourtant vous ignorez son fonctionnement ? demanda Perdito.
— Pas complètement, j'en saisis les grands principes. Mon père affirmait que Dieu le guidait lors de la création de cette matrice. Lui-même ne comprenait pas tout de sa substance.
— D'où vient le code de vos enfants, les immortels ? Comment renouvelez-vous les générations ?
— Je peux répondre à ces questions, mais cela ne vous plaira peut-être pas. Nous pensons que vous pouvez nous rejoindre, faire partie de notre communauté. Je souhaite que vous acceptiez, que vous deveniez mon compagnon.
Elle se troubla. Il réalisa qu'elle n'avait pas eu de partenaire depuis quelques millénaires. Il était l'ultime membre de l'espèce humaine capable de l'aimer comme elle était, et lui le seul être qu'elle puisse chérir. Il était unique. Elle avait survécu durant des siècles, mais son refus pourrait briser sa volonté, définitivement.
— Mon corps ? demanda Perdito.
— Est un corps normal. Ton corps. Nous l'avons créé à partir de l'original, et ton esprit y est lié. Ton propre corps est mort lorsque celui-ci a pris vie, ta conscience l'a quitté et a rejoint son nouveau domicile. Nous ne pouvions le sauver, il était trop abîmé.
— Le poids de l'âme...
— Existe. Elle est un composé du réel. Elle ne répond pas aux mêmes lois que les objets qui constituent la matière, mais elle existe. Ce qui va te mettre l'esprit sens dessus dessous est que ton âme n'est pas attachée à ton nombre univers...
— Mais vous aviez dit...
— Pour toi, Perdito. Pas ton âme. Elle est davantage. Elle embrasse une infinité de choses tout en demeurant unique. Une hypothèse Atlante suggère que les âmes constituent des fragments insécables de Dieu. Nous sommes tous Dieu, et Dieu réside partout.
— Passionnant, s'exclama Perdito.
Il le pensait réellement. Cela justifiait les idées de réincarnation, ce sentiment que quelque chose nous attend après la mort, les notions de paradis, d'enfer, de purgatoire. Cela expliquait toutes les craintes et les théories que l'homme a formulées sur sa nature double : corps et âme.
— Cette machine qui décrypte Dieu et les nombres univers détient donc le savoir absolu. Elle connaîtrait la Vérité, le sens de l'existence, Dieu ? se risqua Perdito.
— Bien sûr, confirma Richard. Et la réponse à toutes les questions est 42!
Ils rirent en cœur. Certaines choses traversent même les réalités. Perdito réfléchit un long moment.
— Moustache. Avez-vous trouvé une personne avec moi ?
Il se doutait que non, sinon on lui en aurait parlé.
— Oui, acquiesça Richard. Que vous ne vous en souciez que maintenant prouve une grande individualité et un égoïsme sans nom!
Une joie insoupçonnée l'envahit. Il pouvait emmener quelqu'un dans ses voyages ! Moustache n'était pas resté en arrière, écrasé comme une crêpe sur le béton.
— Comment va-t-il ?
— Il est décédé, asséna Richard froidement.
Une pique lui traversa le cœur. Il n'imaginait pas que la disparition de Moustache le toucherait autant.
— Comme vous étiez mort, précisa Miranda. Il ne veut pas nous rejoindre, il demeure donc ailleurs.
— Ailleurs ?
— Cela ne vous plaira peut-être pas, lança-t-elle suppliante.
— J'ai besoin de réponses, Miranda. Je dois savoir pour prendre ma décision.
— Ne pouvez-vous vous contenter de moi, et de la vie éternelle ? implora-t-elle.
Il réfléchit un moment.
— Miranda, vous êtes la femme dont j'ai toujours rêvé. Je ne vous connais pas encore, mais au fond de mon cœur je le sens, je le sais. Je nous imagine vivre de grandes choses tous les deux. J'ai le sentiment de vous connaître depuis toujours, peut-être que je vous ai attendu toute ma vie. Mais si vous voulez m'aimer, je dois instaurer paix et sérénité dans mon esprit. Je dois savoir, ne rien ignorer.
Miranda pleura et hocha la tête. Richard ne comprenait rien. Il conservait sa froideur habituelle. Oui, 22ans se dit Perdito, probablement l'âge de tous ces corps synthétiques. Le parfait adulte : ni trop vieux, ni trop jeune.
— Votre double demandait moins de travail. Il était en meilleur état quand nous l'avons trouvé et nous l'avons donc réveillé en premier. Il nous a raconté qui vous étiez, comment votre saut vous avait mené en ces lieux. Il ne convient pas à la transformation. Nous l'avons plongé en torpeur en attendant votre décision.
— Qu'adviendra-t-il de nous si je refuse ?
— Vous rejoindrez les procréateurs, répondit Miranda en frissonnant.
Richard sembla outré.
— Miranda, c'est inacceptable. Ils ne peuvent pas se mêler aux primitifs. Ils en savent trop! Ils pourraient provoquer une révolte. Nous ne le permettrons pas!
— Je suis votre mère, laisse-moi décider ce qui me paraît le plus sage pour nous.
— S'ils refusent de nous rejoindre, nous les éliminerons. Il ne peut en être autrement.
— Je ne veux plus de nouvelles victimes ! cria-t-elle. Les larmes coulaient à flots sur son magnifique visage.
— Si ce n'est pas eux, ce sera nous. Ils pourraient provoquer la mort des procréateurs et de notre système tout entier ! s'insurgea-t-il.
— Stop Richard, s'il te plait.
— Richard, souffla Perdito, calmez-vous. Moustache et moi nous plierons aux règles de votre monde. Nous refusons de créer un paradoxe dans cette réalité. Je désire simplement comprendre afin de choisir librement. Nous tuer ne sera pas nécessaire. Moustache est intelligent et respecte l'équilibre. Nous ne causerons pas de problèmes. Répondez à mes questions, souffla-t-il à Miranda en lui caressant le visage.
Il contempla ses cheveux plaqués sur son front, son nez rougi par les larmes. Elle était belle. Il la découvrait fragile, sensible, humaine.
— Nous ne pouvons créer de nombre univers, cette œuvre relève de Dieu ! expliqua Miranda. La reproduction demeure l'unique moyen de concevoir la vie. Nos corps immortels sont privés de cette capacité, comme régis par une loi divine, une sécurité cosmologique. Nous étions dans une impasse à la fin de la guerre, et la race humaine manqua de s'éteindre. Il ne restait plus qu'une poignée d'immortels, et plus aucun humain sur la terre. Sans eux, nous ne pouvions créer de nouvelles personnes. Les rares transformés qui ont survécu ont perdu l'esprit. Nous passerions l'éternité en vase clos, une cinquantaine de spécimens. Ils sombrèrent dans la folie. J'ai gardé espoir, j'ai travaillé sur les recherches de mon père pendant des années. La vie trouve toujours un chemin. J'étais seule et au bord du gouffre quand me vint une idée : d'autres primates pourraient évoluer un jour vers l'être humain, fournissant une source de code génétique pour créer de nouveaux immortels. Peut-être pouvais-je accélérer ce processus. Je cherchais sur la planète, explorais en quête des spécimens les plus avancés, et le miracle s'est produit. Alors que j'enquêtais dans une zone que nous croyions entièrement sauvage, j'ai trouvé des êtres humains, de véritables Homo sapiens sapiens comme vous et moi. Primitifs, plus encore que les Grecs ou les Égyptiens, ils vivaient dans des forêts équatoriales, en petites tribus isolées les unes des autres.
Miranda marqua une pause et but.
— J'ai veillé à conserver leur habitat naturel dans cet état pour que leur technologie ne se développe pas. Puis, je leur ai fourni une idole en ma personne. Avec les moyens techniques dont je dispose, cela fut facile. J'ai implanté de toutes petites pyramides près de leurs villages. Chaque femme enceinte s'y rend pour recevoir la bénédiction des dieux. Si j'ai besoin d'un spécimen, je prélève un fœtus, sinon je leur laisse. Les primitifs croient que les enfants disparus des ventres rejoignent la cour des éternels, et dans un sens c'est vrai.
— Le paradis, murmura Perdito.
Richard sembla troublé.
— C'est le nom de cette demeure, répondit l'immortel. Comment le saviez-vous ?
— Le paradis est une notion chrétienne. C'est le domaine de Dieu où les humains vivent pour toujours.
— Vos semblables connaissent ce lieu ? interrogea Richard, incrédule.
— Il semblerait bien. L'inconscient collectif. Et si toutes les idées des hommes existaient parce que nous détenons la connaissance de toutes les réalités ? demanda Perdito. Cela expliquerait ces légendes communes à toutes les cultures, que je connaisse cet endroit par le mythe dans une dimension parallèle, que nous anticipions des évènements, ou les ressentions alors qu'ils se produisent à des distances incroyables.
— La prémonition serait la simple compréhension inconsciente de notre nombre univers ? J'aime cette idée ! conclut Miranda. Quoiqu'il en soit, j'avais trouvé une manne infinie, sans maltraitance, sans nuire. Les humains et les anges pouvaient enfin cohabiter. L'arrivée de nouveaux êtres est nécessaire pour nous, ils apportent le changement indispensable à notre équilibre mental. Sans cela, la vie serait pire que le néant. Après trois mille ans de solitude, rencontrer quelqu'un de mon espèce emplit mon cœur de joie. Je ne suis plus vraiment humaine, ni même immortelle, mais une paria dans un monde que j'ai pourtant façonné. Ironie du sort !