Chapitre 13

David Cassol

    Punky râlait au sujet de sa robe. Elle se sentait comme une drôle de princesse dans un conte noir pour adulte. Les domestiques ne leur laissèrent pas vraiment le choix des habits. Lorsque Punky revêtit sa tenue, Perdito éprouva un pincement dans son bas ventre. Elle était peut-être plus vieille qu'il ne l'avait envisagé! Les dentelles et le satin vert foncé mettaient en valeur ses formes. La robe était courte et un décolleté plongeant révélait une poitrine mesurée, mais joliment dessinée. Elle était désirable. Une servante la coiffa et lui retira ses ustensiles de couleurs, ses élastiques, serre-têtes, chouchous et autres fantaisies. Elle lui ondula les cheveux et la maquilla très légèrement. Apprêtée, elle paraissait femme, modèle réduit. Elle ressemblait à une marquise libertine tirée d'une vulgaire série B. Moustache semblait préoccupé et ne prêtait pas attention à ce qui se déroulait autour de lui. Les hommes enfilèrent des collants et des pantalons moulants brun et jaune. On les affubla d'une chemise à froufrou et d'un corset serré qui les empêchait de respirer convenablement. On leur apposa un veston parsemé de boutons dorés et de lacets. Leurs habits étaient richement décorés et d'une facture de grande qualité. Perdito s'étonna de rencontrer des produits si luxueux dans cette modeste bourgade.

    Leur hôte les attendait, installé devant une cheminée à large foyer où crépitait un feu. Il fumait une pipe, plongé dans de tortueuses réflexions. Son visage s'alluma lorsqu'il les remarqua.

— Bienvenue dans la grande salle du castel de Sinistrad! Je me prénomme Sorin et je suis le maître de cet endroit. Je me réjouis d'accueillir de nouveaux visiteurs !

    Leur hôte était vêtu étrangement. Il portait une tenue similaire, aux couleurs noire et blanche, mais son long manteau, ses hautes bottes et ses bracelets de cuir noir le faisaient paraître bien plus proche de leur monde moderne que de cet univers médiéval. Perdito sentit au fond de lui une gêne lorsque le maître des lieux insista sur le mot « visiteur ». Il lut un éclair de malice dans ses yeux et un frémissement de la lèvre. Sorin les installa bien et les traita avec amabilité. Il était simple et direct. Son regard aux iris d'un bleu glacial semblait d'une infinie profondeur, comme s'il avait parcouru le monde depuis un âge ancien. Il s'intéressait beaucoup plus à Punky qu'aux Perdito. Il manifestait une fascination craintive pour la jeune femme que Perdito ne comprenait pas. Punky semblait très différente dans sa tenue et Perdito éprouvait une forme d'admiration pour elle. Cela relevait, il le pensait, davantage de la surprise de découvrir une femme là où il ne percevait jusque-là qu'une gamine loufoque. Le maître du castel ne s'attardait pas sur ces considérations superficielles.

    Ils échangèrent des mondanités et on leur servit d'excellents plats. Les desserts terminés, Sorin frappa dans ses mains et marqua la fin du second acte. On les avait jetés sur scène sans texte, et ils devaient improviser selon ce que le seul acteur conscient de la trame interpréterait.

— Je crois savoir qu'au moins deux d'entre vous sont des scientifiques expérimentés. Je ne remets pas vos talents en question Perdito, mais il me semble que vous êtes moins qualifié pour la tâche que je compte vous présenter.

    Perdito ne se formalisa point. Il ne s'agissait que d'une délicate attention pour le prévenir qu'il ne serait pas sollicité dans les futures discussions et qu'il pouvait tout aussi bien se resservir de la compote pour combler sa solitude.

    Un domestique entra. Il poussait un fauteuil roulant sur lequel était ligotée une femme magnifique. Ses longs cheveux noirs flottaient contre le dossier. Son visage était couvert d'ecchymoses et son regard se perdait dans la contemplation du vide. Sorin se releva de toute sa hauteur, faisant battre les pans de cuir de sa veste contre la chaise. Ses cheveux gris argent s'électrisèrent à la vue de la prisonnière.

— Je vous présente Drusilla, ma jeune sœur. Elle était vestale du culte d'Animar, mais les nocturnes ont attaqué son temple et l'ont contaminée. Nos sangs ne doivent en aucun cas se mélanger, sans quoi nous devenons fous. Chaque jour, elle plonge un peu plus dans la démence et je demeure impuissant. Je ne peux pas la sauver. J'espérais que l'un de vous aurait une idée, une solution. J'ai convoqué les plus éminents experts de cette région, mais je crois que vous venez d'un endroit plus lointain et que cela pourrait changer beaucoup.

    Perdito nota à nouveau comment Sorin insista sur le mot « lointain ». La tentation de lui poser la question le démangeait, mais il se retint. Ce n'était qu'une supposition qui pourrait le faire passer pour un fou si elle n'était pas avérée et les conduire à l'exécution publique.

— Nous venons d'une contrée très lointaine. Qu'appelez-vous nocturnes ? demanda Moustache.

— Bien sûr, vous ne devez pas en avoir par chez vous. En des temps ancestraux, Animar a déchaîné sur notre monde le fléau des nocturnes lors de la longue nuit. Les humains n'étaient encore que de grands singes sans langage. Certains devinrent des bêtes, d'autres transcendèrent les limites de leur espèce. Ces derniers s'érigèrent en chefs et nous menèrent vers la civilisation. Les primitifs vivent dans les forêts et harcèlent nos murs. Le jour, ils dorment et nous pouvons parcourir les zones en plein soleil, cultiver et faire paître les animaux. La nuit, ils se réveillent et revêtent leur peau de loup ou d'ours. Ils attaquent ceux qui ont le malheur de croiser leur chemin. Ils chassent avec une hargne redoublée les humains pour une raison que nous ignorons. Ils nous haïssent parce que nous habitons dans des villes.

— Vous êtes un chef, donc cela implique que vous ayez également été frappé du fléau n'est-ce pas ? souleva Moustache.

— En effet. Ma famille est une des plus anciennes lignées de nocturnes, peut-être même la branche originelle !

— Qu'est-ce qui vous différencie singulièrement des sauvages ? demanda Perdito.

— Nos capacités sont très distinctes, ainsi que notre aspect. Les primitifs, sous l'influence de la lune, se transforment en animaux. Ils développent une puissance physique incroyable. La rage les habite et leur fournit une énergie dévastatrice, mais désorganisée. Les dirigeants possèdent des pouvoirs cognitifs très étendus. Nous sommes spécialisés dans le contrôle de l'esprit, de la matière, de l'espace-temps.

    Ce dernier mot tomba comme un couperet. Il le lâcha tel un soufflet et ils réalisèrent tous que Sorin savait précisément qui ils étaient et d'où ils venaient. Il n'était probablement pas lui-même un voyageur, mais il comprenait avec une déconcertante exactitude leur existence dans ce monde.

— Disposez-vous de davantage d'indices sur ces caractéristiques extraordinaires dont vous et les autres êtes dotés ? demanda Punky.

— La malédiction réside dans le sang, c'est tout ce que j'ai pu découvrir. Lorsque le fléau attaque le corps humain, l'esprit choisit : contrôler la bête intérieure ou lui ouvrir en grand les portes de son âme. Les nocturnes de l'extérieur sont des faibles qui ont perdu la raison. Ce sont des animaux, pire encore.

— Si l'infection provient du sang, il se peut que ce soit un virus ou une bactérie. Il est possible de l'observer, peut-être de l'isoler. Une simple transfusion résoudrait le problème. Nous pourrions même découvrir un remède à cette malédiction ! lança Punky.

— Pour cela, il faudrait pouvoir étudier ce sang avec le matériel adéquat. De quelles lunettes disposez-vous ? demanda Moustache.

— Je ne peux vous proposer mieux qu'une longue vue, répondit Sorin dépité.

— Nous pourrions concevoir un microscope ? se risqua Perdito. Après tout, nous possédons les connaissances!

— En fabriquer un oui, qu'il s'avère utilisable non, assena Punky. Il a fallu 150 années de perfectionnement pour aboutir à un résultat probant sur la base d'un microscope déjà très efficient. Nous n'avons pas ce temps et si j'en comprends les rudiments je ne suis pas spécialisée dans l'agencement ou le soufflage de lentille. Je doute même qu'un ingénieur y parvienne.

— Cela signifie que vous ne pourrez pas la sauver ? demanda Sorin inquiet.

— Que va-t-il lui arriver ? questionna Moustache.

— Elle deviendra difforme, perdra toute conscience, son esprit disparaîtra. Puis, elle tuera toute vie autour d'elle. Elle mourra d'une infection, de faim, de froid, ou de noyade. Aucun espoir pour un nocturne mordu par un autre nocturne.

— Nous pouvons essayer de transfuser votre sang dans son organisme, mais je n'ai aucune certitude que cela fonctionne. Je ne connais pas suffisamment votre métabolisme, j'ignore vos groupes sanguins. Cela pourrait la tuer aussi sûrement que la sauver, avança Punky.

    Sorin fronça les sourcils.

— Laissez-moi la nuit pour y réfléchir.


    Chacun rentra dans ses appartements. Des couches confortables et fraîches les attendaient. Perdito s'endormit subitement après avoir posé sa tête sur l'oreiller moelleux. Moustache fixait le plafond de la chambre, étendu sur le dos. Les révélations de Punky tournoyaient dans son esprit. Elle avait probablement raison. Elle contrôlait le voyage interunivers bien mieux que Perdito. Ses chances de rentrer un jour se révélaient nulles. Il était mort en sautant de ce toit. Et si jamais il trouvait un voyageur capable de le ramener vers une réalité similaire ? Sa femme et sa mère seraient décédées, ou pire encore. Il n'aurait aucun moyen de les sauver, de se sauver lui-même. Son destin était scellé.

    Il quitta la chambre discrètement et traversa les couloirs sur la pointe des pieds. Un valet croisa son chemin, mais il se cacha derrière une tenture. Ce dernier ne regardait qu'à moitié où il mettait les pieds. Il semblait dormir debout. Moustache avisa une fenêtre donnant sur la cour. Un chariot de foin était garé plus bas, à la sortie de la volée d'escaliers qu'on lui avait fait gravir plus tôt dans la journée. Il discerna la carriole, mais il ignorait si son contenu avait été déchargé. S'ils l'avaient vidée, il se tuerait, ou se briserait la colonne vertébrale. Il hésita, puis tenta sa chance. Un petit point noir traversa la grande ombre grisâtre du castel et atterrit dans un bruit sourd. Le foin amortit la chute. Il naviguait prudemment dans les ruelles. Des gardes marchaient le long du chemin de ronde. Moustache imaginait les sentinelles incapables, roupillant ou se murgeant à longueur de journée durant leur service. Ces soldats ne plaisantaient pas. Il détailla leurs visages. Ils restaient alertes, vigilants malgré la nuit profonde et noire. Le danger représentait leur quotidien, ils ne pouvaient se permettre un instant de distraction sous peine de mort. Ils n'avaient pas le droit à l'erreur et ils le savaient pertinemment.

    Leur surveillance se tournait vers l'extérieur, pas l'intérieur des murs. Cela jouait en sa faveur et il n'aurait pas trop de mal, pensait-il, à se faufiler à travers leurs filets. Il s'installa dans un coin sombre et observa leurs déplacements jusqu'à la relève. Ces derniers empruntaient un chemin de ronde similaire. Personne n'aurait pu franchir ce mur sans être découvert, mais lui pourrait quitter la ville sans déclencher l'alarme. Il calcula et prit son élan. Il fonça et passa tout près d'eux. Il entendit les gardes s'arrêter et se colla contre la cloison en dessous de la coursive. Ils épièrent l'obscurité sous les remparts, mais ne prêtèrent pas attention à ce qui se tramait dans leur dos. Ils l'avaient « vu ». Inconsciemment, ils devinaient que quelqu'un déjouait leur vigilance, mais ils n'envisageaient pas que cela vienne de l'intérieur, enfermé dans leur conception du danger.

    Les deux hommes repartirent et Moustache monta sur le chemin de ronde. Il jeta un œil en dessous et aperçut un petit arbre suffisamment touffu pour amortir sa chute. Il bondit et cassa quelques branches en atterrissant. Il s'érafla douloureusement le dos, les mains et le visage. Il resta quelque temps caché derrière une grosse pierre. Les gardes avaient braqué une lumière vers l'endroit où il se trouvait quelques instants plus tôt. Un chat sauvage feula et courut en traversant le halo jaune des torches. Ils se détendirent et poursuivirent leur route. Moustache se releva et quitta la place fortifiée à grandes enjambées. Il s'engouffra dans la forêt, le cœur léger. Il ne s'était jamais senti aussi libre! Il rit, comme un dément, plongé dans l'euphorie et la peur la plus terrible.

— Où allez-vous ? lança une voix ténébreuse.

    Sursauter ne serait pas un mot adéquat pour décrire le bon de chat fulgurant qu'effectua Moustache. Son corps venait de subir une poussée d'adrénaline hors du commun. Il leva les yeux et rencontra les deux orbites glacées du vampire. Sorin se tenait haut sur une branche, sa veste de cuir noir battait l'air. L'effet sonore l'impressionna, il repensa à la cape de Batman dans la nuit. Sorin exécuta une chute parfaitement maîtrisée, atterrit sans bruit avec une agilité déconcertante et glissa vers lui rapidement. Le temps de cligner des yeux, Sorin le surplombait de toute sa carrure.

— Que faites-vous dans la forêt en pleine nuit ?

    Son regard s'était allumé d'une flamme bleue. Il la distinguait clairement.

— Je n'ai plus d'avenir, je cours à ma perte. Il n'y a plus rien pour moi, ni devant ni derrière, soupira Moustache.

— Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir !

— Plus pour moi, Sorin. Je ne suis pas à ma place ici. Ce n'est pas mon monde. J'ai voulu courir une aventure incroyable, mais j'aurais dû fermer ma porte à l'étrange et poursuivre mon chemin auprès des miens. Je ne reverrai plus jamais ma femme, ma mère, mon pays. Je suis désespéré.

— Temporairement, jeune humain ! répondit Sorin avec compassion. Votre décision d'arpenter la forêt seul en pleine nuit aura des conséquences définitives. Vous changerez d'opinion. Il est surprenant combien la vie et l'univers conservent toujours de nouvelles surprises pour nous émouvoir. N'abandonnez pas, Moustache.

    Il leva un regard déterminé vers son hôte. Il sentit que le vampire avait traversé des peines immenses, vécut des siècles, des millénaires. Il avait tué des hommes, des centaines, probablement plus encore. Il avait étreint des proches, les avait vus périr. Sorin recensait des vies entières de chagrin, de déception, mais aussi de bonheur et de rebondissements. Le vampire avait conservé la foi et il tentait de le persuader. Mais Moustache n'était pas Sorin.

— Non, mon désespoir ne s'éteindra jamais. Il consumera chaque parcelle de mon être. Je ne suis pas à ma place ici, je n'en trouverai pas.

— Vous pensez que devenir l'un d'entre eux serait préférable ?

— Je ne peux pas me tuer. C'est contraire à la religion de ma mère. J'ai promis et je ne trahirai pas mon serment. Dans cette forêt je vivrai, mon corps s'animera chaque nuit. Mon esprit quant à lui trouvera le repos, il s'éteindra et rejoindra les êtres chers qui m'attendent impatiemment de l'autre côté du voile.

    Sorin soupira.

— Je doute qu'il existe un quelconque voile, Moustache. La réalité est ici, vous ne rencontrerez que le néant dans la mort. Votre mère et votre femme vivent seulement dans votre cœur et vos souvenirs. Vous ne les retrouverez jamais. Acceptez leur perte. Si vous poursuivez, vous vous diluerez dans l'univers, aucune trace de qui vous êtes ne subsistera.

— Je reposerai en paix.

    Moustache leva son visage vers le vieux nocturne. Son expression était radieuse, son regard empli de certitude, ses joues accueillaient d'abondantes larmes. Sorin lui adressa un sourire triste. Moustache hocha la tête et s'engouffra parmi les grands arbres sombres, pour ne plus jamais réapparaître.


    Perdito remarqua le lit vide de Moustache. Il eut l'impression qu'on lui avait tiré un boulet rougeoyant dans le bide. Il repensa au drôle de comportement qu'adoptait son double ces derniers jours, surtout depuis les propos de Punky. Selon elle, les dimensions n'étaient pas reliées les unes aux autres, en-dehors des souvenirs. Moustache était une ombre. Perdito ne pleurait pas la perte de son monde, il ne l'avait jamais vraiment aimé. Il pourrait être heureux ici, si seulement celle qu'il chérissait demeurait près de lui. Il parvenait à continuer, à poursuivre son chemin. Il s'en remettrait, avec le temps. L'avantage d'être un salopard égoïste, songea-t-il : on ne dépend que de soi. Moustache lui ressemblait, mais il possédait un cœur tendre et altruiste. Moustache pourrait ne pas accepter la vie sans sa famille. Il tentait de se raisonner en se préparant. Punky sirotait un thé devant la cheminée.

— Où se trouve Sorin ? demanda Perdito soucieux.

— Je ne sais pas. Un problème ?

— Moustache, tu l'as croisé ce matin ?

— Non, pas vu. Il est peut-être sorti visiter la ville. C'est jour de marché.

— Peut-être. Écoute, j'ai un mauvais pressentiment. Il faut le trouver, je m'inquiète pour lui. Il n'est pas dans son état normal.

— Oui. La discussion sur les voyages l'a perturbé, mais il s'adaptera. Vous êtes plus ou moins la même personne et s'il tient de toi il ne risquera pas sa vie.

    Perdito prit mal la remarque. Il savait qui il était, mais n'acceptait pas qu'on le traite de salop égoïste. Pourquoi la vérité l'agaçait-elle à ce point ?

— Moustache n'est pas tout à fait comme moi, en un sens nous sommes très différents. Il est un peu tout ce que j'aurais pu être, ce que j'aurais dû devenir. Sur un autre monde, il aspirait à l'exil. Et... j'ai déjà tenté de mettre fin à mes jours, dans un contexte particulier.

— Tu étais dos au mur ?

— Oui, dit-il gêné.

— Personne ne va tuer Moustache, il ne fera rien d'insensé.

— Je sors, je dois trouver Sorin. Je ne peux pas rester là à attendre. Je ne peux m'y résoudre ! affirma Perdito. 

    Il sentait les larmes monter. La boule grossissait dans son ventre. Punky le jaugea.

— Très bien, je t'accompagne.

    Ils quittaient le castel par la grande porte lorsqu'ils croisèrent Sorin. Perdito se préparait à l'abreuver de questions, mais il lut dans les yeux du vampire tout ce qu'il voulait savoir.

— Moustache ? quémanda-t-il tremblant.

— Parti. Dans la forêt. J'ai essayé de le retenir, en vain. Il a choisi et vous devez respecter sa décision.

— On peut encore le récupérer, souffla Perdito.

— Non. C'est fini mon jeune ami. Vous ne pouvez plus rien pour lui, personne ne le peut.

    Perdito allait protester. Sorin se campa devant lui, de toute sa hauteur. Sa silhouette sembla grandir démesurément, son ombre s'étendre et comme du plus profond d'une caverne sa voix le frappa d'une vérité qu'il refusait d'admettre : « C'est terminé ».

    Le vampire reprit des dimensions normales, puis partit sans un regard en arrière. Le monde se disloqua. Il réalisa combien Moustache était devenu important. Punky le serra contre elle. Elle lui caressait les cheveux.

    C'est terminé.


    Sorin accepta la transfusion. Le nocturne était doté d'une quantité de sang titanesque. Il avait donné six litres sans sourciller. Son métabolisme devait être très différent de celui des humains normaux. Perdito restait muré dans le silence, incapable de s'intéresser aux évènements. Punky revenait de temps en temps vers lui pour le réconforter, mais elle avait fort à faire avec Drusilla. Sorin avait insisté pour qu'on l'enchaîne avant la transfusion, à raison. Dès que la première goutte entra dans son organisme, elle hurla tel un démon. On la vida entièrement de son sang avant de lui injecter celui de Sorin. Drusilla tint bon. Son visage se tordait de douleur, des formes larvaires couraient sous sa peau. Son apparence changeait, elle se métamorphosait en silhouettes grotesques et hideuses puis reprenait son aspect original, comme une interférence dans la réalité. Punky jura la voir se transfigurer en chat, puis en corbeau et en loup. Des cris inhumains écrasaient le silence. Deux gardes décampèrent de la pièce, horrifiés. Perdito demeurait impassible, affalé dans un fauteuil, le regard vide plongé dans l'âtre. La porte s'ouvrit avec fracas sur un soldat essoufflé. Punky crut que Sorin allait lui arracher la tête, mais il se contenta de grogner. La peur traversa son visage, mais l'homme ne recula pas.

— Maître, les nocturnes nous attaquent. Ils sont nombreux. Sans vous, ils nous submergeront. Son regard alla vers Drusilla. Je crois... qu'ils essayent de la sauver.

    Sorin lança un cri terrifiant, un rugissement animal, tel un lion.

— Occupez-vous d'elle ! ordonna-t-il à Punky.

    Puis il s'envola littéralement pour atteindre le seuil de la porte et fila, son long manteau sifflant derrière lui. Punky soigna Drusilla pendant un temps qui lui sembla interminable. La crise se calma, et la patiente sombra dans une profonde torpeur. Punky se dirigea vers Perdito et le tira de sa contemplation.

— Viens, allons voir ce qui se trame dehors. Si les choses se gâtent, nous partons.

— Je croyais qu'on ne pouvait pas s'en aller.

    Punky lui jeta un regard noir.

— Nous non, mais j'aime autant que nos ombres continuent cette discussion ailleurs. Je ne m'arrêterai pas ici, même si ça peut paraître étrange de le dire ainsi.

— Mais que faisons-nous ? À quoi bon ? Pourquoi distiller des clones de nous-même si nous disparaissons ? Cela ne nous mène nulle part.

    Punky s'impatientait.

— Perdito, tu es qui tu es maintenant, et dans tous les univers existants. Tu as la chance d'avoir la possibilité de continuer à transférer une conscience à travers d'autres mondes tout en conservant tes souvenirs. Certes, ce ne sera pas exactement le toi d'ici, mais il sera toujours toi.

— Moustache était moi ?

— Non, moustache était ce que tu pourrais être dans une circonstance particulière. Ton ombre est toi, une copie parfaite.

— Et si tu te trompais, et si on traversait vraiment les univers ?

— La singularité que l'on créerait serait encore pire que celle que nous provoquons déjà. Écoute, c'est physiquement impossible qu'il y ait des échanges de matières d'une réalité à une autre.

— Pourtant il y a des transferts de mémoire.

— Non. Tu pars du principe que tu as le choix Perdito, mais c'est faux. Tu es destiné à explorer tous les chemins probables et imaginables. Tu n'empruntes pas une voie, tu les parcours toutes en même temps. Donc les souvenirs ne traversent pas les réalités, tu acquiers simplement la connaissance de tout ce qui peut t'arriver, parce que c'est écrit dans le nombre univers qui te définit.

— Nous demeurons et désertons ce monde à la fois.

— Nous quittons ce lieu pour un autre, et nous ne le quittons pas. Ces deux choses sont exactes.

— C'est beaucoup plus clair ! ironisa Perdito. Tu te serais entendu à merveille avec mon professeur de mathématiques au lycée.

    Une déflagration violente retentit. Perdito et Punky eurent le réflexe, stupide, de se baisser et de se protéger de leurs bras. Ils coururent à l'extérieur. Le ciel rougeoyant prédisait la fin du monde. Des feux brûlaient dans la ville, sur les remparts et au-delà. Le spectacle s'offrant à eux était splendide, terrible et épique. Une horde de loups-garous et autres créatures assez similaires escaladaient les murailles et tentaient de submerger les sentinelles qui défendaient le passage d'arrache-pied. De temps à autre, des têtes casquées volaient, tranchées par un long bras poilu armé de griffes. Les bêtes se faisaient empaler et retombaient plus bas au sol avant de reprendre l'ascension. Perdito n'avait jamais contemplé une telle anarchie. Des masses d'êtres vivants se donnaient la mort à une cadence effrénée. Du sang et de la bile recouvraient les pierres des coursives. Des traînées dégoulinaient des escaliers et les créneaux étaient recouverts de tripes et de cadavres. Une percée avait été pratiquée dans un mur, comme par une bombe, probablement la détonation qu'ils avaient entendue.

    Sorin se tenait au milieu d'une troupe de bêtes. Il balançait une gigantesque épée à double tranchant et les têtes et membres de ses adversaires enragés sautaient en tout sens. Des soldats portant ses couleurs se battaient à ses côtés. Ils semblaient très entraînés et leurs manœuvres étaient impressionnantes. En y regardant de plus près, une grande partie de la garde personnelle de Sorin avait déjà succombé au flot des primitifs et des hommes de seconde classe venaient mourir pour leur permettre de prendre un peu de repos entre deux escarmouches. Le maître ne quittait pas le champ de bataille, il tenait bon. Pour combien de temps ? Il semblait posséder des ressources illimitées malgré l'incroyable quantité de sang qu'on lui avait prélevé. Des crocs et des griffes avaient déchiré ses chairs en plusieurs endroits. Ils assistaient peut-être à la fin de la formidable dynastie de Sorin, le dernier des premiers vampires de ce monde, leader de l'humanité. Cette terre sombrait inéluctablement dans la sauvagerie.

— Il est temps de partir Perdito. Je te conduis là où tu obtiendras des réponses. J'espère que ce sera aussi enrichissant pour toi que ce le fût pour moi.

    Elle saisit sa main et il sentit le froid geler son corps un court instant, puis le soleil. Il faisait chaud, très chaud. L'astre jaune brillait haut dans le ciel azur et sans nuages. Un vent marin transportait des relents d'iode. Ses yeux s'habituèrent à la luminosité pour entrevoir un paysage de rêve. La mer, omniprésente, s'étendait sur des kilomètres, bleu-turquoise. De grandes barres de rochers immaculés se dressaient sur les côtes, surplombant des plages de sable fin. Un chemin de pavés blancs serpentait à travers l'herbe dans une colline rocailleuse et menait à un temple monumental. Il s'émerveilla.

— Où sommes-nous ? On se croirait en Grèce.

— C'est le cas. Voici le sanctuaire de Zeus. Tu poseras les questions qui te minent, et je te souhaite d'obtenir des réponses.

    Perdito la regarda. Elle était belle, sans âge. Elle l'embrassa, doucement, sans sensualité : un baiser d'affection profonde. Ses yeux s'illuminèrent. Elle souriait, heureuse.

— Tu aimes cet endroit ? interrogea Perdito.

— Oui, c'est chez moi. Je rentre à la maison.

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