Chapitre 14

David Cassol

    Perdito grimpa le chemin vers le temple en compagnie de Punky. Elle lui tenait la main distraitement. De petits animaux curieux assistaient à leur ascension. Pureté et sérénité émanaient de ce lieu. Il ressentit l'harmonie, la nature, la colline. Le soleil inondait son âme de plaisir, l'air frais envahissait agréablement ses narines. La peau de Punky était douce, chaude et tendre. Il lui souriait de temps en temps, elle l'encourageait à continuer.

    Ils parvinrent au pied du temple, colossal. Les colonnes se dressaient fièrement, soutenant sans faillir le toit de la structure. Une statue défiant l'imagination siégeait magistralement quelques dizaines de mètres plus loin, éclairée de flambeaux dorés.

— Ils ont reproduit cette merveille à la perfection ! lâcha Perdito, le souffle coupé.

— Non, ils ne l'ont jamais laissé disparaître. Tu admires le temple orignal de Zeus, il a projeté son ombre dans toutes les réalités. La Grèce, phare de l'humanité, s'inspirait de ce lieu, mais elle a sombré, et les mortels se sont perdus. J'ai constaté cela dans de nombreux univers, malheureusement.

— J'ai vu le monde des atlantes, je comprends ce que tu dis.

    Punky lui lança un regard circonspect.

— J'ai toujours rêvé de m'y rendre, mais je n'ai pas trouvé le chemin.

— C'est peut-être mieux ainsi, murmura Perdito. 

    Il repensa à sa propre expérience. Il avait rencontré l'amour, mais ce paradis ressemblait dangereusement à l'enfer. Ils gravirent l'escalier.

— Autrefois, le temple était bâti de matériaux beaucoup moins nobles. Nous l'avons embelli au cours des millénaires. Le stuc est devenu marbre, les peintures or, argent et ambre.

    Perdito contemplait la magnificence de ce qui l'entourait. Il avait si vouent rêvé de visiter ce monument! La culture antique le fascinait, la Grèce en particulier. Si l'humanité avait eu une chance un jour, c'était sous l'égide de ce peuple éclairé. Durant cette période, l'avenir du monde s'est joué. Il ne succéda que sombre ignorance, idiotie et obscurantisme. Il frôla la première colonne de la main et étudia les plafonds. On avait peint le ciel étoilé, il reconnaissait certaines constellations. Des scènes de la vie olympienne étaient représentées en fresques sur les murs du temple intérieur. Il s'approchait doucement de la statue qui le toisait de son regard de feu, terrible et implacable. Il demeura contemplatif un long moment au pied du vieux dieu de la foudre que les premiers hommes appelaient Père.

— Magnifique n'est-ce pas, ce qu'accomplit votre espèce ? Le pire comme le meilleur. Je ne me lasse pas de l'admirer.

    Perdito se tourna vers cette voix grave et se figea : le type qui le poursuivait, le soldat de lumière! Il n'était pas auréolé, mais il revêtait ses traits. Non, son visage ne se révélait pas menaçant. Il s'agissait de son jumeau, le docteur de l'hôpital.

— Je vous connais, je vous ai déjà rencontré.

— Vraiment ? Vous cherchiez des réponses si je me souviens bien.

— Vous êtes le médecin!

    L'homme sourit.

— C'est bel et bien moi. Nous n'avons pas eu suffisamment de temps pour échanger lors de notre dernière entrevue, j'en suis navré. Disons que mon frère se révèle quelque peu impulsif, et intrusif.

— Celui avec les soldats de lumière ?

— Oui, d'une certaine façon.

    Perdito se tourna vers Punky, alerte.

— Tu m'as piégé. Pourquoi ?

— Tu restes libre d'aller où bon te semble Perdito, lui répondit Punky. Je ne t'entraverais pas, et lui non plus.

— Tu es avec eux ?

— Avec toi et avec eux, les deux en même temps. Je suis l'un d'eux.

    Sous ses yeux, Punky se transfigura. Elle ressemblait au docteur, les traits plus doux. Puis, elle reprit son visage juvénile.

— Quelle magie opère en ces lieux ?

    Perdito se sentit acculé. Il se colla contre la statue de bronze. Un froid terrible l'envahit.

— Je suis Gabriel, répondit le médecin. Voici Raphaël qui t'a guidé jusqu'ici. Et celui qui te poursuit se prénomme Michel. Tu es en sécurité, nous ne te voulons aucun mal. Quant à nos visages, ce ne sont que les apparences que tu nous prêtes. Nous ne possédons pas de sexe ni d'enveloppe physique. Nous incarnons les messages qu'Il souhaite te délivrer.

— Il ? Vous parlez au nom de Dieu ? Je ne crois pas en Dieu !

— Pourtant, tu as rejoint son temple. Tu as choisi seul cette destination. Tu es venu à lui pour obtenir une réponse qui t'a terrifiée toute ta vie. Tu as désiré qu'il te poursuive, qu'il te trouve. Puis, tu lui as demandé conseil à nouveau, tu as cherché en lui un guide. Et tu reviens écouter. Je suis celui qui délivre les messages de Dieu, Raphaël accompagne les voyageurs perdus, et Michel revêt les aspects guerriers de notre Seigneur.

— Zeus est le Dieu unique ?

— Zeus symbolise une idée, et je suis le visage que tu as choisi pour la sagesse. Raphaël représente ce que tu espères d'un guide spirituel. J'imagine qu'elle t'a apporté réconfort et affection.

— En effet, confirma Perdito en se raclant la gorge.

    Il ne savait plus quoi penser. Punky s'approcha de lui, l'air compatissant. Elle lui passa la main dans le dos et déposa un baiser sur sa tempe.

— Il est temps de défaire ta valise Perdito et d'emprunter un chemin que tu as choisi, pour de bon. Tu ne peux pas te dérober éternellement.

— Je suis mort, dans mon monde. Tout cela n'est qu'une fuite en avant n'est-ce pas ?

    Gabriel hocha la tête.

— Oui, le moi dont est issue ta projection est décédé. Tu es un fantôme, comme le content tes semblables. Ton âme erre dans le purgatoire en espérant guérir. Quelle plaie te reste-t-il à panser ?

— Je crois que j'ai fait beaucoup de mal, surtout depuis que j'ai voyagé entre les mondes. Ces êtres que j'ai créés, Moustache, Miranda, les autres, sont-ils réels ?

— Oui, ils le sont. Tu les as façonnés, et tu as également scellé leur destinée.

— Comment ?

— En chaque être vivant réside une étincelle de Dieu. Nous sommes tous Dieu, et il est chacun de nous.

— Mais c'est mal. Je n'ai semé que souffrance et douleur sur mon chemin. Le monde des hommes-fourmis, Moustache, le Paradis, Sorin : chaos et désespoir. Est-ce tout ce que je peux leur offrir ?

— C'est le poids de la création, Perdito. On ne maîtrise pas les conséquences. Elles existent. Mais tu n'as pas fait que du mal.

— J'aimerais qu'ils n'aient jamais croisé mon chemin. Je souhaite retourner sur cette route, à cet instant, effacer ce que j'ai engendré.

— Mais tu ne veux pas mourir, tu ne te sentais pas prêt.

— Ma vie, ce n'est pas une vie. J'ai rêvé mon existence, je l'ai gâchée en m'attachant à des détails sans importance. J'ai perdu mon temps. Je me disais que je me réveillerai demain. Je considérais le monde comme un cauchemar. J'ai choisi mon enfer, je l'ai façonné de mes mains, j'en porte la faute. J'étais responsable de mes décisions, de ma médiocrité. J'espérais une chance de vivre un peu plus, de profiter davantage, de réparer mes erreurs, mes manquements, mon gâchis. Je refuse que ce soit au détriment de qui que ce soit. Je suis fatigué! Je veux rentrer chez moi. Que tout cela cesse, que rien ne soit jamais arrivé !

    Gabriel posa sa lourde main rassurante sur son épaule. Il lui adressa une grimace qui semblait être un sourire.

— Perdito, tu es une âme détachée. Tu es libre de choisir le chemin. Je te guide une dernière fois. Une porte sous cette statue te permettra d'accomplir ce que tu souhaites, peu importe ce que tu décides.

    Perdito réfléchit, puis se tourna vers Punky. Il s'approcha d'elle et déposa un baiser amical sur ses lèvres, un acte d'amour sincère.

— Merci Punky, ou Raphaël comme tu préfères.

— Appelle-moi Punky si tu le désires. 

    Elle lui sourit. Perdito souffla longuement puis se dirigea vers la porte d'or. Une lueur s'en dégageait, aux interstices. Il l'ouvrit et un cadre blanc immaculé s'offrit à lui. Il n'hésita pas et la franchit.


    Il y était, à nouveau. Ses yeux plongés dans ceux du conducteur. Il lisait la désolation du jeune homme. Il comprenait. Combien de fois n'avait-il pas pris le volant après trop de bières, trop de drogue ? Combien de fois s'était-il amusé à appuyer sur le champignon, grisé par la vitesse et le danger ? Il aurait pu se trouver à sa place, mais il se situait devant le pare-chocs. L'accident bête. On mourrait pour un texto dans ce monde sans queue ni tête. Ci-gît Perdito, tué à cause d'une notification Facebook. En effet, Brice avait signalé qu'il aimait bien la tartiflette, et Samira n'a pu attendre d'arriver chez elle pour liker cet éminent fait. Cela coûtera la vie à ce jeune homme dans la fleur de l'âge, mais cela en valait très certainement la peine. Il lisait la culpabilité dans les yeux du chauffard. Il allait détruire son existence, mais la sienne aussi, irrémédiablement. Pourrait-il continuer à arpenter le chemin avec un meurtre sur la conscience ? S'il était suffisamment égoïste, peut-être.

    Quel était ce voyage, cette vision fantastique ? Il l'ignorait. Ses souvenirs s'obscurcissaient. Il oubliait tout ce qu'il avait vu, vécu, comme un rêve se dissipe au réveil. Sa vie ne défilait pas devant ses yeux. Il avait traversé une initiation mystique pour se préparer à ce qui fonçait vers lui, irrémédiablement : la mort. Il songea à ses amis. Il éprouva des regrets pour sa mère, pour Anita. Il imagina ce qui aurait pu se passer s'il avait pris en main son destin plutôt que reporter sans cesse à demain. Cela n'importait plus. Il sourit au conducteur. La paix régnait dans son cœur. Je te comprends, je te pardonne. Il lut le trouble dans son regard, la révélation profonde qu'en chaque être humain existe un amour délibéré et sans condition de l'autre. Perdito s'inquiétait davantage de l'avenir de ce jeune chauffard que de sa vie désormais. Il était foutu de toutes les façons! Pourquoi s'en soucier ? Il tendit ses bras, ferma les yeux et attendit le choc.


    Il sentit d'abord une secousse, violente et soudaine, au niveau de l'estomac. Il reçut un poids de dix tonnes sur l'abdomen. Une douleur éclata dans ses côtes, et se répandit comme un éclair dans sa cage thoracique. Puis, un goût amer dans le fond de la gorge. De l'adrénaline ? De la bile ? Suivi immédiatement par une saveur impérieuse de métal. Du sang ? Ses globes oculaires semblaient vouloir quitter ses orbites sous la pression. Quelque chose de dur et froid écrasa l'os de sa hanche. Une souffrance fulgurante le brisa. Il devait avoir touché le trottoir. Cela restait supportable, bien moins intense qu'il ne le redoutait. Puis, son corps s'affaissa. Et il reçut une tape sur la nuque.

    Il ouvrit les yeux et Punky se tenait au-dessus de lui, un regard à la fois inquiet et malicieux. Il la découvrit comme au premier jour, avec ses couettes, ses nœuds, etc.

– Z'avez de la chance que je passais par là. Z'êtes pas bien vif vous comme garçon.

    Elle lui envoya un clin d'œil et s'en alla en sautillant. Où s'était-il encore fourré ? Il leva la tête et aperçut la Golf en travers de la route. Le chauffard sortit de sa voiture, affolé, et courut vers lui. Il semblait proche de la crise de nerfs. Perdito dut le rassurer une bonne vingtaine de fois sur son état. Le pauvre conducteur s'était uriné dessus. Un jeune d'origine maghrébine, survêtement, casquette, haleine de haschisch : stéréotype du branleur notoire. Il pleurait et tremblait. Les gens ne sont jamais ce qu'ils paraissent ! songea-t-il. Ils se révèlent tellement plus, bien meilleurs! Tous les êtres humains sont innocents comme des nouveau-nés. À mesure que le temps passe, ils enfilent des masques de plus en plus élaborés.

— Monsieur, vous allez bien ? Vous vous êtes peut-être cogné la tête ? Pourquoi est-ce qu'il rit comme ça ?

    Perdito frissonna et leva les yeux vers le visage resplendissant de Miranda. C'est elle qu'il contemplait quand il traversait. Elle le regardait également. C'est pour ça qu'il n'avait pas remarqué la voiture qui filait dans sa direction. Tout lui parut clair et il félicita sa géniale chimie du cerveau ! Il lui tendit la main et elle l'aida à se relever.

— Vous êtes blessé ? lui demanda-t-elle, les traits tirés.

— J'ai cru ne jamais atteindre ce trottoir. Maintenant que je vous ai retrouvée, tout ira pour le mieux, s'exclama-t-il en riant. Si cette voiture n'a pu stopper notre rencontre, rien ne nous séparera !

    Perdito conclut que c'était probablement l'accroche la plus misérable de toute l'histoire de la drague. Miranda marqua un temps d'hésitation, puis elle sourit en rougissant.

— Acceptez de prendre un verre avec moi et je vous assure que je me porterai comme un charme. C'est le seul remède dont j'ai besoin. Sinon je me jette sous une autre voiture ! s'exclama-t-il en mimant le geste.

    Elle le retint par la main. Elle fronça les yeux d'un air sérieux et moralisateur qu'il connaissait parfaitement. Il ne saurait dire comment, mais elle était sa Miranda. Leurs âmes se chérissaient depuis toujours.

— Je crois que Dieu veille sur vous mon ami, déclara le jeune homme désemparé.

    Perdito se tourna vers lui, pensif.

— Dans cette réalité oui, peut-être... Dans le doute, mieux vaut s'en charger nous-même.

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