chapitre 15
Sergueï Bonal
Poste de police, salle d'interrogatoire
Jacob, assis bras croisés en face d'Habernati, le défi du regard en affichant un petit sourire en coin. Le suspect peu rassuré se fait tout petit sur sa chaise.
– Que me voulez-vous ? Je n'ai rien fait de mal.
– Une question, humilier vos élèves ça vous excite ?
Monsieur Habernati se relève sur sa chaise.
– Vous n'allez pas croire les sornettes du directeur. Depuis des années, il cherche à me renvoyer.
– Donc selon vous, il ment ? Pourtant nous avons une liste de plaintes vous concernant.
Pour prouver ses propos, Jacob d'un mouvement sec, ouvre le document en question. Monsieur Habernati le regarde très brièvement.
– Regardez, je n'invente rien professeur. Lundi 24 février 2003, les parents de Matias Lauri déclarent que vous lui avez demandé de décrire en détail la relation qu'il entretenait avec une de ses camarades de classe en insistant sur l'aspect intime. Le jeudi 12 mars de la même année, vous avez lu le c arnet intime d'une élève en insistant sur sa vie sexuelle! Je suis certain que vous en avez fait des copies et que le soir chez vous, vous vous masturbez en relisant.
– Je… Non, répond Harbernati scandalisé.
Jacob l'interrompt froidement.
– Je vous fais le résumé, deux filles ont été enlevées. Toutes deux fréquentent cet établissement, étrange coïncidence non ? Le directeur nous a fait part, à mon coéquipier et à moi-même de vos problèmes. Il y a là de quoi éveiller des soupçons. Que savez-vous sur ces enlèvements ? Et sur une affaire de viol survenue il y a dix-huit ans ? Le coupable était un ancien professeur de cet établissement. C'est une des seules informations que nous ayons, aidez-nous, et peut-être serons-nous moins sévères avec vous !
– Je ne sais rien sur les enlèvements ! Pour l'affaire qui remonte à il y a dix-huit ans, je m'en souviens ! C'est moi qui ai succédé à Monsieur Frasieur, le professeur qui a été arrêté pour le meurtre de la fille. Je ne sais rien d'autre ! Cette affaire est très secrète. Elle a été classée suite à l'arrestation du prof. Je me souviens c'était un grand détective qui menait l'enquête. Il aidait la police, c'était un certain Aufsht.
Jacob, aussitôt, appelle Stewart pour l'informer.
– Stew, le type qui est en prison, le prof, son nom c'est Frasieur. Habernati a pris son poste quand il a été arrêté.
– Bravo Jacob bon boulot, continue de l'interroger, je vais voir dans les données si je trouve ce Frasieur. Pourquoi on ne l'a pas fait avant ? Je me battrais par moment.
– C'est la pression, Stew !
Jacob raccroche et se retourne vers monsieur Habernati. Tous deux se regardent sans rien dire. Le prof, nerveux, se mordille les lèvres. Son front est humecté de sueur.
– J'ai tout mon temps vous savez, nous pouvons rester ici à nous regarder dans le blanc des yeux jusqu'au bout de la nuit. Les heures sup rapportent plus ! C'est dans votre intérêt de parler. Je peux vous arrêter pour entrave à la justice. Ici, c'est moi qui mène la danse, alors je vous le redemande, que savez-vous ?
– Je ne sais rien, je m'amuse en faisant ça, je ne fais pas de mal. Je ne suis pas un monstre. C'est pour les faire grandir, je ne pense pas à mal !
– Deux filles ont été enlevées. C'est marrant. Je suis mort de rire professeur. Personne n'a vu Nancy Kroutz partir avec un homme ? C'est étrange, il y a toujours du monde autour d'un établissement scolaire.
– Je suis d'accord, mais je n'y suis pour rien, j'étais dans le bureau du proviseur avec des parents. Encore une plainte. Demandez-lui. Je vous jure que je n'y suis pour rien.
Agacé, Jacob quitte la salle en claquant la porte. Entrant dans l'ascenseur, il pianote sur son téléphone.
Où es-tu ? J'ai fini avec Habernati, il ne sait rien. C'est un abruti qui aime humilier ses élèves. On le garde sous le coude au cas où, ça lui apprendra les bonnes manières.
Prison, salle d'interrogatoire
Assis sur une chaise en fer gris, Stewart fixe monsieur Frasieur vêtu d'une blouse orange. Celui-ci détourne le regard en regardant le mur du fond. Ses lunettes reflètent le visage sombre de Stewart. L'ambiance est lourde, un profond malaise s'empare de Frasieur.
– Qu'attendez-vous de moi ? J'ai tout dit à la police il y a dix-huit ans. Je n'ai pas agressé cette fille. C'est une erreur ! Je ne comprends pas pourquoi je suis ici.
– Des traces ont été retrouvées, des cheveux sur le peigne de la victime ainsi que la barrette qu'elle portait. Le tout a été découvert chez vous, vous l'expliquez comment ? dit Stewart d'un ton monocorde et froid.
– C'est un coup monté ! Jamais je n'aurais fait de mal à une enfant. Je n'ai jamais eu de problème avec la justice. Quand j'ai su qui était la victime et à quelle famille elle appartenait…
– Eh bien ? Explicitez ! s'exclame Stewart intrigué.
– La victime était la fille d'un riche entrepreneur issu d'une vieille famille anglaise. Les Rupertz ! Le père de la victime est venu me voir un jour pour faire le point sur les notes de sa fille. Je vous jure que je n'ai pas agressé sa fille, je ne la connaissais pas. Elle était mon élève et rien de plus. Pourquoi aller détruire ma vie et toute une famille ? Je ne suis pas un criminel ! Ce qui devrait vous intriguer, c'est pourquoi ce pauvre type s'est foutu en l'air ! Le détective qui a enquêté sur l'affaire. Je me souviens bien, il m'a posé des tas de questions sur mes méthodes, si j'avais des enfants, si j'aimais les enfants. Il est venu chez moi, il est resté longtemps. C'est lui qui a mis les preuves chez moi !
Un silence lourd et gênant plane dans la pièce, Stewart retranscrit les propos du détenu puis referme le calepin.
– Comment pourrais-je vous croire ? Le dossier à disparu, il n'y a pas de témoins, nous n'avons que les preuves retrouvées chez vous. Pardonnez mon scepticisme, mais tout vous accuse ! Cela étant, je vais vérifier vos informations.
Stewart quitte la salle l'esprit assailli de questions. Son coéquipier, Jacob, l'attend devant la voiture.
– Alors ? L'affaire progresse ?
– Je crois ! Frasieur dit qu'il est innocent. Le nom de la victime est Rupertz. Ils habitent dans le même quartier que les filles enlevées !
– Tu y crois ? Il peut mentir pour être libéré.
– Je sais, mais c'est étrange, le détective est venu chez lui pour lui parler. Le dossier était à son domicile, il se suicide dix-huit ans plus tard… Sa version est cohérente ! Crois-tu vraiment qu'il aurait laissé les preuves chez lui ?
– Il y a des personnes qui ne sont pas très futées ! rétorque Jacob.
– Je n'y crois pas, pourquoi laisser les preuves à la vue de tous ? Il tue la fille et il ramène les preuves ? Il faut allez voir les parents de la victime.
Allongé dans le canapé dans les bras de Camilla, je fais une brève rétrospective de l'histoire de Ralph. Plus j'avance, plus l'histoire me dérange. Je ne sais pas pourquoi, mais le fond est oppressant, malsain.
Depuis le début de cette histoire, Camilla me harcèle pour que je prenne des vacances. Et comme à chaque fois, je réponds ce qu'elle veut entendre.
– Chérie, ne t'inquiète pas, une fois le projet achevé, ton chéri te sera rendu. Seulement je dois achever le roman. À la fin de la journée, je repars pour le manoir.
– Quand j'aurai fini, je prendrai une année de vacances ! Mais je me suis engagé, je me dois de finir le travail.
– Je le sais, mais on ne se voit plus ! Tu aurais dû négocier un peu mieux les termes du contrat !
– Je n'ai rien pu faire, les règles ont été fixées avant. Cet homme contrôle tout. Il ne peut s'empêcher de tout planifier, il dirige tout.
Non loin de la maison, une femme élégamment vêtue attend en affichant un visage sombre. J'embrasse Camilla et en me retournant, je sursaute en voyant l'inconnue en face de moi.
– Vous m'avez fait peur ! Que puis-je pour vous ?
– Allons chez moi, nous y serons plus à l'aise pour discuter, Monsieur Young.
Il s'agit de la sœur de Ralph et de Gunnar. C'est une femme magnifique et raffinée. Elle prend place sur un fauteuil et croise les jambes.
– Vous devez vous demander pourquoi je vous dérange à cette heure-ci. Mais je devais vous voir ! Avant toute chose, je suis navrée pour vous.
– Navrée pourquoi ?
– Vous allez souffrir ! Malheureusement vous n'y êtes pour rien. Votre père travaille sur l'affaire des deux enlèvements, il doit comprendre que ces affaires sont liées avec celle de Maria.
– Maria ? dis-je étonné.
– Oui, Maria Rupertz, la fille de Ralph ! Quel scandale ça a fait à l'époque ! Elle a été enlevée et assassinée il y a dix-huit ans. Nul ne sait pourquoi et comment, le dossier d'enquête a disparu. Un homme a été emprisonné, mais il est innocent. Des preuves ont été retrouvées chez lui, mais c'est un complot. Le livre que vous écrivez, c'est son histoire ! Bien sûr romancée modifiée, mais c'est la reconstitution de l'événement. Je vous dis tout ça pour que vous compreniez la situation. Méfiez-vous, ne faites confiance à personne.
– Je ne comprends pas, Ralph cache la mort de sa fille au monde entier, mais pourquoi ? Il devrait justement tout dévoiler pour arrêter le vrai coupable !
– Le coupable est un membre de la famille, comprenez-vous le problème ? Comme on a déjà dû vous le dire, une des règles fondamentales est de protéger la famille. Même si c'est dur et injuste, nous gardons le silence. Mais je me devais de vous le dire. Surtout, n'en parlez pas à Ralph, il serait furieux ! Faites comme si de rien n'était, achevez le roman le plus vite possible et partez. Si vous voulez une preuve concrète, allez voir la chambre de Maria dans la partie interdite. Soyez prudent, Ralph est un homme délicieux, mais quand il est question de sa fille c'est un monstre !
Je suis sidéré, perdu, je n'arrive plus à penser. Je reste assis devant la sœur de Ralph. Après notre conversation, je marche en direction du manoir, pensif. Je cherche des réponses. Qui a tué Maria et pourquoi cacher l'affaire ? Sur le coup de trois heures, je sors lentement de ma chambre. Marchant en direction de la zone interdite, je fais attention de ne réveiller personne. Mon cœur bat à tout rompre, j'inspecte chaque porte. Après quelques mètres je vois enfin une porte sur laquelle on peut lire Maria. Mon sang se liquéfie. C'est donc vrai ! Me dis-je à voix basse. Derrière moi une voix se fait entendre :
– Vous ne croyez pas si bien dire ! Le cauchemar ne fait que commencer ! dit madame Rupertz froidement.
Je n'ai pas dormi. Les images de la nuit dernière à Edimbourg me hantent. Je n'arrive plus à penser, je revois la porte en question. Le prénom : Maria. J'entends la voix froide et sinistre de la sœur de Ralph me dévoilant le terrible secret de la famille. C'est cette même famille qui est le cœur de l'intrigue du roman que je suis en train d'écrire. L'homme avec qui je travaille est peut être un monstre, un pédophile ! Plus les jours passent, plus je m'égare. Je ne sais plus quoi penser. Camilla me harcèle pour que je prenne des vacances sans écrire, sans médias, sans show télévisé. Cette idée ne me déplaît pas, mais l'écriture est toute ma vie, c'est mon travail, ma passion. En me demandant d'arrêter d'écrire durant un an, elle me demande de m'arrêter de vivre !
En face de moi, madame Rupertz en robe de chambre sirote un café. Elle me défie du regard en esquissant un sourire en coin. Son regard me dit : je t'ai à l'œil !
– Avez-vous bien dormi ? Mon mari ne devrait pas tarder, il est en affaires. Vous avez l'air éreinté. L'écriture vous fatigue à ce point ?
– En effet, cela me demande beaucoup de temps et d'énergie. Je dois faire des recherches sur votre mari ainsi que son entourage pour mieux le cerner.
– Est-ce fructueux ?
– Je touche au but en effet. Et ce que vous m'avez dit le premier jour est vrai, malheureusement !
D'un mouvement élégant elle se lève et prend congé.
Dix heures, Stewart arrive avec son coéquipier. Interrompus dans notre écriture, Ralph et moi sortons sur la terrasse. Stewart me fait signe de rentrer d'un mouvement de la main.
– Fils, laisse-nous avec Monsieur Rupertz je te prie.
– Pourquoi ? Il peut rester, je n'ai rien à cacher, Monsieur Young.
– Vous voulez jouer à ce petit jeu ? dit mon père froidement.
– Tout bien réfléchi, Dan entrez, continuez le livre sans moi.
Ralph ferme délicatement la porte d'entrée et s'approche de Stewart en souriant.
– Monsieur Young, savez-vous qui je suis ? Vous m'avez l'air d'un homme intelligent donc je vais vous traiter comme tel. Faites attention où vous mettez les pieds !
– Est-ce une menace ? s'exclame Jacob.
– Dites à votre animal de compagnie de se tenir correctement ! Je suis un homme respectueux des lois ! Vous ai-je offensé ? Fait du mal ? Je ne crois pas, alors évitez de me traiter comme un vulgaire criminel.
– Je sais qui vous êtes et j'entends ce que vous dites Monsieur Rupertz, mais je fais mon travail. Ce faisant, je dois vous poser quelques questions. Refusez et je vous embarque pour entrave à la justice et à ce moment-là vous serez en droit d'être offensé ! Que pouvez-vous nous dire sur la mort de Maria ?
Le visage de Ralph devient blême. Il garde son calme en affichant un léger sourire.
– Ma fille va très bien Monsieur, elle est en Virginie du Nord. Je trouve vos propos déplacé et honteux.
Stewart tente de garder son calme, il souffle un grand coup.
– Deuxième chance, parlez-moi de votre fille, Maria Rupertz, morte il y a dix-huit ans, violée et sauvagement assassinée.
Aucune réponse, Ralph reste de marbre en se contentant de nier et sourire. Stewart s'approche de lui et lui murmure.
– Quel père pourrait vivre une vie tranquille en sachant que sa fille a été violée et assassinée ? Vous savez ce que je crois ? Pour moi vous êtes un pervers sexuel avide de viande fraîche ! Votre femme ne suffit pas ? Il vous en faut plus, vous attaquez des enfants. Après votre fille vous enlevez deux autres filles, ça vous excite ? Je suis certain que vous leur demandez de faire des choses immondes ! Vous les touchez ? Vous devez vous sentir fort, viril ? J'espère que vous prenez votre pied au moins !
De la fenêtre je vois l'expression de mon père, froid, rigide, sombre. Je ne l'ai jamais vu ainsi, j'en ai peur ! Ralph défie Stewart du regard.
– Vous ne pouvez rien prouver. Pensez-vous que je resterais là sans bouger si j'avais enlevé ces pauvres filles ? Pensez-vous que j'aurais violé ma propre enfant ? Mais vous êtes un monstre ! Allez donc faire joujou ailleurs !
Au même moment, Stewart sort les menottes et les passe à Ralph. Tout se passe si vite.
– Monsieur Ralph Rupertz, vous êtes inculpé pour le meurtre et le viol de votre fille Maria Rupertz ainsi que de l'enlèvement de deux jeunes filles.
Madame Rupertz affolée sort de la maison en trombe. Elle hurle de rage en pleurant.
– Je t'avais prévenu Ralph ! Tu vas payer !
C'est à ce moment-là que tout bascule ! Je reste planté devant la porte d'entrée à regarder la voiture de police s'éloigner. Qui est cet homme qui vient de partir avec Stewart ? Qui est ce mari, ce père de famille ? Est-il un assassin ? Plus les heures passent, plus les propos de la sœur de Ralph me hantent. Gunnar arrive ventre à terre, il prend madame Rupertz dans ses bras. On se croirait dans une série américaine dramatique. Au loin, je vois la sœur de Ralph sur le pas de la porte de sa maison. Je sens le poids de son regard froid. À ce moment-là, je me promets de résoudre cette affaire quoi qu'il arrive. Je dois savoir ce qu'il s'est passé il y a dix-huit ans. Je dois aider cet homme qui m'a accueilli chez lui. Même si la situation laisse penser qu'il est coupable, je ne veux pas y croire ; je ne peux pas y croire. Je vais écrire le roman jusqu'à la fin, je vais dévoiler toute la vérité sur la mort de Maria Rupertz !