Chapitre 15

David Cassol

    John gara sa vieille camionnette bleue délavée en face du portail des Dubois. Il termina sa clope, détaillant le paysage alentour. Un petit quartier tranquille, des pavillons, des pelouses, des berlines ordinaires. Rien de particulier, mais la vie semblait agréable ici. Il jeta son mégot par la fenêtre et attrapa sa caisse à outils.

    Il remonta l'allée des Dubois et sonna. Une jolie jeune femme lui ouvrit. Une poitrine opulente serrée dans un juste au corps beige, une jupe froissée, des jambes interminables, un délicieux visage surplombé d'une crinière blonde. La journée commence bien ! Il lui rendit son sourire lorsqu'une main poilue s'interposa entre sa muse et la porte. Un type autour de la cinquantaine, dégarni, les yeux tombants, colla sa grosse tête tout près de lui.

— Z'êtes le technicos ? Ça fait deux semaines que j'ai appelé, vous aimez pas trop le travail vous ? lança-t-il d'une voix morose.

    Un bon gros baraki bien belge de chez nous, toutes les bonnes choses ont une fin ! pensa John.

— Oui monsieur. Je suis le technicien du support. Puis-je voir le grand malade ?

    La jeune femme lui adressa un regard d'excuse pour le comportement de son mari et l'invita à entrer.


    John bossait depuis près de deux heures sur la machine. Il vérifia sa montre : il arriverait en retard sur sa prochaine intervention. Madame Dubois lui avait préparé un café qu'il vida d'un trait. Il en commanda un autre. Il en avait plein le dos. Le couple avait une petite fille, cinq ou six ans. Elle traînait autour du technicien, jetant des œillades de temps en temps.

— Vous pouvez le réparer, monsieur ? demanda la fillette.

— Pas encore, répondit John. Ces beautés-là sont très complexes. On ne dirait pas comme ça, mais c'est presque comme une personne !

— Oui, ça je sais, monsieur. C'est mon robot et on discute souvent tous les deux. Je l'aime beaucoup. Je crois qu'il est tombé malade dernièrement, il ne parle plus du tout et il tourne en rond sans rien faire de ses tâches de d'habitude !

    John sourit.

— En effet jeune fille. Il a attrapé un petit rhume, si on peut dire. Parfois, cela arrive sans qu'on ne sache pourquoi.

— Faut bien vendre les garanties et le support ! Non ? lança le père d'un ton nonchalant.

— C'est un peu plus compliqué que cela, se défendit John.

— Mouais, je vois juste que votre truc marche bien quand il veut. C'est pas très au point votre mécanique.

    John sentit la frustration et la colère monter en lui. Il décida d'ignorer l'homme.

— Mon papa, il dit que je dois pas parler à notre robot, que c'est simplement une boîte de conserve, lança la gamine.

— Hum. Je vais te révéler un secret. Ton père a tort sur toute la ligne! Tu ne possèdes pas une vulgaire machine. Il ne se contente pas d'exécuter les tâches ménagères. C'est un Perdito 3500 iz. Ce modèle est doté d'une intelligence artificielle très puissante. Tu peux lui parler et lui apprendre des choses, il t'en enseignera en retour.

— C'est comme un ami alors ?

— C'est qu'une machine ! râla le père depuis le salon.

John lança un regard furieux vers cet ours malpoli.

— Comment te nommes-tu ? demanda John.

— Miranda, monsieur. Mon papa s'appelle Richard, et ma maman Anita.

— Bien, écoute Miranda. Ce modèle, le Perdito 3500 iz, est doté d'une intelligence artificielle de dernière génération. Il peut accomplir plusieurs choses simultanément, analyser des informations, tenir des discussions, et même réfléchir ! Il possède plusieurs réseaux neuronaux capables de se rattacher ensemble, ou de se séparer pour traiter des tâches indépendamment.

    John prit une longue rasade de café et vida sa deuxième tasse. Il remarqua que madame Dubois semblait très intéressée par son discours.

— Ton robot, Miranda, est aussi intelligent que toi, plus encore. Lorsqu'il tombe malade, comme ces derniers jours, il se plonge dans un mode veille. C'est un sommeil, ni plus ni moins, dans lequel il rêve, invente et vit des aventures extraordinaires !

— C'est pas vrai ? s'écria Miranda.

— Non, c'est des conneries, répondit le père.

— C'est tout à fait vrai, susurra John. Tu sais, une IA fonctionne exactement comme toi et moi. Il est humain, à sa façon. Il peut réaliser beaucoup plus de choses que nous en même temps.

— À quoi il rêve ? demanda Miranda.

    John demeura pensif un instant.

— Je l'ignore, Miranda. Peut-être qu'il vit des aventures extraordinaires avec toi, dans ses songes. Personne ne peut le savoir. Une partie de lui évolue dans une matrice en permanence, un petit monde personnalisé qu'il s'est créé afin de sauvegarder sa santé mentale. Il ignore probablement que ce monde est factice, qu'il a inventé cet univers de toute pièce. Je vais te confier quelque chose de surprenant : nous pourrions être des robots, comme Perdito, sans même en avoir conscience. Peut-être que je rêve de toi en ce moment, parce que je me suis mis en mode veille. Je n'aurais aucun moyen de m'en rendre compte ! s'exclama John.

— Vous êtes très drôle ! s'écria Miranda en riant.


    Le voyant passa au vert. Ça y est, le système était revenu à la normale. John fut extrêmement étonné de cette intervention. Il ne comprenait pas ce qui s'était produit. Les discussions avec la petite auront sollicité l'imagination de l'ordinateur au-delà de ses limites. Il salua la famille Dubois et madame le raccompagna jusqu'à la porte.

— Tenez, je vous laisse ma carte si jamais vous rencontrez d'autres problèmes.

    Elle lui lança un sourire indéchiffrable.

— Est-ce vrai ce que vous racontiez à ma fille ? Nous pourrions tous exister dans un rêve de robot ? demanda Anita.

— Pas tous, seulement la personne qui aurait créé tout cela.

— Donc, si nous vivons dans un monde imaginaire, on pourrait faire tout ce qu'on veut ?

— Qu'est-ce qui vous en empêche ? répondit John. Vous êtes libre d'agir comme bon vous semble, avec les conséquences que cela entraîne. Matrice virtuelle, vie réelle, ça ne change pas grand-chose.

    Anita lui adressa un sourire chaleureux tout en manipulant sa carte. Elle le remercia et ferma sa porte. Elle m'appellera, c'était une bonne journée en fait !

    John monta au volant de sa camionnette. Ce n'était pas la première fois. Il ne devrait pas s'en vouloir, surtout au vu du comportement du mari. Pourtant, sa conscience ne se rangeait pas au même avis. Il repensa à la petite Miranda, toute mignonne et ingénue. T'es qu'un salopard d'égoïste. Oui, c'est vrai, comme tous les hommes, si jamais il en fut un.

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