Chapitre 2.

sisyphe

Chapitre 2

La porte, elle, a tenu à claquer derrière moi quand j'ai laissé Bertrand à ses verres. Comme pour me dire adieu, bon vent et bonne chance l'ami! Je lui paierais un coup à cette porte si je reviens. Si j'en reviens. Dehors, ça avait changé depuis qu'on était entré dans le bar avec Bèbère. Tout change pourvu qu'on vous oublie. On ferme les yeux deux secondes, on s'absente deux minutes et plus personne à la même place. Bouger, c'est le moteur du siècle. Faut bouger et être souple pour s'adapter aux trajets qu'on nous demandera de faire. Je reconnaissais rien dans la rue, de vrais garnements les gens, j'avais plus aucun repère, tant qu'à faire, repartir sans repères. L'inconnu c'est régénérateur où sinon ça ferait pas peur. Pas à pas je me perdais dans le dédale de pavés crasseux jonchés d'immondices fécales plus ou moins décomposées. C'est un bon stade de civilisation que celui où on a des chaussures pour éviter ces obstacles là. Prodigieux. Et on réussit même à réutiliser la merde pour en faire le porte bonheur attitré au pied gauche. J'étais saisi de toutes part par notre civilisation. Assaillit. Mais il fallait que je me perde, quitte à me semer en partie, semer mes souvenirs au prochain carrefour. Une route entre nous, chacun son trottoir. Rues après rues, tout ça c'était une succession de brouillards plus ou moins épais, sale temps. D'une nappe de fumée, surgissant en volutes gris féeriques, une mère et ses mouflets en bas âge. En les croisant, les plis de mon pantalon s'attachèrent à faire aussi bien la gueule que mes rides, sans succès. Pas un mot, pas un regard, mais moi je les avais bien vu. Mais que faire ? Pour se défendre contre la vie, faudrait des digues plus hautes que tout.

Les rues, surtout celles ci, les premières de ma fuite avouée, je commençais à les connaître. C'est des abysses où on se noie dans trop d'obscurité, ou des bancs de poiscaille pas fraîche mais qui se renouvelle pourtant à chaque naissance se traîne, les orbites grands ouverts des fois qu'il y ait quelque chose à gober. Ça leur ferait toujours un peu moins rien dans le ciboulot. J'en ricanais rien qu'en y pensant. Les autres, bien sur, ils pouvaient pas comprendre. Alors ça leur faisait bizarre un macaque toutes voiles dehors, le râtelier en évidence au cœur de leur promiscuité dont je n'avais plus rien à foutre. Avant je m'en souciais, la douleur, la peur, la haine, la souffrance de tous les autres, maintenant ça passait sur moi naturellement. J'étais immunisé contre la compassion et l'empathie. Un sacré vaccin ! Dernière piqûre de rappel ? Pendant la guerre, elle avait au moins servit à ça leur drôle de médecine. Le bistouri c'était la baïonnette, ça aurait pas fait sérieux de dire « bistouri au canon ». Par contre le dégoût, il avait carte blanche chez moi. Je devais m'en aller. La gare était pas si loin, l'argent pour payer le billet si. Ça avait toujours été trop loin de moi toutes les questions financières trop insistantes, faute de moyens pour y répondre. Je quittais les lieux sans me faire prier. J'avais hâte de l’apercevoir la gare, une arche de Noé pour moi tout seul. Rien à faire des animaux qui la prendraient avec moi, seul mon salut importait. Ils m'auraient pas les salauds, plus personne ne m'aurait. Je le prendrais vite le train, trois sucres de préférence. Le goût le plus doux possible, le goût de la fuite bien méritée. Direction Paris, peu de risques d'y trouver des connaissances et peut être le moyen d'en faire. Paris ça m'attirait, elle écartait les cuisses cette ville là, à l'image de sa tour Eiffel. Un beau symbole. Les cuisses écartées, ça n'attendait que moi, attend un peu que je descende du train mon beau Paris et on va féconder de l'oubli et du bonheur ou ce qui s'en rapproche le plus toi et moi! Un sacré festin que ça allait être, des banquets de crasse et de connerie bien humaine que j'allais ingurgiter à la pelle. Toujours le même menu mais pas le même restaurant. Encore une belle évolution.

Le problème quand même c'était l'argent. Il s'accrochait comme une sangsue ce problème. Le pouvoir de l'argent c'est qu'il vous tue à petit feu quand on en a pas mais vous ne savez juste pas quand le coup de grâce tombera. Et quand on en a il donne la douce illusion de pouvoir acheter jusqu'à l'âme humaine. Si tant est qu'elle existe encore. Quand on en a, l'argent est la seule vérité d'ici bas. Tu veux bien te vendre, te louer ? Tu existes. Tu ne veux pas te louer, tu ne veux pas être esclave, tu ne veux pas te soumettre à l'argent tout puissant, ce père qui est aux cieux comme sur terre ? Alors tu ne vas pas tarder à ne plus exister. Et pourtant, je lui aurais bien offert l'hospitalité moi à l'argent, le gîte et le couvert, tout rien que pour lui ! Mais il a jamais daigné pointer sa trogne par chez moi. Chez moi justement, fallait que j'y retourne à mon taudis, donner au propriétaire ma démission. C'était même pas chez moi à proprement parler. Encore un énième casier où l'on nous range pour passer la nuit tranquilles. Un casier qui me saignait chaque mois pour le prix parce qu'on me l'aurait pas laissée ma prison ça non ! J'avais aucun droit sur ma servitude, fallait même que je m'en montre reconnaissant. Tout les mois, c'était pour ça que je payais, parce que je devais être reconnaissant. J'ai finis par l'atteindre ma tour d'ivoire vachement perméable. Elle était foutue dans une ruelle adjacente à un dédale d'autres rues tout aussi crades. Tout était bien fait dans le meilleur des mondes. Les crasseux dans les rues crades loin des beaux quartiers, là où il y avait un rempart à chaque maison pour éviter qu'on la souille du regard. Ça tache le regard du pauvre, ça rappelle des choses, ça embarrasse, ça vexe, c'est plein de pouvoir insoupçonné le regard du pauvre. Ma baraque, je risquais pas de la souiller, si pauvre que j'étais. Elle en avait vu d'autre. On s'y entassait par familles entières et les murs étaient du gruyère pour les décibels. Ça fusait de partout quand on s'engueulait au premier comme au deuxième et la belle cascade de noms d'oiseaux si caractéristiques du genre humain si ça serait venu du troisième ! Pas de chance pour les spectateurs, au troisième c'était moi. Un peu plus près du ciel des fois que j'ai à y aller, plus prêt du toit pourrit et rongé qui suintait encore d'une pluie d'il y a deux mois. Il en pleurait mon toit, directement sur moi. Il n'arrêtait pas quand ça pleuvait. Il était comme triste ou gorgé de remords. J'aurais bien aimé que les autres là dehors y ressemblent, à mon toit.

La baraque elle était verticale, bien dressée, une construction au garde à vous. Elle s'étalait pas en longueur non, elle empiétait sur personne non ! Elle comme ses locataires, on aurait pas osé. La pauvreté elle se masse, elle grimpe, elle se fait voir, mais elle s'étend pas non, pas individuellement. Mais j'en ai poussé la porte, une dernière fois. Une dernière fois un peu bizarre, parce que les bicoques malades de leurs termites aussi bien que de leurs locataires, je les ai jamais vraiment quittés. Elles sont toujours là, quelque part dans moi. La misère, ça vous suit à la trace, un chien de garde, un vrai qui veille bien, jour et nuit, à ce que le bonheur ne s'approche pas trop près...Alors je les ai montées les marches, presque quatre à quatre. J'en bouffais de la marche, de l'allégresse à pleine dent. Pour une fois j'étais heureux en me rapprochant de ma piaule. De l'enthousiasme, j'en avais plein les poches, tellement que ça en débordait, ça se répandait sur les marches et gare à celui qui s'y serait aventuré ! Je les avais savonnés de toutes mes bonnes intentions les marches, pas une qui ne fut épargnée par mon envie de me tirer. Enfin arrivé, j'ai balancé les clés sur les cartons qui faisaient office de meubles. C'était ma dernière entrée par effraction dans ce taudis que j'avais jamais vraiment considéré comme chez moi. Il a fallu que je rassemble mes affaires dans ma seule valise, l'affaire de cinq minutes. L'inconvénient de la richesse c'est qu'on est embarrassé du choix à faire. Ce qu'on doit prendre, ce qu'on doit laisser, surtout en temps de guerre. Là on avait un avantage nous les miséreux. Le choix, on avait pas ce luxe, temps de guerre comme de fuite, on remballait tout plus vite que les gars du marché au puce quand les gendarmes descendent. Je mes avait remballées mes puces, avec tout le reste dans ma valise miteuse et trouée, la lanière qui la faisait pendre à mon épaule craquait en expirant de la bonne vieille poussière. Ça c'était un ménage que j'aimais faire. J'y avais mes deux autres chemises que j'avais retrouvées sous les cartons les plus lourds. Ça les repassait un peu, pour donner l'illusion de la propreté. Vu les moyens, je pouvais m'offrir que l'illusion, comme pour beaucoup d'autres choses.

Aucun regret à la quitter ma bicoque ! Quoique...je pouvais pas partir comme ça, quelque chose encore me retenait, il fallait bien que j'y laisse un mot à mon créancier. Un bon samaritain comme lui qui avait bien voulu abaisser son cachot trois étoiles au niveau d'un brigand de mon espèce, ça méritait bien quelques remerciements. Princhard, Monsieur Princhard. Il en voulait du Monsieur lui, il le méritait selon lui. Ah ! Il en avait sauvé lui des juifs à l'époque ! Il en connaissait et il les avait pas dénoncés, c'était ça pour lui « sauver » ! Alors les passe droits sur tout ce qui était possible, il les demandait. Les respects, les « monsieur » il les exigeait ! Lui c'était un homme, un vrai, celui du courage qui n'a rien fait que se taire mais qui s'en vante. En tout cas, on peut pas lui ôter ceci : il était raisonnable. Celui qui se tait c'est le raisonnable, mais pas le courageux. Je lui devais bien un mot pour tout ça...

« Je démissionne, n'essayez pas de me retrouver pour le loyer impayé, vivre dans votre taudis c'est déjà payer beaucoup trop de sa personne. Allez au diable si il existe, il sera ravi de vous appeler monsieur, j'en suis persuadé. On s'y retrouvera. Adieu. »

Voilà, c'était fait. J'avais jamais été bon pour les adieux, faute d’entraînement sûrement. Pour savoir bien dire adieu, faut avoir les gens à qui le dire et pour moi, c'était la pénurie. Et j'avais épuisé mes tickets de rationnement pour ça depuis bien longtemps. J'ai tiré la porte derrière moi, sans la fermer vraiment. Il y entreraient les voisins, je le savais. Les fouineurs du premier et du second pour voir ce que j'y aurais laissé, pour voir pourquoi j'avais déserté, une nouvelle fois. Je les ai descendus un peu moins vite cette fois les escaliers. Histoire de ne pas glisser sur l'enthousiasme, la chute aurait été trop lourde et c'est pas tout mon barda qui m'aurait amortit. Et puis soudain, c'était un locataire du premier qui sortait la tête par la porte pour voir qui faisait l'affront de monter et descendre les trois escaliers à l'heure où il ne faisait, comme d'habitude, rien d'autre que de pester contre tout et surtout sa femme. « Ah, c'est vous monsieur Bertignasse, qu'est-ce que vous faites, vous partez ? »

Le con. Il aurait été bien heureux que je parte plus tôt, ça leur foutait une trouille pas possible de savoir un type pas présentable au dessus d'eux, sans surveillance. Il y a quand même une hiérarchie chez les pauvres, celle de la peur. On a toujours peur du plus pauvre que soit, il est encore plus désespéré. « Oui, je pars ». « Où donc que vous allez si c'est pas indiscret monsieur Bertignasse ? »

C'était pas la discrétion qui étouffait lui. Je lui devais toute ma réputation dans la baraque, de la cave jusqu'à mon cachot. Même les patates à la cave savaient tout ce qu'il y avait à savoir sur moi. Un modèle de concierge cet homme là, il était l'âme de la baraque, notre conscience à tous, notre image à tous. Ça en disait long sur nous. Je lui ai pas dis ou j'allais, il m'a dévisagé pour la dernière fois, pour se rappeler quand il verrait ma trogne dans un fait divers de son canard préféré et qu'il pourrait se vanter à sa femme de son flair si particulier en matière de voyous et de pourriture. « Bon voyage ! » qu'il m'a tout de même lancé avant que je franchisse le seuil. Mais moi je ne voyageais pas, je fuyais.

  • Je vois que je ne suis pas la seule à être impatiente ^^
    c'est fou comme ce personnage te reflète si bien .. ;) en tout cas bravo
    c'est très prometteur et je t'encourage vivement à continuer.
    17 ans et déjà tant de talent ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    Default user

    Andrea De Oliveira

  • J'aime énormément, une entame extrêmement bien réussie ! Surtout va au bout, y'a matière et tes personnages sont déjà adoptés :)) J'attends la suite avec impatience...

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

Signaler ce texte