Chapitre 2

David Cassol

    Perdito hurla à s'en crever les tympans. Les passants le dévisageaient: pas de choc, pas de Golf.

- Ça ne va pas de crier comme ça, monsieur ? Faut vous faire soigner, hein ! Vous faites peur aux enfants ! l'invectiva une vieille dame depuis son portail.

- Pardon, répondit-il machinalement.

    Il chercha la voiture, en vain, puis s'éloigna en secouant la tête: l'alcool trompait sa raison et cette semaine éprouvante n'aidait pas. Il se sentait exténué, éreinté et honteux. Il boucla rapidement ses courses et rentra se reposer.

    Le réveil s'avéra particulièrement agréable: Anita le ramenait au monde réel en douceur. Il ne comprendrait jamais les femmes! Comment était-elle entrée? Probablement sa mère. Elle s'était percée la langue, une bonne idée pour ce type d'activité, et le résultat s'avéra très satisfaisant. Nouvelle coupe de cheveux, maquillage un peu trop appuyé, elle semblait fatiguée.

    Son travail achevé, elle se réfugia dans le salon, non sans lui avoir envoyé une claque sur la cuisse pour ne pas l'avoir prévenue. Il sourit. Elle alluma la télé. Étonnant, cela ne lui ressemblait pas. D'habitude, Anita le collait et à en redemandait jusqu'au bout de la nuit : elle planifiait de lui soutirer toutes ses forces afin qu'il ne les dépense pas avec quelqu'un d'autre ! Elle lui adressait un message clair : « j'ai fait le premier pas, excuse-toi et promets-moi la lune ». Sa sérénité s'effondra. Il se sentit somnolent, mais elle le réveillerait, et cela le mettrait en rogne. Il décida de courir le risque et se rendormit.

    Il émergeait de sa sieste, difficilement, et la télé vomissait son lot de discours insipides. Il avait bien merdé! Il venait de gâcher sa chance. Il s'assit, se massa la nuque et alluma une clope. Il passa un vieux bas de survêtement et se dirigea vers le salon. L'odeur du cannabis envahit ses narines. Il n'aimait pas particulièrement cette drogue. Anita regardait une émission idiote en fumant dans un énorme bang. Anita, la jeune fille trop sage pour crapoter sur une cigarette s'enfilait un bon gros bang ! Et elle possédait une pratique certaine. Perdito se demanda si son esprit ne lui jouait pas encore des tours. Une consultation psychiatrique semblait s'imposer. Il s'assit près d'elle.

- Je me pincerais bien pour vérifier si je suis réveillé, lâcha-t-il sur le ton de l'humour.

    Elle détourna lentement le regard, une expression placide gravée sur le visage.

- Pourtant, tu n'as rien fumé depuis que tu es rentré. Tu t'es enquillé un truc en loucedé ?

    Perdito prit peur. Anita ne s'exprimait jamais comme ça. Elle roulait ses syllabes étrangement : le timbre de voix qu'ont ces toxicos de longue date, épaves qu'il avait pu croiser dans certaines boîtes bizarres ou dans des endroits bien plus mal famés.

- Tu me fais quoi là ? C'est une blague, il y a une caméra quelque part ?

- Je ne sais pas ce que tu as pris, mais ça a l'air vachement fort !

    Elle rit d'une voix désagréable et aigüe. Une violente toux interrompit son euphorie. Perdito déclenchait ce genre de crise depuis quelques années, matin et soir: le cancer ne s'imite pas.

    L'étonnement et l'inquiétude cédèrent place à la panique. L'épisode de la voiture, Anita si différente: ces conneries duraient trop longtemps pour un rêve, et il se sentait bien trop lucide pour vivre un délire narcotique. Devenait-il fou ? Son cerveau lui jouait des tours et troublait sa perception! Il se croyait assis sur son canapé : peut-être s'étouffait-il dans sa salive ou son vomi, convulsant sur le sol de son appartement. Cette idée l'emplit de dégoût. Non, il souffrait d'hallucinations, très réalistes et étonnamment persistantes.

    La porte d'entrée s'ouvrit brusquement. Sa mère suait et râlait à propos de l'odeur de « leur truc ». Elle tenait la main de deux jumeaux, charmantes têtes blondes de trois ou quatre ans. Bien, non pas bien du tout ! Le délire dégénérait. Il réfléchit et se rappela l'évènement de la Golf. Il avait crié et le fantasme s'était estompé.

    Il hurla. Tout le monde resta saisi, sa mère se décomposa littéralement et Anita sauta du canapé comme mordue par un serpent.

- Papa est fou ! gloussa le premier garçon

- Oui, papa fait le fou, papa fait le fou, scanda le second pendant que son frère se joignait à sa chanson. Papa fait le fou ! Papa fait le fou ! Papa fait le fou !

    Personne ne disparut. Mama fronçait les sourcils. Anita semblait plus contrariée d'avoir été tirée de sa léthargie que choquée.

- Perdito ! lâcha sa mère. Tu veux me tuer ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ENCORE ? Tu n'es vraiment pas un garçon normal, mon pauvre enfant. Et notre Dieu farceur t'a confié deux beaux gamins, c'est triste !

    Elle énonça méthodiquement son laïus habituel concernant son manque flagrant de maturité et son irresponsabilité notoire. Puis, elle attaqua leur mode de vie, les prévint qu'un jour les assistantes sociales viendraient prendre les gosses et toute une avalanche de reproches qu'Anita encaissait sans sourciller, une routine bien rodée. Les enfants riaient, ils adoraient le voir crier au milieu du salon. Ils s'échangeaient des regards complices et des messes basses.

    Perdito s'excusa et essuya un torrent de remarques plus ou moins virulentes avant que la madre ne quitte les lieux. Il contempla ses fils dont il ne connaissait même pas les prénoms : deux diablotins complotant un mauvais coup.

- Allez les petits, on va se coucher maintenant, il est tard !

    Anita protesta, visiblement remontée.

- Ça va aller ? J'ai le droit de vote ? Je peux m'exprimer ou tu comptes me virer du salon manu militari sans autre forme de procès ?

    Oui, forcément... Les enfants ne dorment pas dans le lit parental, choix d'organisation plus que questionnable de les installer sur le canapé du salon. Logique ? Ces enfants IMAGINAIRES !? Il délirait complètement.

- Tu es sûr que ça va Perdito ? l'interrogea Anita.

    Elle parut soucieuse tout à coup. Il ne devait pas entretenir son hallucination : les ignorer, s'éloigner d'eux.

- Vous n'existez pas.

- Perdito, tu m'inquiètes. Calme-toi où j'appelle les flics.

- Tu n'existes PAS !

    Perdito hurlait, et se cognait la tête entre les mains. Les enfants pleuraient. Cela devenait vraiment trop bizarre pour eux!

- Perdito ! Tu te calmes maintenant! Tu fais peur aux gosses!

- Tu n'existes pas, vous n'existez pas, vous n'existez pas, répétait-il en boucle tout en se tenant le crâne.

    Anita emmena les jumeaux dans la chambre et le laissa seul. Il observa plus attentivement : ce n'était pas vraiment son salon. Il contemplait l'appartement qu'il aurait pu avoir si Anita avait effectivement emménagé chez lui. Pas Anita. Une fille au moins aussi paumée que lui, et très portée sur les drogues douces et le bouddhisme au vu des statuettes dorées étranges et de l'encens qui peuplaient toutes les surfaces utiles. Il n'y avait même pas la place pour poser un paquet de clopes quelque part, pensa-t-il en souriant.

    Il ressentit comme une petite décharge électrique, un sentiment de déjà vu. Il s'était répété cette phrase à de nombreuses reprises. Ce n'était pas la première fois qu'il regardait avec consternation l'empilement des bibelots, des femmes à six bras et des éléphants ventripotents. Il avait pensé ça, il l'avait dit, il en avait ri avec Anita. Les souvenirs le submergeaient. Oui, cela faisait quelques années qu'Anita partageait sa vie. Depuis leur rencontre à l'école, ils ne s'étaient plus quittés. Ils avaient eu ces deux petites têtes blondes assez tôt, trop tôt selon sa mère. Anita était différente de celle qu'il connaissait. Il n'avait pas eu la meilleure influence sur elle, et vice-versa. Il avait plongé dans la drogue dès l'adolescence, et pas à moitié. Incarcéré deux ans pour trafic, libéré pour vice de forme, il quittait une galère pour une autre.

    Était-ce lui ? Oui et non. Il détenait la mémoire de deux hommes distincts, lui et comme un autre lui, dans une autre vie. Il se souvenait toujours de l'Anita sage et réservée qui accourait dès qu'il appelait, mais aussi de cette Anita qui bordait ses enfants dans la pièce d'à côté, décadente, dépressive et shootée à longueur de journée. Elle lui ferait la morale. Il passerait un mauvais quart d'heure. Il n'avait pas envie de (re)vivre ça. Il connaissait la chanson. Les réminiscences s'étouffèrent et s'évanouirent, comme un parfum de fleur lors d'une balade en forêt. Il en conservait le souvenir, mais se détachait de cette vie qui ne lui appartenait pas. Il avait contemplé un instant l'esprit de quelqu'un d'autre. Cette vision l'horrifiait. Mieux vaut être seul que mal accompagné.

    Il prit ses jambes à son cou et s'enfonça dans la noirceur des rues. Il courait à en perdre haleine. Il sprintait, mais ne sentait pas le feu dans ses poumons. Le monde défilait, se déplaçait autour de lui comme les images d'un fond vert dans un film.


    A la place de la bibliothèque, un parc accueillait des barakis et des junkies. Et si cette Golf l'avait bel et bien percuté ? Et s'il était mort ce matin : une farce de Dieu, un test d'entrée ? Tu as déjà passé les épreuves durant ta vie, et tu les as ratées. Quoique tu n'as rien accompli de grandement condamnable, tu n'as agi en bien pour personne d'autre que toi, et même cela demeure très discutable. Il se considérait comme un salopard égoïste, donc Dieu ne l'ignorait pas. Après tout, c'est ainsi qu'on l'avait créé. Il niait toute responsabilité. Lorsqu'un cuisinier rate un plat, on ne s'en prend pas aux ingrédients! Idée saugrenue, idiote, irréelle. Comme tout ce qui t'entoure. C'est vrai que tu navigues dans le monde le plus normal depuis ce matin ! Ouvre les yeux, tu n'es pas chez toi !

    Il cherchait un hôpital. Il marcha vers le centre, longea le boulevard de la Sauvenière et héla un taxi. Le chauffeur le reconnut immédiatement. Oui, il avait déjà emprunté au moins une fois chaque taxi de cette rue mort saoul en revenant du Carré. L'homme grimaça. Il occupait la tête de file: Perdito était obligé de s'adresser à lui en premier lieu. S'il refusait, les types derrière exigeraient un max de pognon et en cash pour ne pas le déclarer, il connaissait la combine.

- Bonsoir, je n'ai pas bu. Je me rends à l'hôpital.

    Le chauffeur le toisa attentivement. S'il lui demandait le motif de sa consultation, il était foutu : il ne l'emmènerait jamais. Le taxi accepta et monta doucement, et non sans quelques détours, jusqu'au Centre hospitalier universitaire de Liège. Les urgences ne désemplissaient pas, mais Perdito attendit patiemment son tour.


    Deux heures s'écoulèrent quand une infirmière l'appela et lui indiqua une porte. Il pénétra dans une salle éclatante de blancheur. Un homme imposant, des cheveux couleur neige noués en un chignon de guerrier, un visage sans âge et des yeux bleus de glace, se tenait bien droit derrière un grand bureau immaculé. Un air sévère, des traits taillés à la serpe, il était beau mais ne dégageait aucune chaleur. Aucune expression ne trahit son regard, aucune parole ne franchit ses lèvres scellées. Pourtant, il le scrutait, l'inspectait, le dévorait.

    L'inconnu le fixait intensément et Perdito se détourna. Il mobilisa une énergie incroyable pour fuir les deux orbites gelées plantées dans son esprit.

- M. Perdito Sanchez.

    Les mots s'abattirent comme des arbres sciés à l'unisson résonnent et chutent en rythme. Ce n'était pas une invitation ni une parole de bienvenue. Il énonçait qui il était, ce que cela signifiait de vrai et de pur, d'obscur et de honteux, d'étrange et de nauséeux. Oui, c'était son nom, il était qui il était et ne pouvait s'en défaire ni le nier.

- Docteur ?

    Il demeura impassible. Cet homme sinistre ne considérait aucunement les formes de politesse et de convenance sociales. Pourtant, Perdito ne désirait pas quitter la pièce. Il obtiendrait des explications et cet individu les possédait, il en était persuadé.

- Il m'arrive...

- Oui, je sais. Je n'ignore pas ce que vous traversez. Je suis informé des raisons qui vous ont mené ici, devant moi, dans mon bureau aujourd'hui. Mais, en avez-vous conscience ?

    La question n'escomptait pas de réponse, pure rhétorique.

- Pourquoi ne me le dites-vous pas ?

- Dans quel but ? La solution se cache en vous, il s'agit de votre choix. Vos décisions vous ont conduit jusqu'ici maintenant et de cette manière. Je ne peux expliquer vos préférences, vos ambitions et ce que vous accomplissez à votre place, et encore moins justifier vos actes.

    Cette scène lui parut complètement surréaliste. Pourtant, Perdito perçut que ces mots se révéleraient cruciaux, qu'il devait les mémoriser. Ce type ne déraillait pas, il ne délirait pas. Ce n'est pas le docteur qui avait rêvé un accident mortel, s'était réveillé avec une famille imaginaire et tissé un passé fictif. Perdito est le seul qui nécessite une assistance médicale.

- Écoutez, j'ai besoin d'aide. Ce matin, j'ai cru être renversé par une voiture, mais finalement ce n'était pas réel. Je rentre chez moi et tout est bouleversé. Ma sex friend est devenu ma femme, j'ai des gosses, même les bâtiments sont altérés. Cet hôpital a changé lui aussi.

- Le mouvement est perpétuel, inexorable. Il nous soumet tous sous sa coupe.

- Vous faites partie de mon délire ? Je suis stone et vous êtes une hallucination ? Je n'ai jamais quitté la salle d'attente ? Je suis peut-être encore sur cette route en fait, avec cette bagnole qui me fonce dessus à cent à l'heure.

- Septante, septante douze pour être précis.

    Un frisson glacial naquit à la base de son crâne et se propagea jusqu'à ses orteils. Ce type disait la vérité: l'accident était réel. Pourtant, il se tenait dans ce bureau. Peut-être pas aussi vivant qu'il l'imaginait.

- Suis-je au paradis ?

    Perdito conclut à son regard que non. L'enfer ? pensa-t-il.

- Très loin de l'un et de l'autre, mais si près ! répondit l'homme, énigmatique.

- Quel rôle jouez-vous dans cette histoire ?

- Vous cherchez de l'aide : je vous assiste. D'autres agiront différemment. D'autres viennent pour vous saisir.

- D'autres ? De qui parlez-vous ?

- Ceux qui atteignent le couloir en ce moment même. Ils approchent.

    Le frisson s'intensifia. Ses poils et ses cheveux se hérissèrent. Son cœur s'emballa.

    Le docteur se leva. Un halo aveuglant remplaçait son torse et ses jambes.

    La porte s'ouvrit. Un homme aux traits identiques entra. Seuls ses yeux étaient différents : sévères et hostiles. Il le traquait, Perdito était sa proie. D'autres sphères de lumières l'entouraient. Perdito aperçut leur visage sans les discerner, comme s'ils n'avaient pas d'importance, de simples rôles secondaires dans cette tragédie insensée.

    La poigne de l'assaillant allait se refermer sur lui lorsque Perdito se sentit happé en arrière. Il lut de la frustration dans son regard, et réalisa que cet homme le poursuivrait sans relâche. Il le rattraperait, fatalement. Il espérait que cela ne se produirait pas avant longtemp. Puis, le visage se décomposa, les lueurs fondirent. Perdito contempla, affolé, ses mains se dissoudre dans le néant. Il ne souffrait pas. Le froid s'empara de lui, sinistre et vide.

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