Chapitre 3
David Cassol
Il perdit l'équilibre et atterrit sur les fesses. Le sol semblait dur. Métallique. Ses yeux s'acclimataient péniblement à l'étrange luminosité. Il contemplait un paysage d'horreur, un monde rouge comme l'enfer. Ce spectacle semait les graines de la folie dans son esprit : la psyché humaine n'est pas préparée à une telle aberration. Il avait déserté réalité et raison. Il comprit les mots néant et chaos. Ni relief, ni perspective, ni forme. Les cieux pourpres se déchiraient et se reformaient, parcourus d'éclairs. De formidables bourrasques tournoyaient autour de lui et manquèrent de l'emporter.
Il étudia le sol, le frappa de sa main. Il s'agissait bien de métal. Le monde était recouvert d'un acier au motif répétitif. Des plaques à perte de vue et les nuées ardentes constituaient le seul panorama : un univers d'errance. Il marcha quelques mètres avant d'entendre un son reconnaissable entre tous. C'était le bruit du robot dans les films de science-fiction: un crissement de ferraille. La terreur l'envahit. Il tourna la tête, lentement, et ce qu'il découvrit le remplit d'effroi. Le sol se désolidarisait, les plaques se relevaient et formaient de petites araignées mécaniques. Elles émergeaient d'une longue torpeur et certaines se dirigeaient vers lui. Elles ne semblaient pas disposer de bonnes intentions à son égard. Il prit ses jambes à son cou. Le plancher dévalait sous ses pieds à une vitesse vertigineuse. Il courait comme dans le vide, sur un tapis de salle. Les monstres dans son dos gagnaient du terrain. Ils le rattrapaient et la panique s'empara de son esprit. Une onde de choc se répercuta et des araignées surgirent de toute part. Aucune issue. Il hurla.
L'air changea, s'humidifia, et une trombe d'eau s'abattit sur lui. Il distinguait une cité dans les abysses, une ville marine ! De grandes tours s'élançaient telles des flèches, silencieuses. Prodigieux et titanesque ! Qui habitait ces lieux ? Il n'aurait pas le loisir de se poser la question longtemps : l'oxygène lui manquait. Une ombre se rapprochait rapidement. Il ne sut la décrire, mais elle lui inspirait un respect solennel. La certitude d'être confronté à un être intelligent l'envahit : ce dernier avait bâti cette ville et bien d'autres. Les géants des profondeurs ! Il fondait sur lui mais l'eau s'opacifia.
Il s'effondra à genoux, et cracha l'eau de ses poumons en feu. Il avalait de grandes goulées d'air frais dès qu'il ne toussait ou ne vomissait plus. Sa gorge, son thorax, son nez et sa tête le brûlaient. Il se sentait comme si un camion venait de lui passer sur le corps. Enfin, l'atmosphère semblait respirable. Il se remit peu à peu de ses émotions.
Une jungle dense et ancienne s'étendait, à perte de vue. Il faisait très sombre, les arbres gigantesques et nombreux occultaient presque entièrement les rayons du soleil. Il se sentit comme enfermé dans une prison aux barreaux de bois et de feuilles. Des bruits étranges résonnaient, des frottements, des chants d'oiseaux, des crissements d'insectes. Il ne reconnaissait ni la faune ni la flore. Il marcha péniblement à travers les lianes, et les flaques qui creusaient le sol en certains endroits. Sa progression s'avérait difficile, et il se piqua et se griffa à maintes reprises. Les plantes et les arbres l'oppressaient.
Au fil des heures, sa panique s'évanouit. Peu importe ce qui se tapissait dans l'ombre, il se préoccuperait de ce sur quoi il détenait de l'emprise. Il se contenta d'avancer en quête d'un lieu sécure. Il ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait, mais ne s'en souciait plus, concentré sur sa survie et son confort.
Il fouilla ses poches, mais briquet et cigarettes étaient restés dans son appartement. Il ne risquait pas de croiser un tabac dans le coin ! Il sourit. Étrangement, l'envie de fumer surplombait toute cette folie, ce délire ambiant.
Il marcha longtemps. Il revint plusieurs fois sur ses pas, sans le remarquer. Épuisé, il s'installa dans un tronc creux, cadavre d'un vieil arbre monumental. Un évènement cataclysmique avait saccagé ce coin de forêt. Les arbres étaient couchés, brisés et calcinés dans un rayon d'une vingtaine de mètres. Plus aucune végétation ne fleurissait en ce lieu. Il craignit que son refuge improvisé héberge une foule d'insectes et de serpents dégoûtants, mais il n'en était rien. Nulle vie ne s'était approchée du carnage, et le bois n'avait pas pourri. Il s'abrita en prévision de la pluie.
Il dormit peu: le froid lui glaçait les os, lui interdisant tout sommeil. Ses membres courbaturés et gelés lui arrachaient des complaintes. Il pleurait, sans même le réaliser. Son corps et son cœur craquaient. Il rêvait d'un endroit chaud, quelque chose pour se couvrir. Il ne survivrait pas une nuit de plus dans ces conditions! Et s'il tombait malade ? Un bête rhume le terrasserait dans cette jungle. Il s'évertua à allumer un feu, en vain. La faim et la soif le tenaillaient. Il marcha avec circonspection autour de son nouveau nid. Il avait décidé de se sédentariser afin d'économiser ses maigres forces. Il survivrait ici, le temps de confectionner armes et protections. Son plan de bataille lui parut bon et évident. Son repaire ne semblait pas dangereux, il ne s'était pas fait attaquer et pour une raison inconnue les bêtes alentour évitaient soigneusement de mettre une patte dans le cercle calciné.
Perdito s'élança dans la jungle en effectuant des ronds concentriques afin de cartographier le terrain et inventorier les ressources à sa disposition. Il s'imaginait comme un gosse dans une leçon de choses et cela lui arracha quelques sourires. Il avançait méticuleusement, observant chaque plante et chaque animal. En désespoir de cause, il se rabattrait sur les insectes qui pullulaient. La luminosité s'accentua. Son estomac grondait: son dernier repas remontait à une éternité. La soif, surtout, devenait insupportable. La pluie l'avait aidé, mais sa gorge s'était déjà asséchée. Il rencontrerait un ruisseau, probablement.
Il déambulait, perdu dans ses pensées, lorsqu'un bruit l'interpella. Il avança dans cette direction. Le grésillement s'intensifiait, comme un éclair dans le ciel, ou une interférence d'un téléphone près d'un téléviseur. Une barrière de buissons lui bloquait le passage, et il entreprit de la traverser. Les branches pesaient plus lourd qu'il ne l'avait estimé. Il dérangea une multitude d'insectes étranges qui fuyaient sur son chemin, mais certains le parcouraient et le chatouillaient. Ce n'était pas désagréable. Il continua d'avancer dans ce fatras de verdure qui n'en finissait plus, un écosystème étouffant et incroyablement dense.
Les tiges s'accrochaient à lui. Il était comme prisonnier. Il essaya de rebrousser chemin mais la force de la végétation l'en empêchait. Il ne pouvait qu'aller de l'avant. Puis il sentit une morsure, et une autre. Les insectes l'assaillaient! Les attaques se multipliaient. Plusieurs parties de son corps le brûlaient. Il devait se sortir de là et vite! Ces piqures s'avéreraient probablement dangereuses. Il tenta de s'extirper, mais plus il progressait et plus les branches resserraient leur étreinte. Des colonnes sombres, comme des veines, se déplaçaient chaotiquement dans l'horizon de ronces. Les lignes changèrent de cap et se dirigèrent vers lui. Il était un géant troublant et dévastant leur monde: elles ne comptaient pas se laisser faire. Bloqué, impuissant, les branches formaient des liens, des entraves qui se resserraient plus fort lorsqu'il bougeait.
Un terrible piège! Il reconnut le bruit de l'eau tout près. Les bêtes étanchaient leur soif. Ce buisson avait poussé dense afin d'emprisonner ses proies, symbiose entre le végétal et l'animal. La plante immobilise sa victime, l'insecte la dévore ; l'insecte dissémine ses graines, lui permettant de conquérir de nouveaux territoires : une sombre et meurtrière alliance. Il s'imagina comme une mouche empêtrée dans une toile d'araignée. Des os transperçaient le sol de mousse. Ce n'était pas un buisson mais un cimetière !
Des insectes parcouraient son visage. Tout son corps criait souffrance. Les milliers de petites morsures engourdirent ses membres et son esprit, anesthésié. Ces bestioles tuaient lentement: il endurerait le martyre. Elles l'écorcheraient vif, peut-être pendant des jours. Heureusement, il mourrait de soif bien avant! Au vu des évènements récents, il conclut qu'il avait « transplané ». Chaque fois qu'un péril croisait son chemin, il changeait de réalité, de « plan ». Il voyageait — cela était certain — dans l'espace, le temps ou les dimensions parallèles. Il ne comprenait pas comment ni dans quelle direction, mais il devait fuir immédiatement. Une conviction affreuse éclata dans son esprit : il ne pouvait quitter ce lieu si un organisme vivant maintenait un contact avec lui. Peut-être changeait-il de réalité, ce buisson greffé à lui. Quoiqu'il en soit, il ne parvenait pas à s'échapper, prisonnier de cette cruelle étreinte.
Certains insectes s'infiltraient dans ses oreilles, ses narines. Ils dévoraient ses tympans, l'intérieur de son nez. Il lutta, en vain. Le sang coulait abondamment de ses orifices. Un éclair de douleur éclata dans son cerveau et il cria. Par réflexe, ses yeux s'ouvrirent et ils se ruèrent sur ses orbites. D'autres assaillirent sa bouche. Entre deux hurlements, il tentait d'en tuer en les croquant ou en les écrasant avec sa langue. Il allait mourir: elles le mettraient en pièce, prélèveraient chaque minuscule parcelle de son corps. La pire des tortures. Les animaux qui s'abreuvaient auprès du fleuve furent parcourus d'un frisson d'effroi en entendant ses cris désespérés. Ils comprenaient. Une bête se faisait massacrer tout près d'eux. Les mammifères décampèrent, les oiseaux s'envolèrent. Un silence de plomb, trahi seulement par la complainte désincarnée de Perdito.
Non ! Je ne mourrai pas! Je ne me laisserai pas bouffer ! Pas comme ça !
Perdito s'éteint ; l'animal qui voulait survivre surgit des abîmes de son être, affolé et paniqué. Cette bête détruit les protections que le cerveau a sagement érigées. Elle ne se soucie pas de déchirer ses muscles, d'abandonner un bras ou une jambe si nécessaire. Perdito cracha un rugissement, de rage cette fois-ci. Il avança. Les branches le lacéraient, elles se nouaient jusqu'à l'implosion, le délivrant au prix de terribles tourments. Des souffrances pour plus tard, pour le moment seule la vie compte. Il gagnait en vitesse. Les ronces rongeaient sa chair mais il progressait. Un muscle se déchira sous l'effort. Il persévéra: la douleur le stimulait. Il libéra son plein potentiel afin de déraciner ce buisson, arracher ces lianes et s'évader. Black out.
Une silhouette hurlante et ensanglantée s'extirpa de l'arbre tueur et se rua dans la rivière afin de noyer les milliers d'insectes qui la dévoraient. Il plongea dans l'eau glacée et demeura immergé pour se débarrasser de ces foutues bestioles et les sentit se décrocher, affolées. Il remportait le jeu de la sélection naturelle! Il avala une gorgée d'eau qui lui brûla les poumons, puis reprit conscience et se souvint que les torrents sont rarement potables. Il remonta à la surface et prit une grande goulée d'air frais. Il était en vie ! En piteux état, mais sauf. Il garderait des séquelles, peut-être ne pourrait-il plus marcher ou bouger son bras, mais il était foutrement vivant !
Perdito s'installa dans une grotte profonde, près du fleuve. Des arbres fruitiers et des baies peuplaient la rive. Il ignorait s'ils étaient comestibles, mais la faim lui interdisait de s'en préoccuper. Il filtrait l'eau dans sa chemise qu'il tentait de conserver le plus propre possible. Il dormit, but et mangea durant une période qui lui parut infinie. En s'extrayant de la haie démoniaque, il s'était déchiré plusieurs muscles. Il souffrait un martyre quotidien simplement pour se lever. Ses abdominaux ne fonctionnaient presque plus. Sa jambe droite et son épaule gauche étaient foutues. Son cousin, un tennisman d'un niveau respectable, s'était blessé lors d'un entraînement intensif. Le médecin lui avait conseillé d'apposer une poche de glace dix minutes toutes les heures. Perdito utiliserait la fraîcheur du ruisseau. Il se baignait quotidiennement afin de réduire les douleurs, puis s'étendait au soleil. La nuit venue, il rentrait dans sa grotte. Il craignait de contracter un rhume, mais redoutait davantage de perdre l'usage de ses membres dans cet univers vierge et hostile. Le soir, il tentait de se concentrer pour «transplaner » vers un endroit où on lui administrerait des soins, sans succès. Il ne contrôlait rien, ou son pouvoir s'était dissipé. Pas TON pouvoir, un don qui aujourd'hui t'est refusé !
Il dénicha au fond de la grotte un tas de silex ouvragés. Il s'entraînait durant son temps libre à allumer un feu, les cognant l'un contre l'autre, mais n'obtenait que des étincelles stériles. De rage, il jeta violemment un silex contre une veine de métal. L'étincelle projetée, cette fois-ci, enflamma le foyer! Il affûta également des pierres en prévision du pire. Lorsqu'il s'était lancé dans le buisson, il s'imaginait maître du monde primitif et avançait tel un conquérant, certain de sa qualité d'espèce alpha. Aujourd'hui, il se considérait plutôt comme un survivant, méfiant, à la merci de l'impitoyable Gaya. L'homme, avant de plier la nature à ses désirs, avait appris ses secrets. Il ignorait tout de ses règles et réalisait sa vulnérabilité, réduit à l'état de proie.
Un matin, il remarqua un animal mort près de l'entrée de sa grotte. Aucune trace de prédation. Il songea à découper la viande, mais craignait qu'elle soit contaminée. Combien de temps un cadavre demeurait-il comestible ? Et s'il était malade ? Il ne possédait pas les réponses à ces questions et ne souhaitait pas aggraver sa situation. S'il avait eu faim, il aurait probablement mangé la bête. Les baies, les plantes, les racines et les fruits le nourrissaient en suffisance. La prudence exigeait qu'il déguste un animal chassé par ses soins. Cependant, la fourrure épaisse remplacerait à merveille ses vêtements en lambeaux.
Il disposa la dépouille sur la branche d'un petit arbre, trancha sa gorge et son abdomen. Il laissa le sang se vider, restant près de sa proie pour décourager les charognards. Il aperçut quelques oiseaux étranges guetter le cadavre, mais rien de bien inquiétant. Cela le rassura. Il craignait d'attirer un prédateur féroce. Puis, il décrocha la carcasse et la découpa maladroitement. Le travail se révélait salissant, exigeant et très pénible. Il tailla large pour ne pas gâcher la peau. Sa tâche achevée, il souffrait dans tout le corps. Il fourragea avec ses silex dans la viande afin d'en extraire les tendons. Cela pourrait servir. Il avait lu que la cervelle pouvait remplir le rôle de graisse ou de cire. Il la préleva, plus facilement qu'il ne l'aurait pensé, et découpa également des blocs de gras. Enfin, il éloigna la carcasse de son campement. Il se baigna, nettoya tout ce qu'il avait retenu et retourna dans sa grotte. La nuit approchait et il était éreinté. Il recouvrit ses trophées avec la fourrure et dormit en retrait. L'odeur attirerait probablement un prédateur et ses ressources importaient moins que sa propre vie! Le lendemain, ses denrées demeuraient à leur place, intactes. Il se réjouit: enfin, la chance lui souriait.
Il gratta à nouveau les tissus qu'il n'avait pas ôtés la veille sur la peau, puis la lava dans l'eau et la fit sécher sur un rocher. Il coupa du bois pour se fabriquer un râtelier sur lequel poser sa fourrure. Il utilisa les tendons pour accrocher les bâtons qu'il tailla ensemble, mais ce n'était pas très solide. Combien de temps pouvaient résister des tendons à la putréfaction ? Il l'ignorait. Il les nettoya et les graissa avec de la cervelle, puis les sécha. Il se sentait comme le premier homme, inventant son monde, adaptant le réel à ses besoins. Il tentait des choses. Il huila la peau et la fit sécher plusieurs fois. Il tailla une lance en bois sans rencontrer de grandes difficultés. Il fabriqua également une arme à mi-chemin entre la massue et la hache. Il sourit au ciel, enthousiaste. Il répéta ce processus jusqu'à ce qu'il soit satisfait du résultat. Ses stocks de graisse et de cervelle épuisés, il utilisa de la sève. Cela lui parut beaucoup plus simple et il se reprocha de ne pas y avoir pensé avant.
Quelques jours plus tard, il revêtit sa pelisse et s'imagina en fier chef gaulois. Il manifesterait un air sauvage avec son manteau épais, sa massue-hache et sa lance. Il éclata de rire. Sa voix le surprit. Puis, il pleura de désespoir. Il longea le torrent pour retourner à la carcasse de l'animal mort. Une pensée fugitive l'assaillit : Dieu lui offrait cette bête, cadeau providentiel. Sa jambe le tourmentait, mais il avait pris le pli en boitant et arrivait presque à marcher normalement au prix de souffrances relativement supportables. Il ne restait qu'un squelette décharné et propre. Les piafs avaient rempli leur tâche avec zèle, et laissé des os parfaitement nettoyés. Il en préleva certains, les trempa dans l'eau, les gratta et les étala sur un rocher au soleil. Le lendemain, il fabriqua des couteaux en os, et sculpta divers objets décoratifs. Il lui restait une ligne de tendon et il confectionna un collier avec quelques pièces qu'il trouvait jolies. Il éprouva l'envie de se percer une oreille avec un des petits morceaux. Ridicule! Il était déjà gravement handicapé, inutile de s'infliger d'autres blessures.
Désormais armé et vêtu, il envisageait une nouvelle carrière. Il avait subi les caprices de la nature en tant que cueilleur, maintenant il s'attaquerait à la pêche et à la chasse!