Chapitre 3 - Entretien avec un vampire

Julien Barré

Nuit et silence.

Jilam n'avait pas senti la mort frapper.

Battement d'ailes égaré. Hululement strident. Qui se mue en cri vibrant.

Jilam ouvrit les yeux. Une cascade blanche déferla sur son corps étendu. L'au-delà n'était donc pas qu'obscurité.

─ Ose encore le toucher !

La colère de l'ange.

Un rire cruel secoua les ténèbres. Non loin, perché sur un rocher noir, la silhouette fantomatique du démon.

─ La voilà qui se montre enfin !

Jilam ne pouvait percevoir le visage derrière la marée de cheveux argentés, mais il sentait la fureur de l'ange. Une fureur qui devint rage, une rage qui se mua en ire vengeresse. Si ardente qu'elle embrasa l'air autour d'elle. Un air qui glissa dans ses poumons, le brûla. La mort était définitivement très étrange. En fait, elle avait le goût de la vie passée au brasero.

─ Approche que je t'arrache les dents !

Le rire cruel retentit de nouveau. La cascade blanche s'effaça, réapparut quelques mètres plus loin, sur le rocher où un battement de cœur plus tôt se tenait la silhouette maléfique.

─ Allons, ne t'irrite pas. Je t'en trouverai un autre de jouet. Quelque chose de plus intéressant que cette pauvre seiche pathétique.

Les mots tranchants, prononcés dans un calme prophétique, avaient fusé depuis la nuée d'arbres bordant la falaise noire.

Les mèches de soie fouettèrent l'air et une figure à la volée.

Jilam voulut l'appeler.

Nellis.

Encore et encore. Mais il avait avalé sa propre voix.

Il tendit la main, voulut saisir la sienne, fermée en un poing noir jurant ravage. Son bras retomba. Immobile sur un lit de feuilles. Il s'était évanoui.

Nellis marqua un temps d'arrêt. Son regard se porta sur son époux, inanimé, étendu à quelques pas d'elle. Si loin. Une ombre émergea juste au-dessus de sa silhouette figée. Elle réagit en une fraction de battement. L'ombre s'effaça, emportant avec elle la main griffue pointée vers la gorge nue. La sorcière dégaina ses propres griffes, mais n'arracha que des lambeaux de vide. L'engeance avait regagné le couvert de la canopée. La scène n'avait duré qu'une poignée de souffles courts, et seule la balafre pourpre au cou violacé de Jilam prouvait qu'elle s'était déroulée.

Nellis se positionna en rempart entre l'orée obscure du bois et son époux étendu, son aura démesurée défiant le monstre niché parmi les vastes ténèbres.

Interlude muet. Atrocement long. Le vent siffla, tourbillonna dans le cratère dessiné par la falaise. De toute part, des ombres surgirent, par dizaines, formes sombres dansantes, bondissantes. Par chance, Nellis pouvait compter sur son troisième œil, judicieusement posté au sommet du défilé tel un phare éclairant la nuit malicieuse. Les ombres assaillantes n'étaient que des leurres, destinés à dissiper son attention, saper sa garde.

 Seule, la sorcière n'aurait jamais craint le moindre danger. Mais là, son ennemie connaissait son point faible.

Inspiration. Profonde. Mesurée. Nellis planta ses griffes dans le terreau de feuilles mortes. Expiration. Souffle puissant. Ardent. En aspira la vie enfouie. Des millions d'étoiles s'éteignirent toutes en même temps. Infimes et dérisoires. L'univers tout entier. Déchiré.

La vampire saisit l'instant de confusion et bondit, ses sabres aux doigts avides de chair à déchiqueter. Au lieu de viande, les pointes de nacre se plantèrent dans une barrière invisible, tissée de lumière, les lueurs éteintes et rallumées en un ultime assaut de vie. Des millions d'astres vaporisés pour en sauver un seul. Une langue du bois arrachée, disparue à jamais au service de l'orgueil et du désir amoureux.

Une puissante décharge électrique illumina le cratère, la falaise noire, couverte de mousse, et les arbres de mauvais augure déracinés de leur sommeil.

Un éclair frappa, son éclat fugitif traçant une figure de cauchemar. Beauté corrompue par l'avarice. Tant de désirs que l'univers et ses constellations ne sauraient les contenter. Fierté à la couronne de nuit, deux anneaux de sang gravitant autour d'un abîme là où autrefois il existait une source. Folie, rage, noyées toutes deux par la volonté. Une volonté plus épaisse que l'écorce du monde, plus tenace que les neiges éternelles, plus mauvaise que l'horreur faite chair. Un feu nourri de mort. La mort abreuvant la vie. Mort figée dans un éternel instant. Mort et vie. Prisonnières d'un tourment sans fin.

L'oiseau de malheur, défait, avait regagné son perchoir.

─ Nous n'allons pas y passer la nuit !

Des perles de sueur roulaient sur le front et les joues de Nellis. Ses cheveux soyeux, transformés en cocon de nœuds, dévalaient sur un regard dévorant de détermination malgré la fatigue qui le cernait. Il était en ce monde peu d'êtres capables de se mesurer à une sorcière sans craindre de terminer en confettis de cendres.

Tôt ou tard, Nellis le savait parfaitement, l'une ou l'autre commettrait une erreur fatale qui lui coûterait la vie. Elle ne pouvait abandonner Jilam ni s'enfuir avec lui. Son ennemie la pourchasserait jusqu'aux confins du bois. Elle n'avait rien à défendre sinon sa vie, contrairement à la sorcière.

Elle jeta un œil furtif du côté du dormeur plongé dans le pays des rêves. De ce simple coup d'œil naquit un puissant désir. Le désir qu'il vive, coûte que coûte, quitte à y laisser son dernier cœur. Elle en avait un troisième qui battait, juste là, près d'elle.

Son troisième œil perché sur la falaise s'affola. Elle le ferma. Ce qu'elle s'apprêtait à entreprendre appelait une concentration sans défaut. Puisant dans ses ultimes réserves d'énergie, elle entama son incantation. La sensation de s'arracher tous les organes à coups de griffes. Seul comptait son cœur unique, tambourinant, gorgé de magma. Elle sentit ses côtes se fendre, ses muscles se déchirer, son cerveau fondre. Le doute ? Balayé d'une pichenette. Sa volonté, fruit d'un millier d'arbres, amassée au sein d'une unique racine. Une racine qui s'éleva en un tronc gigantesque, son écorce nourrie de l'essence des étoiles absorbées.

Pour la première fois depuis le début du duel, l'angoisse paralysa la figure fantomatique de la vampire. La nuée sombre couvant le bois s'agitait. Les nuages, comme attirés par un noyau de gravité, se condensèrent jusqu'à dessiner une sphère gigantesque ; qui, soudain, s'embrasa en un nouveau soleil naissant, sans aube pour le guider. L'étoile naine, vibrante de colère, engloutit les ténèbres et les légions d'ombres sous les huées sifflantes.

 ─ Toujours aussi capricieuse à ce que je vois.

La voix aiguë avait percé le vacarme assourdissant comme un couteau tranche le beurre.

─ Grand bien te fasse. Garde donc ton fétiche en toc si cela te chante. Ce n'est que partie remise. Nous aurons d'autres occasions de jouer.

─ Un conseil, l'interpela la sorcière, silhouette divine sous le maelström. Quitte sur le champ ces bois si tu ne veux pas apprendre le sens du mot fin.

─ Nous verrons bien. Moi je l'ai déjà vue.

La silhouette perchée se déforma. Deux grandes ailes de chauve-souris se déployèrent sous un parapluie tissé d'obscurité et disparurent par-delà le rideau d'étincelles. La falaise s'éroda, le bois chancela. Les arbres, un à un tels des dominos, poussèrent de puissants craquements d'agonie tandis que leurs troncs se scindaient en deux et que leur écorce s'élimait en nuée de charbon. Libérée de ses entraves de racines, la terre se mit à gronder, puis s'ouvrit en une gueule béante sous le pauvre Jilam ; que des serres attrapèrent au vol juste avant qu'il ne soit gobé.

La sombre gueule expira un souffle glacial, puis aspira la jeune étoile dont les feux étouffèrent la brèche. La nuit s'abattit de nouveau, enveloppée d'un silence de mort. Là où se dressait la falaise ne restait qu'un chaos de roches étendu sous un linceul de cendres, vestige de la vie qui autrefois florissait en

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