Chapitre 39 - À la croisée des mondes

Julien Barré

On ne défie pas plus grand que soi. C'est là l'une des premières leçons élémentaires de Mère Nature. S'attaquer à un adversaire supérieur, surtout quand cet adversaire dispose d'ailes et vous non, répond à un désir ardent de mourir.

Mourir n'était pas du goût de notre animal cependant, au contraire du cadavre qu'il se trimballait dans la gueule. Le sang encore chaud titillait son palais et se mélangeait à la bave sécrétée en abondance par ses glandes salivaires. Il aurait dégusté la viande fraîche sur le champ, avant qu'elle ne se gâte, si ce n'était les légitimes propriétaires à ses trousses.

Les trois griffons cernaient désormais le voleur dont les pattes vives ne pouvaient rivaliser avec leurs larges ailes.

Il n'avait pu résister, en les voyant se battre autour de la carcasse juteuse, tout juste trépassée, et se faufilant sous le couvert des hautes herbes, au bec et aux plumes des grands oiseaux, avait chipé leur repas.

Sauf que la mangouste géante pesait son poids. Les griffons, depuis les airs, n'avaient pas tardé à repérer son sillage dans la brousse. Maintenant qu'ils le tenaient, leurs yeux injectés de sang et leurs piaillements stridents ne laissaient guère le doute quant à leurs intentions.

Le scélérat hérissa ses poils. Sa rusée cervelle ne fit qu'un tour. D'une envolée, il balança son butin au milieu du déluge de becs claquants. Les griffons déchaînés déployèrent leurs imposantes ailes au plumage chamarré. Aveuglés par leur frénésie, deux d'entre eux se télescopèrent de plein fouet en essayant d'attraper en même temps la carcasse. Le troisième s'écarta de justesse d'un battement d'ailes tandis que ses compères s'étalaient lamentablement au sol dans une volée de poussière et de serres.

Le dernier griffon, plus vif que ses comparses, actionna ses ailes pour balayer le nuage brun rougeâtre. Ses yeux perçants aperçurent alors l'ombre filer à toute allure dans les broussailles, dans sa gueule, la pauvre mangouste géante, source de tant de convoitise et qui s'en serait bien passée. Le hurlement du monstre retentit en écho à travers la plaine et plia en deux les hautes herbes. Le grand oiseau décolla et repéra aisément la piste du maudit fureteur : un sillon mouvant parmi la mer végétale de vagues ocre. Il plongea soudain, serres en avant, mais ne souleva qu'une motte de terre rouge. La canaille avait marqué un bond de côté à la dernière seconde.

Le griffon s'apprêtait à réitérer la manœuvre quand il fut contraint de prendre de l'altitude pour éviter un piton rocheux. Sous lui s'étalait une forêt de roc, fourrés de grès rouge aux sillons tranchants comme des pinces de scorpion.

Le voleur victorieux, le poil encore dressé, poussa un long soupir, et écouta, satisfait, les plaintes furieuses du volatile floué s'évanouir dans le vent moqueur. Il s'arrêta un instant pour souffler et nettoyer son pelage suintant à l'ombre fraîche du massif rocailleux ; son royaume, dont nul n'osait braver la frontière sous peine de voir ses os joncher à jamais son sol rouge de poussière.

Une fois débarbouillée, la queue touffue trottina jusqu'à sa tanière, dissimulée derrière un nœud de ronces aux épines aussi longues que les serres d'un griffon. Un envoûtant parfum accueillit le roi à l'entrée de son palais, aux hautes voûtes soutenues par des piliers de grès, sculptés par la rosée. C'était là sans nul doute la demeure d'un ermite, un antre où vide et silence ratatinent les corps audacieux qui osent l'arpenter. Néanmoins un lieu de confort. La terre argileuse emmagasine la chaleur torride de la journée tout en maintenant une agréable fraîcheur, et durant les nuits glaciales, entretient une tiédeur idéale.

Le chapardeur dégusta la mangouste géante, à l'esprit l'image grotesque des faces décomposées des trois gueules de piaf. Les os récurés jusqu'à la moelle rejoignirent la montagne de squelettes et de bricoles en tout genre entretenue par l'esprit d'un collectionneur compulsif. Parmi ce monticule de déchets et de babioles sans valeur se trouvaient quelques trésors. Le plus beau d'entre eux était un bouquet d'encens qui, de jour comme de nuit, ensemençait un délicieux arôme d'un recoin à l'autre de l'antre.

Repu, le ventre-à-pattes se traîna jusqu'au ruisseau souterrain chantant dans les tréfonds de la caverne, et bercé par son chant, sombra pour émerger à la tombée du jour, de nouveau affamé.

Le chasseur quitta sa tanière afin d'inspecter ses domaines de roc et d'épines, ainsi qu'il aimait le faire à cette heure tardive où les ombres froides se chamaillent avec les flammes que le soleil sème partout et qui embrasent jusqu'aux rochers. Le roi farceur adorait son petit royaume de feu. Le massif rocailleux interdisait le passage à toutes les grosses bestioles de la brousse, y compris celles qui barbotent en l'air. Cette sécurité attirait tous les freluquets qui, d'eux-mêmes, remplissaient le garde-manger du démon vorace, fantôme du lieu. Ce soir-là, une famille de souris musette écopa de la malchance de croiser le mauvais chemin.

Les immortels qui habitaient la plaine connaissaient bien l'esprit malin qui semait la zizanie d'un bout à l'autre de la brousse. Ceux qui l'avaient aperçus – et ils n'étaient pas nombreux – le décrivaient comme une ombre poilue couverte de bubons sanglants. Chaque fois qu'un objet était perdu, sa disparition était imputée au fantôme fureteur.

Irriguée par l'unique cours d'eau sur des milles elfiques à la ronde, une bande de savane marquait la frontière entre brousse et désert. Le rouge et l'ocre imprégnaient ciel et terre, plantes et animaux. L'aube vermillon laissait place au zénith carmin qui se mourrait dans un crépuscule écarlate. Les lutins vivaient sous un dôme sans cesse flamboyant. Les chamans parlaient d'une guerre fratricide qui durait depuis la nuit des temps, entre les dieux d'en-haut. La nuit venait éteindre les feux sanglants et border la terre de sa clarté bleue. À peine apparue, presqu'aussitôt évincée par le retour du jour, elle ne durait tout au plus que six heures lunaires, durant la saison des pluies, moins de quatre à la saison sèche.

Depuis son promontoire, au sommet des falaises rouges embrasées par le déclin du soleil, une paire d'yeux jaunes épiait le village en contrebas. Les huttes de terre s'arrangeaient en une large spirale dont les dix bras se réunissaient en son centre, là où se dressait un autel aux somptueuses tentures peintes aux couleurs du ciel étoilé ; et derrière l'autel, un obélisque pointait la voûte flamboyante, champ de bataille durant la journée, tombeau à la nuit tombée. Les dieux guerriers y meurent et y reposent, puis s'éveillent au son de l'aube.

L'esprit patient attendit le début de la danse des harpies avant de descendre vers le lit de la rivière. Le serpent d'eau s'était transformé en serpent de boue sous les coups de langues furieux de l'astre boit-sans-soif. Il n'avait pas plu depuis des lustres, à tel point que le chant de l'averse s'était effacé des mémoires. Le larcineur, sous manteau de nuit, se faufila à la faveur des ténèbres amies, longeant les huttes encore brûlantes du souvenir de la journée, évitant sans difficulté les quelques penseurs égarés, amoureux de cet instant où nuit naissante et jour agonisant se retrouvent et s'étreignent avant leur séparation. La mélodie unique qui l'accompagne, le chant mêlé des sauterelles et des lucioles, des griffons et des harpies, deux mondes que tout oppose, mais qui se rencontrent l'espace de quelques souffles partagés.

L'ombre mouvante contourna la place centrale, oreilles tendues et yeux grands ouverts, leur clarté jaune, seul indice trahissant sa présence. Aucune silhouette autre que la sienne et celles des quelques nuages épars. L'habile fouineur visita plusieurs huttes, piquées au hasard, en quête d'intéressant butin. Quelques croquettes de viande de mangouste, rien de folichon.

Poils hérissés, aux aguets, l'esprit malin s'approcha de l'autel. Un frisson le traversa au moment d'entrer dans l'ombre de l'obélisque. La sensation d'une foule de regards fustigeurs. « Ose donc faire un pas de plus, mécréant ? » le défiaient ses juges. Mais lui n'avait que faire de l'opinion d'autrui, créatures ou esprits, l'un ou l'autre, il les ignorait chaque jour que le soleil fait, sous poil du plus parfait dédain.

Ni une ni deux, l'insouciant s'empara d'une tasse en or et d'un collier de pierres brillantes, puis sans s'attarder, déguerpit avec la même vivacité l'ayant conduit à l'aller. Non sans abandonner une poignée de crottes musquées au pied de l'obélisque. Ainsi, le fantôme s'effaça dans la nuit alliée, chargé du fruit de son larcin, certain que d'aucuns le pourchasseraient, car les courtes-pattes compissaient leurs frocs en peau de mangouste rien qu'à l'idée d'être maudits jusqu'à casser leurs racines. Courtes-pattes et pois chiche à la place du ciboulot.

De retour dans son antre, le chapardeur victorieux enfourna les croquettes de mangouste sans accorder la moindre gratitude aux ombres de la nuit qui l'accompagnaient depuis tant d'années. Seul en son antre, entouré de vide et de silence, le roi privé de cour s'oublia dans son propre reflet que lui renvoyait la tasse en or lustrée. Il se para le museau du collier de pierres brillantes, joua avec un moment avant de le jeter sur le monticule de bric-à-brac.

La solitude lui convenait, du moins s'en persuadait-il avec force et volonté, de peur qu'un jour elle le dévore. Longtemps, l'ermite avait interrogé son esprit de mammifère. La question d'aller ou non se dénicher une femelle, et pourquoi pas deux, de mettre un terme à son exil volontaire. Longtemps, la peur l'avait retenu sous le masque du doute. Jusqu'au jour où il les musela tous deux. Dorénavant, ses tourments gisaient enfouis avec les restes de ses vieilles proies. Il savait à présent qu'il mourrait seul dans ce trou, seul, sans quiconque pour se souvenir que ses coussinets velus avaient un jour arpenté cette terre. Cela le rassurait, mais pas assez pour lui épargner l'angoisse.

Un serpent de froid se faufila soudain par sa queue jusqu'à son cerveau engourdi que la morsure gelée ranima. Ses pattes lâchèrent la tasse-miroir qui roula par terre. Sentant une présence derrière lui, son attention se porta vers l'entrée de la tanière. Dans l'éclat lunaire se découpait une grande et fine silhouette noire, scintillante, surmontée de deux énormes yeux vert brillant qui le fixaient avec une cruauté prédatrice. Un sifflement aigu glissa dans les oreilles du mammifère qui aussitôt banda ses griffes. L'ombre se jeta à l'instant où la queue touffue s'écartait d'un bon agile. Le son d'un corps écailleux frotté dans la poussière. Nouveau sifflement, plus aigu encore, auquel répondit un feulement. Les moustaches frétillantes découvrirent une rangée fournie de petites dents pointues assignées de deux longs crocs capables de trouer la carapace d'une tortue-tigre.

Au-dessus des yeux vert brillant, deux autres, rouge haineux, apparurent. Une langue bleue fourchue s'étira dans un long sifflement menaçant. Le démon aux quatre yeux décolla de nouveau. La queue touffue bondit encore plus haut, évita les crocs venimeux, et happa au vol la collerette de son ennemi avant de briser d'un coup sec sa colonne vertébrale. L'horreur, une fois morte, n'avait plus que l'allure d'un morceau de cuir pendant dans la gueule du félin mustélidé. Ce dernier dégusta la chair toxique sans crainte, car les queues touffues sont immunisées à tous les poisons du désert et de la brousse.

Les jours suivants s'écoulèrent dans l'ordre des choses, entre deux abîmes de monotonie, au rythme des astres tournoyants. À la nuit tombée, le fantôme fureteur se faufilait dans les bras du village-spirale en quête de trésors à soulager de leurs propriétaires négligents. La saison sèche déclina, et la pluie qui tardait tant montra enfin le bout de sa goutte, redonnant à la brousse sa teinte jaune semé de vert, et nettoyant la rivière des squelettes de poissons et d'amphibiens.

Notre mammifère moustachu s'abreuvait de la rosée amassée sur un eucalyptus aux fleurs blanches bourgeonnantes quand trois ombres surgirent soudain du ciel voilé. Sa mémoire reconnut aussitôt les trois griffons qu'il avait allégés de leur repas deux-trois lunes auparavant. Les monstres ailés non plus ne l'avaient pas oublié. Leurs cris enragés hérissèrent les hautes herbes et firent tomber la rosée. Le rusé fureteur chercha une échappatoire. Vain espoir. Un enclos de serres noirs le cernait de toute part.

Il regretta alors sa solitude bornée. Si là maintenant il avait pu compter sur quelqu'un, la mort ne l'aurait pas aussi aisément cueilli. Seul, il n'était dorénavant plus qu'un fruit mûr tombé de sa branche, prêt à être piétiné ou dévoré. Les griffons voyaient surement les choses sous cet angle : ils ne faisaient que récupérer leur proie que le voleur avait englouti et dont l'essence abreuvait aujourd'hui les muscles.

Apparue de nulle part, une lumière éclatante absorba la réalité. Quand le monde recouvra sa forme, une silhouette élancée se tenait sur ses longues jambes, sa tête couronnée d'une cascade nacrée, battue par les vents. Le mammifère agita ses paupières. Un visage émergea de la brume rayonnante. Une figure blanche comme le sable du désert, mais qui paraissait si sombre entravée par cette chevelure nébuleuse pareille aux os polis. Deux prunelles dorées, larges et surmontées d'imposants sourcils, brillaient d'une aura mortelle tels deux soleils jumeaux. Les griffons, aveuglés, reculèrent en titubant, les ailes battantes.

L'étrange créature empoignait un long bâton, noir de nuit, sa surface découpée d'une arborescence de sillons argentés évoquant un réseau de veines ou de branches. De l'embout, elle frappa le sol. Aussitôt, le soleil quitta son nid. L'astre chutait tel un météore vers la terre. Son disque cramoisi rapetissait tout en tombant. Pour finir, l'étoile ardente, pas plus grosse qu'une balle de jeu, se posa avec une infinie douceur dans la paume sombre de l'étrange créature, dont les lèvres couleur d'acajou rouge s'écartèrent en un sourire satisfait. D'un geste adroit, elle lança la boule de feu dans les airs. Une explosion avala le ciel et interrompit brutalement la lutte des dieux. Un dôme se forma dans les airs chahutés, ou plutôt le corps d'une araignée dont les immenses pattes enflammées, désarticulées, planaient au-dessus de la brousse sans une braise éparpillée.

La fureur des griffons se changea en piaillements stridents. Leurs ailes inutiles, les trois volatiles s'élancèrent sur leurs pattes pour échapper à l'arachnide de flammes, réduits à l'état de simples mangoustes géantes, crossant tels des crapauds cornus, plus gourds qu'un léviathan sans eau, abandonnant derrière eux, en guise d'offrande, une volée de plumes enflammées qui retombèrent en fine pluie de cendres, aussitôt bue par la sueur du sol.

L'esprit fureteur, pattes captives de racines invisibles, se contentait de fixer béatement la terrifiante beauté descendue des cieux pour embraser la terre. Celle-ci tendit une main noire aux longs doigts effilés et surmontés de griffes, qu'elle rétracta tandis que dans les airs l'araignée de feu géante recroquevilla ses pattes jusqu'à redevenir une simple sphère rougeoyante qui à son tour se consuma, ne léguant pour seul souvenir que les exhalaisons de fumée.

La déesse s'avança sur ses longues jambes souples, d'un pas leste frôlant à peine le sol, et sans se départir de son air satisfait, s'approcha du mammifère tétanisé par la peur mais aux pupilles scintillantes d'émerveillement. Pourquoi donc n'avait-il pas fui comme les autres caboches d'emplumés ?

Mais à la seconde où son regard heurta les prunelles pareilles à deux mini-soleils, la peur s'enfuit sous la poussée d'un sentiment difficile à décrire, à la fois intense et profond. L'esprit envoûté, en cet instant, n'avait plus qu'un souhait, celui d'être à son tour consumé par ces mains de charbon, de devenir une balle de feu manipulée par ces élégants doigts de suif. Mourir, puis renaître, sous une forme nouvelle. Une existence étrangère à la solitude, où ce concept même n'existerait pas.

« Alors c'est toi ce fameux esprit chapardeur ! »

Notre animal sursauta. La voix émettait de sa propre caboche.

« Un furet-léopard, rien que ça ! C'est pas tous les jours qu'on croise votre engeance. Vous jouez plutôt les timides d'ordinaire. On peut dire que tu as semé une sacrée pagaille chez nos amis lutins. C'est qu'ils me promettent cher pour t'éliminer. »

Bien qu'il n'usât d'aucun autre langage que le sien, l'esprit malin comprit le sens du mot. Sauf que la peur n'avait déjà plus d'emprise sur lui.

Le visage de la déesse se renfrogna en une moue réflexive.

« Je dois avouer que je suis déçue. À te voir en chair et en os, et surtout en chair, je comprends qu'on m'a baladé. Tout ce que j'ai devant moi, c'est rien qu'une grosse boule de poils sales qui empeste et dont le cerveau se résume à un estomac. Rien qui mérite tout ce remue-ménage. Sans mon aide, ces griffons t'auraient transformé en tas de charpie. Un danger, ça ? » Et elle termina en lâchant un « Pfff » sonore entre ses lèvres.

Une ombre lasse passa sur ses traits, et elle alla s'accroupir au pied de l'eucalyptus aux feuilles roussies. La tête prisonnière de ses mains, elle semblait réfléchir. Émanait de sa personne une floraison de muscs inconnus de la truffe moustachue. Soudain, son visage se releva et la paire de soleils transpercèrent le furet-léopard qui, par instinct, se dressa sur ses pattes arrière, la queue en l'air.

La voix reprit : « Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, hein ? » ; puis poursuivit sa réflexion par mots, prononcés d'un timbre rauque, enroué, duquel perçaient quelques notes étranges mais agréables :

─ Je ne peux décemment pas te transformer en toque. Tu n'as rien fait qui mérite un sort pareil. Je ne peux non plus te laisser courir à ta guise et continuer tes raids nocturnes. Les villageois me le reprocheraient et je ne tiens pas à aggraver encore ma réputation. On dirait que je suis une imposteur, ou pire, que je suis une sorcière faible. Non. Je ne peux définitivement pas t'ignorer et faire comme si on ne s'était jamais croisés. Dire la vérité ? Ces bulbes de troll ramollis en jupons de chamans, jamais ils me croiraient, et je serais toujours traitée de menteuse. À quoi ça m'avancerait ? »

─ Aaaah ! – D'un geste nerveux, elle ébouriffa ses cheveux qui crachèrent une volute de poussière. Sa voix retentit de nouveau dans l'esprit du fureteur égaré : « Toi, loustique, tu m'as jetée dans de sacrées belles racines. Un vrai tortillon dont il va falloir que je m'extirpe toute seule. Personne n'ira m'aider. Jamais personne ne vient à mon aide. C'est le problème quand on a pour soi que force et crainte. »

Elle continua de palabrer, du moins de réciter ses pensées dans la tête touffue de perplexité, cela jusqu'à l'explosion du crépuscule. Au milieu de la brousse incendiée battue par les vents du désert, deux êtres se tenaient compagnie, aussi dissemblables l'un de l'autre que deux créatures pouvaient l'être. Le furet-léopard buvait les errances mentales, sans toutes les saisir, à la source de l'esprit merveilleux que lui et ses puces avaient la chance et se réjouissaient de côtoyer.

La nuit les surprit tel un prédateur surgi des fourrés. La voix se tut pour que les yeux contemplent dans la quiétude la croisée des mondes et laisser les oreilles se bercer du chant de cette éphémère rencontre. Les étoiles, penchées sur les deux corps endormis, commencèrent à tomber en une pluie scintillante, sans un bruit. La porte des rêves venait d'être franchie. Chaque esprit explorait son propre univers. Tandis que de l'autre côté du portail, les dormeurs ronflaient sur un lit de terre humide, couvés par les hautes herbes et leurs bruissantes berceuses. Le furet-léopard s'était roulé en boule contre le sein de la créature divine étendue en posture fœtale.

La sorcière s'éveilla au plus sombre des ténèbres. Son cri fit écho au grondement sourd craché par le sol turbulent. La secousse en avait éveillé plus d'un aux alentours. Un souffle effréné chassa le vent froid. La créature terrifiée chercha à tâtons son bâton, mais ses doigts ne trouvèrent qu'une masse poilue. Aussitôt, la queue touffue se trémoussa et le furet-léopard ouvrit grands ses yeux jaunes, étincelants dans le noir comme ceux de sa compagne de sommeil, les soleils miniatures alors semés de peur et de confusion.

Au contact de ces deux regards, étrangers l'un à l'autre, quelque chose se produisit. Un évènement sans commune mesure, rarissime, pour ainsi dire unique, et aussi complexe à décrire que les origines de la vie. Une détonation, plus infime qu'un grain de sable, et dont la puissance libérée suffirait à mettre au monde une étoile nouvelle. À partir des débris, un fil fut tissé, invisible à l'œil nu, et néanmoins, la faux de la mort ne saurait le trancher. De nos deux esprits, bois séparés, émergea une seule et vaste forêt de pensées, lianes aux nœuds indéfectibles, dressée en un bastion invincible.

─B-Bon sang de troll, nom d'un démon, par la queue du centaure !! Q-Q-Que… !?

L'elfe serrait sa tête douloureuse entre ses mains tremblantes, les cheveux torsadés par la sueur. Ses doigts surprirent des larmes fuyant sur le courant de ses joues.

─ Qu'est-ce qui vient de se passer ?... Quelque chose ou quelqu'un a essayé d'envahir mon esprit... Est-ce… Est-ce qu'il a réussi ?

Soudain, elle bondit sur ses jambes, bâton brandi, prête à fendre le crâne de quiconque émergerait de l'obscurité.

─ Qui va là !? Montre-toi face de gnome avant que je ne crame toute la brousse pour te faire sortir !

Elle avait senti une présence, grandiose, oppressante, comme si un géant se tenait juste à ses côtés. De nouveau, l'impulsion la transperça comme de l'eau glaciale. Elle se rappela alors que quelqu'un se tenait bel et bien près d'elle, juste à ses pieds.

La sorcière pencha la tête. Ce qu'elle vit alors la frappa de terreur. Une elfe crasseuse était en train de la lorgner de haut avec l'air d'une chouette déplumée. Aussitôt, l'elfe s'effaça, remplacée par un furet-léopard. La bestiole la fixait avec la même incrédulité qu'elle.

─ Toi ? lâcha-t-elle d'une voix égarée.

Le frisson l'enveloppa encore une fois. La présence se trouvait en elle. Elle la sentait, se tortiller, tenter de la toucher. Elle s'exprimait, non par mots, mais via des sensations, des sentiments traduisibles en une forme abstraite de langage.

La sorcière s'éloigna de plusieurs pas sans quitter une seconde des yeux le mammifère, son bâton pointé vers le museau incrédule. Elle barricada son esprit, chassant la présence malvenue qui s'y était engouffrée. Cela lui permit de recouvrer un tant soit peu sa raison. Une à une, elle fit le tri de ses pensées, jusqu'à arriver devant une conclusion ; qu'elle refusa d'abord d'admettre car elle l'effrayait – et en ce monde, il n'existait pas grand-chose capable de l'intimider –, avant de finalement s'y résoudre faute d'autre explication plausible.

Par le passé, elle avait croisé d'autres sorcières accompagnées d'un totem. Les totems qu'elle avait observés représentaient toutes les facettes de Nature, plantes et animaux, immortels ou non, mais la règle restait la même pour tous : ce lien est unique, une sorcière ne le tisse qu'une fois dans toute son éternité, qu'elle partage avec son totem. Un lien brisé équivaut à une vie amputée de sa moitié. Jusqu'alors, la sorcière pensait que le totem se créait par le biais de vœux mutuels et non suite au simple hasard d'une rencontre.

Elle émergea de sa forteresse pour revenir à la dure réalité, laquelle la fixait de ses grands yeux jaunes, brillants de sentiments qu'elle ne pouvait saisir et qu'elle craignait par-dessus tout comprendre. Ces yeux par lesquels elle s'était entraperçue. L'espace d'un battement, chacun s'était contemplé à travers le regard de l'autre.

Le furet-léopard se dressa sur ses pattes arrière, les fesses dans la poussière. Sa queue touffue s'agitait dans une danse endiablée. Cet animal hybride entretenait décidément des manières bien insolites, songea la sorcière, qui découvrit qu'elle avait inconsciemment abaissé sa badine. Ses sourcils, comparables à des broussailles blanchies par le soleil, tracèrent deux arcs pointus, et sa bouche lâcha un long soupir résigné.

─ Fesse-à-cornes ! Bon, au moins je n'ai plus à me préoccuper de savoir ce que je vais faire de toi.

Elle rouvrit l'arrière-porte de son esprit. Ce dernier se retrouva immédiatement inondé d'une vague bouillante d'un amour auquel la sorcière était peu familière. Un amour dans lequel elle avait peut-être un jour baigné, mais dont le souvenir lui avait été arraché, puis réduit en poussière et émietté au vent.

L'étouffant déluge d'émotions l'amena à rapidement refermer le battant. Ses deux cœurs chancelants, elle dit d'un ton vaseux :

─ Ça va, ça va. Je ne suis pas une couche sur laquelle tu peux t'étaler. Si tu veux qu'on s'entende, il va falloir établir des règles, et surtout t'apprendre à maîtriser la télépathie, sinon y a un risque que tu finisses en jambon de félidé.

La queue touffue se figea. Museau et moustaches se retroussèrent d'un seul élan.

─ Parfait. M'est avis que tu as compris. Maintenant, si tu veux bien, je vais retourner pioncer avant que le soleil se mette à taper comme un marteau.

Sans autre mot, elle retourna s'allonger sous l'eucalyptus, sa grâce féline retrouvée.

─ Je te conseille d'en faire autant, héla-t-elle le mammifère par-derrière son épaule. On a une longue route qui nous attend demain. Et t'as pas intérêt à me ralentir ou je te laisse sur le rameau. Compris tête de fouine ?

En réponse, le furet-léopard se faufila dans son giron. Aussitôt, elle commença à s'agiter, une grimace de dégoût fendant ses traits.

─ C'est pas possible comme tu fouettes ! Tu me diras, je dois pas sentir la menthe non plus. Mets-toi un peu plus loin, c'est ça, un peu plus, que j'ai pas à renifler tes puces jusqu'au lever du jour. Attends !

Couic ! Elle saisit la queue traînante et en arracha une bonne poignée de poils. Notre animal bondit en crachant une série de couinements plaintifs. Les harpies s'agitèrent dans le ciel nocturne, caquetant telles des oies paniquées.

Le lendemain, la sorcière se rendit, seule, au village des lutins, et négocia avec le chaman et les anciens sa prime pour avoir débarrasser le clan de l'esprit malin qui le harcelait depuis tant d'années. On douta de sa parole, mais à demi-mot seulement. Aussi offrit-elle une touffe généreuse de poils fauve tachetés en guise de preuve. La peur bâillonna les doutes, et en plus de timides remerciements, la sorcière se vit gratifiée de plantes rares, parfums enchantés et autres bibelots sans valeur dont seules celles de son espèce savaient quoi faire. Puis elle s'envola sans demander son reste, aucune voix pour la retenir. Son départ précipité arrangeait tout le monde, y compris elle-même qui supportait très mal la présence d'autrui dans son espace de vie.

Il lui faudrait pourtant bien s'y accoutumer.

La sorcière retrouva le furet-léopard sous l'eucalyptus après que notre animal ait fait ses adieux à son royaume de solitude. Un échange de regards suffit à donner le coup de sifflet du départ. Et les deux totems s'en allèrent à travers la brousse, semée d'or par l'aurore, des doutes pleins les bagages, ignorant du destin qui les attendait à la croisée des chemins.

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