Chapitre 4.(Seconde partie)

sisyphe

-Ça va Dieu, ça va, laisse le tranquille putain! Il vient à peine de débarquer.

Le premier qui avait parlé, Dieu qu'il semblait se patronymer, supportait une toge beige, franchement noircie de saleté vers le bas. Il avait les yeux qui traînaient dans le vide qu'il semblait être le seul à percevoir. Il allait pieds nus, sans se soucier de sur quoi ou dans quoi il marchait, ses bras longs et faméliques tendus vers moi en essayant de m'agripper pour me diffuser bon gré, mal gré, sa bonne parole. Il se coiffait de cheveux sales dont les quelques touffes ébouriffées faisaient comme des nids pour d'éventuels oiseaux curieux de suivre des préceptes religieux. En tout cas, lui était un drôle d'oiseau, une belle volaille, un foutu spécimen. Son sourire béat se perdait dans des relents de barbe plus ou moins taillée qui lui barbouillait la face d'un air sauvage. C'était bien là son seul côté agressif. Mais pas le seul d'inquiétant. Il me forçait à reculer, je capitulais devant sa démarche lente et de plus en plus décidée, putain qu'est-ce qu'il avait donc en tête ce troufion? C'est l'autre gars qui a retardé ma réponse. Celui là même qui l'avait affublé de son drôle de nom. Il s'est avancé rapidement, excédé, a frappé du plat de la main le crâne de Dieu et aussitôt ses bras se sont affaissés comme une mécanique qu'on aurait dézinguée. Son regard s’éteignit et il reparti à l'opposé, marmonnant des restes de mots dans sa broussaille.

-Faut pas en tenir compte, il est dingo.- Qu'il m'a dit mon sauveur en moulinant du vide à hauteur de la tempe pour bien me signifier l'état de mon précédent interlocuteur. Il a reprit – Toi aussi t'es dingo, enfin c'est ce qu'on attend de toi. J'imagine que t'es pas là pour grand chose, toi non plus, mais c'est pas grave, ça compte plus ça. Pas ici. Je te dis, on est dingos nous aussi, tous! Si on avait notre journal officiel ça y serait marqué en grand, le seul décret auquel on aurait droit, nous sommes dingos et égaux en folie. Je te dis tout ça, c'est pas un convaincu qui prêche mais c'est ce qu'on décrété les gars du dehors.-

On est resté après un petit moment à s'inspecter le blanc des yeux, muets, on en finissait pas de chercher de quoi becter dans le blanc de l'autre et puis finalement, -Moi c'est Nestor.-, -Bertignasse.-

Et puis les présentations étaient faites. Rien de plus à se dire, pas besoin du reste... Les poignées de mains dés le premier rendez vous, c'était pas pour moi, ni pour nous. J'étais pas un intime mais Nestor c'était un seul, un fauve, ça se voyait. La gueule de félin, un brin de lion dans sa crinière grasse qui lui retombait sur les épaules, dans une belle cascade de pellicules... Un lion fatigué. Et puis sale aussi, ça se voyait autant qu'on le sentait. Mais ça, en regardant bien, c'était comme un dénominateur commun à tous les pensionnaires du lieux. Le sourcil broussailleux lui couvrait les yeux dans lesquels brillait un je ne sais quoi d'éclat puissant, un feu qui couvait en attendant de s'énerver. Il m'a dit -vient- et puis m'a fait faire le tour du propriétaire. Inspection des lieux pour le nouvel arrivant, pas la peine que tout le monde se mette sur son trente et un, c'était que moi. Le bastion dans lequel on était, c'était là m'a t'il dit qu'on parquait les invalides sociétaires de notre genre. Ceux qu'on avait pas trop envie de voir fouler le trottoir des villes comme les sentiers boueux des cambrousses. Tout ça, c'était bien trop pour nous. Rapine ramassait tous les microbes qui trainaient, elle s'en vantait. En fait, elle basait son attractivité sur nous, on avait de l'importance, mais c'était pas pour autant qu'on était bien mieux traité. Les pénitenciers et les asiles de toute la région se délestaient des passagers trop encombrants, et Rapine, c'était la mer qui engloutissait tous ces naufragés de la vie. Tout ceux trop durs à soigner, à la folie trop tenace, les paisibles emmerdeurs qui pompaient les subventions parce qu'il fallait bien les faire vivre, même mal, on les envoyait là.

Et de temps à autre, on invitait quelques badauds à visiter les lieux, à s'extasier devant ce que les dingos pouvaient bidouiller de leur temps, tour Eiffel en bouts de bois et morve à défaut de colle, peintures sursurréalistes et autres joyeusetés. Ça faisait tourner l'économie de la bourgade. Mais la reconnaissance, c'était pas pour aujourd'hui.

Nestor savait tout ça parce qu'il était pour ainsi dire, comme copain avec le directeur de l'établissement. Un cas bien rare ça. Les deux, ils avaient en commun presque le même parcours. Sauf que l'un avait les relations et les billets, l'autre non. Lequel était lequel, on devine bien...

Ça a bien prit la matinée à tout me raconter, que je sois capable ensuite de marcher seul, sur deux pattes dans mon nouveau monde. Nestor, il serait ma béquille. Rien que la notion du temps, je l'avais paumée elle aussi. Depuis que j'étais partit de mon trou, je m'en étais pas soucié. Les horloges pouvaient bien tourner, les aiguilles aussi, c'était plus moi qu'elles piqueraient sur un de leurs chiffres, à cinq ou six heures du matin comme de l'après midi, je m'en foutais. Fuir, ça donne le temps de rien, même pas de donner du temps au temps. Finalement, c'était l'heure de la croûte à casser, celle là d'heure, je faisais une exception, je l'oubliais pas. On s'est mis en rang pour toucher la soupe de nos babines frétillantes. Comme à l'armée, comme à l'école, bien sage, rien qui dépasse du rang. Rien de mieux pour mater les hommes que de la tambouille. Un ventre creux, c'est une tête docile, pas trop dur à conquérir.

La cantine, c'était le saint des saints. On patientait devant, plantés comme des piquets comme devant le paradis. Vu l'allure de la file, le paradis était fermé. En grève le Saint Pierre, ou il avait paumé les clés. Peu importe. On était trop nombreux, empaquetés, pour pouvoir distinguer le dedans mais à l'odeur, on était comme des mouches, agglutinées sur la merde. Et pourtant, ça réveillait tous mes sens. J'avais pas touché au graillon depuis que j'étais parti. Et même me douter de ce qui se cachait derrière la masse qu'on formait, ça me rebutait pas. Il faut bien les satisfaire les besoins du corps, c'est pas pour rien qu'on appelle ça besoin...En vérité je vous le dis, du pain, même rassis, et nous serons réconciliés! L'odeur s'introduisait dans mes sinus, sans demander permission...rien! Les relents du choux bouilli...le poireau suintant, la viande dégoulinante et faisandée...la soupe aux navets qui vous prend aux tripes par l'aigreur du fumet...putain tout ça m'enchantait, j'en jouissais des babines. Ma salive...en gros bouillons que ça jaillissait. Nestor, il avait bien vu tout ça...-t'inquiètes pas, t'as pas longtemps à attendre pour être déçu, à moins que t'aimes la merde hein, on en sait rien après tout!- Et puis il se marrait, à pour ça, il se la fendait bien lui! C'était un intime avec tout ça, pensionnaire de longue date à ce qu'on aurait dit.

J'ai rangé ma bave en salle d'attente. J'ai rangé mes mains, je me suis rangé, bien droit moi aussi, la ciboulot tendu vers le ciel, dés fois que la foudre tombe. Je reluquais le bâtiment d'où j'étais sortit. Une barre, immense, pas déshumanisante pour un sou. C'était typé stalinien parait-il. C'est ce qu'on en aurait dit dans les milieux autorisés. Mais moi j'avais aucune affinité avec le btp, pour moi c'était moche, voilà tout. On a finit par accéder au sésame. Il l'avait bien prédis Nestor, foutu prophète, ça m'a déçu. Ça calmait rien, ça comblait. Un parpaing au fond du bide que j'avais l'impression de digérer, bien lentement, comme il faut...qu'on se préoccupe plus que de ça. Et tout préoccupé que j'étais, il y a eu la sonnerie. La bouffe était finie, les autres taillaient la route à grandes enjambés, direction la cour, alors j'ai suivi.

  • Voilà donc cette verve retrouvée que j'aime tant. Cette écriture aux milles évocations, au parlé vrai et direct, entre la gravité des parpaings que l'on trouve dans les bides :) et la drôlerie de bien des passages ! Coup de coeur Sisyphe !

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

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