Chapitre 4 - Souvenirs d'une amnésique

Julien Barré

La nuit n'en avait pas fini. Rires et ivresse dansant. Jilam en était à sa cinquième chope ; à moins que ce ne fut la sixième. Deux lutins chahutaient, debout sur la table tapissée de bière. L'air humait un parfum de houblon à vous dépoiler les nasaux. Edgar apparut de nulle part pour l'enlacer. Jilam l'accueillit par un hoquet.

─ Comment tu t'sens, p'tit frangin ?

Son haleine empestait un relent de charcuterie moulinée dans la cervoise.

─ Ça te dirait de rentrer chez nous ?

Mal à l'aise, Jilam tenta de s'extraire de l'étreinte, mais face à son grand frère qui pesait deux fois son poids, moitié muscles, moitié ventre-à-bière, il n'en menait pas large.

─ Rends-le nous ! siffla une voix qui n'était pas celle d'Ed.

La bouche de celui-ci s'étira en un sourire cruel décoré d'un double collier de dents pointus aux canines démesurées.

─ Allez viens, ne fais pas ton… Aïe !

Ed lâcha prise. Quelque chose l'avait mordu avant d'aller se jucher sur l'épaule de Jilam. Une boule de mousse brune lui chatouilla la joue.

Un appel lointain :

─ Jilam !... Jilam, réveille-toi !

Nellis secouait son époux de toutes ses forces tandis que Mousse-qui-pique léchouillait sa joue avec conviction. Le jeune homme bondit de sa couche, les yeux révulsés. Il palpa son cou.

─ Tout va bien mon amour, le rassura la sorcière d'une voix douce. Tu es chez toi.

Les soubresauts passés, Jilam plongea dans un calme catatonique. La sorcière le confia à Mousse-qui-pique pendant qu'elle achevait sa cuisine. Elle revint avec un bol fumant. Le visage de Jilam se défigura en grimace. Il n'eut pas le temps de protester que sa femme lui pinçait le nez et enfournait dans sa bouche grande ouverte le contenu du récipient.

─ Ceci pour l'inflammation.

Jilam dut lutter de tous ses efforts pour ne pas régurgiter l'affreuse mixture. Nellis réapparut bientôt armée d'un autre bol fumant à l'odeur encore plus pestilentielle, s'il était possible, que le précédent.

─ Ceci pour la douleur, dit-elle en obligeant son époux à le vider jusqu'à la dernière goutte.

Lorsqu'elle retourna au chevet du blessé, un troisième contenant entre les mains, le jeune homme l'implora du regard. Il ouvrit la bouche pour parler et manqua d'avaler la cuillère qu'on lui fourrait dans le gosier.

─ Et ceci pour le ventre. Mâche bien et avale en douceur au lieu de vouloir de causer. Ton larynx est endommagé. Il faudra attendre deux ou trois jours avant que tu puisses recommencer à piailler comme avant.

Jilam, vexé, accepta que son épouse lise ses pensées afin que tous deux communiquent sans entraves.

─ Il est minuit passé. Tu as dormi toute une journée, petit loir. Hein ? Qu'est-ce que tu as ?

Le jeune homme s'agitait, comme si un vent de folie venait de souffler sa raison.

─ Calme, calme. Elle ne peut rien te faire ici. Tu es avec moi. Tu ne crains rien. Repose-toi.

La veillée s'éternisa tandis que l'esprit du sommeil était tenu à l'écart de la cabane de Niu. Nellis, qui n'avait pas dormi depuis deux jours, et malgré la fatigue, ne baissa pas sa garde une seule fois, attentive à la moindre fluctuation des marées de pensées du bois. Elle conservait un contact constant avec Mú qui, niché au sommet des frênes amants, de ses yeux perçants de félin mustélidé, fendait les ténèbres poisseuses, aux constants aguets, en quête d'un mouvement suspect chez les ombres immobiles.

La nuit s'écoula, au sein de la cabane, dans un calme sépulcral. Jilam, bien qu'apaisé par la présence de Nellis, s'évertuait à guetter, oreilles tendues au moindre bruit suspect. Pour son esprit, dérivant sous l'effet des potions, chaque crépitement de flammes annonçait l'arrivée d'une horde de vampires en furie assoiffés et la plus petite braise volante le faisait sursauter. La sorcière, à la vue de cette créature enroulée dans sa fourrure, songeait à un léporursidé recroquevillé de terreur dans son terrier, et cela lui brisa le cœur.

Jilam s'obstinait à retenir son souffle, pas tant à cause de la douleur infligée par le simple fait de respirer, mais de crainte que cela n'attire le Mal tapi au dehors.

Nellis s'avouait à déjouer son effroi irraisonné. Elle connaissait plusieurs recettes pour regonfler le moral et nourrir le courage, mais aucune ne fonctionnait, elle les avait pourtant toutes essayées. Le pouvoir de l'ennemie étouffait le sien.

Jilam tenait un miroir et contemplait d'un air effacé l'image qu'il lui renvoyait. Ses doigts passaient et repassaient le long de l'affreux collier mauve décorant son cou. Nellis, qui tout en sirotant sa tisane le scrutait, remarqua les tremblements. Son époux frissonnait de tout le corps, ce malgré l'ardeur du foyer. Engoncée par le silence, qu'elle appréciait pourtant d'ordinaire, elle se décida à le rompre.

─ D'habitude, après avoir frôlé la mort, tu es plus bavard qu'un lutin ivre.

Sa plaisanterie tomba dans l'oreille d'un sourd. Enfilant un masque sérieux, et sur un soupir, elle s'employa à dérider le front, d'une blancheur livide en dépit de l'étouffante chaleur régnant dans la pièce.

─ Laisse-moi te raconter une histoire. C'était il y a quinze ans. C'est l'un de mes plus anciens souvenirs.

Jilam cilla, remua légèrement la tête. Son regard s'alluma. Il abandonna le miroir et dirigea son attention sur son épouse, laquelle recalait une mèche de cheveux derrière son oreille.

Voilà que le mur s'effrite. Tu as beau mourir de trouille, tu es toujours plus curieux qu'une fouine.

Elle but une gorgée sucrée à sa timbale afin d'atténuer la saveur amère des souvenirs qui affluaient des entrailles de sa mémoire.

─ Il y a quinze ans, alors que je traversais des steppes froides et désolées très loin à l'est d'ici, mon chemin a croisé celui d'une autre sorcière. C'est la première que je rencontrais. Enfin, d'aussi loin que remonte ma mémoire. Jusqu'alors, j'étais persuadée d'être la seule. La sorcière s'appelait Nazukahi, et c'était une vampire.

Jilam sursauta, happé par le récit à peine entamé.

─ Elle hantait les steppes depuis des lustres, et son savoir dépassait tout ce que j'avais vu jusqu'ici. Elle connaissait tant et plus de choses, sur notre monde et sur celui des esprits. Elle m'a appris énormément sur les sorcières. J'étais émerveillée par ses connaissances. Elle semblait tout savoir sur tout et que rien ne lui échappait.

Son ton s'alourdit tandis que l'âtre cracha une volée de braises.

─ Pour Nazukahi, tout le savoir du monde était sien. Elle le désirait plus que toute autre chose, qu'importait le prix ou les sacrifices à payer pour l'obtenir. Jamais elle n'était contentée. Toute l'eau des océans. Toute la lumière des étoiles. Son désir sans limite lui avait fait perdre la raison, mais je ne l'ai pas vu tout de suite, aveuglée que j'étais par les trésors qu'elle m'offrait de partager. Elle possédait une incroyable collection d'objets anciens, des artefacts magiques d'une grande rareté, uniques pour certains, qui valaient de loin tout l'or et les joyaux du monde. Des objets très puissants... très dangereux. Elle avait hérité ce trésor de sa maîtresse, une sorcière très âgée qui comme elle désirait tout le savoir du monde. Elle lui avait légué ses biens à sa mort. C'est ce que m'a dit Nazukahi.

» Parmi tous ces trésors s'en trouvait un que Nazukahi chérissait plus que tout sa collection réunie. C'était un masque. Bien taillé et de simple apparence, un masque comme on peut en imaginer des centaines. Sauf qu'il avait été conçu par la maîtresse de Nazukahi. C'était une sorcière au pouvoir sans pareil. À côté d'elle, j'aurais eu l'air d'une magicienne fantoche, et mes dons de simples tours de passe-passe. Ses talents lui ont permis de percer le voile de l'avenir. C'est grâce à ce masque que Nazukahi savait tant de choses.

La sorcière s'interrompit pour porter sa timbale à ses lèvres, puis la reposa après avoir constaté qu'elle était vide. Le regard plongé dans le ballet des flammes, elle semblait suivre la danse de ses souvenirs ressuscités. Sa mémoire, Jilam le savait, était un tombeau, immense, composé d'une infinité de sépultures vides, et des spectres hantaient celles qui ne l'étaient pas.

─ À l'époque, je me fichais bien de fréquenter les monstres tant que j'en retirais un bénéfice qui en valait la chandelle. Avec Nazukahi, c'était différent. Toutes les sorcières portent en elles de lourds secrets. Mais ce que j'ai découvert… - Un frisson la parcourut. - C'est la première fois, je crois, que j'ai ressenti de l'horreur.

Jilam ne pouvait imaginer ce qui avait pu provoquer pareil sentiment chez son épouse que rien ou presque ne saurait choquer. Nellis, elle, affichait de plus en plus de signes d'hésitation. Confronter les souvenirs était une chose, les narrer en était une autre. Elle se décida finalement à cracher le morceau.

─ J'en ai rencontré des monstres au cours de ces années. Tous font pâle figure devant Nazukahi. Sous son apparence de jeune beauté centenaire et sage, elle n'est rien d'autre qu'une enfant qui n'aime rien de mieux que d'arracher les ailes des papillons, et toutes les vies, sauf la sienne évidemment, valent autant que celle d'un insecte. Je n'étais pas stupide. Je savais qu'elle était une vampire et qu'elle chassait pour se nourrir. Ses proies étaient pour moi des étrangers, et cerf ou humain, ça ne faisait aucune différence à mes yeux. Jusqu'au jour où j'ai découvert que, certaines de ses proies, elle les gardait. Comme une enfant avec sa collection de jouets. Et elle menait sur eux des… expériences.

Préférant taire leur contenu, jugeant ce détail inutile à son récit, elle enchaîna sans d'attarder :

─ L'admiration que j'avais éprouvé pour elle s'était brutalement transformée en haine. Quand elle a compris que j'avais découvert son secret, elle m'a proposé de l'aider dans ce qu'elle appelait « ses recherches ». J'étais dégoûtée, écœurée. Aucun mot ne saurait bien décrire ce que je ressentais sur le moment… ce que je ressens encore à y repenser. Tout ce que je voyais c'était le grand sourire dénué de la moindre trace d'âme qu'elle me tendait. Je la revois là, toute fière, une enfant qui attend qu'on la félicite.

Nellis sentit soudain un serpent se glisser le long de son échine, ses froides écailles mordre sa peau, ses anneaux de givre l'entourer. Jilam s'approcha d'elle et apposa une main glaciale sur les siennes jointes sur ses genoux. Le serpent se déroba.

Il m'a suffi de forcer un peu pour apprendre toute la vérité. La maîtresse de Nazukahi était une sorcière très puissante mais aussi vraiment très sage. Elle avait compris qu'elle s'était fourvoyée avec sa création, qu'elle était allée trop loin dans sa quête de savoir. Elle a voulu détruire le masque. Nazukahi a tenté de s'y opposer, et devant son refus, l'a tuée dans son sommeil. Elle l'a vidée de son sang en même temps que de son pouvoir et s'est emparée de toutes ses possessions. Le masque était le joyau de son trésor. Elle s'en était servie tant et tant de fois que son visage a fini par s'imprimer à la place de celui de sa maîtresse. Le futur n'avait plus aucun secret pour elle. Elle savait tout avant même que ce savoir ne soit ne serait-ce qu'une vague idée dans l'esprit d'un autre. Je ne pouvais rien contre elle, alors je suis partie. En pleine nuit, pendant que Nazukahi chassait. Et j'ai pris le masque avec moi.

Pourquoi ? l'interrogeaient les yeux de Jilam.

─ Tu n'as pas connu celle que j'étais à l'époque. Si tu me trouves égoïste maintenant, ce n'est rien comparé à avant. Je me fichais que ce masque soit dangereux. Je ne voyais que son pouvoir et ce qu'il pouvait m'apporter. Mais j'ai très vite compris le danger qu'il représentait. Nazukahi l'avait porté tant et tant de fois qu'il avait été imprégné, non seulement de son visage, mais aussi de sa folie. Je ne pouvais plus reculer, ni le jeter. Quiconque le ramasserait tomberait sous son emprise. – L'époux déglutit. –  Je l'ai donc gardé, mais je ne l'ai jamais essayé. Pas une seule fois. 

Et comme d'habitude, il a fallu que je vienne tout gâcher, songea Jilam.

─ N'importe qui aurait succombé à la tentation.

Toi non.

─ Je ne suis pas n'importe qui.

La conversation s'acheva. Chacun des deux esprits embrumés se plongea dans ses tracas.

Mousse-qui-pique se hissa alors sans un bruit sur les genoux de Jilam qui l'accueillit par des chatouilles sur le museau.

Le jeune homme se tourna vers son épouse, qui se tenait immobile, aussi muette que lui, les mots épuisés par le récit de ses souvenirs.

Elle va revenir, hein ?

La sorcière ne répondit ni en parole, ni en pensée. La réponse était évidente.

Jilam soupira. Le collier mauve autour de son cou luisait à la lueur dansante du feu.

J'ai vu des choses. Quand j'ai porté le masque. Je ne me souviens de rien. Hormis d'une sensation. Une certitude.

Nellis fixa son époux depuis l'ombre arquée de ses drus sourcils blancs.

Quelqu'un va mourir.

Au plus sombre de la nuit, un souffle glacial balaya le Cœur-du-Bois, une ombre se glissant dans son sillage.

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