Chapitre 5

David Cassol

    Les Vorthras vivaient dans les sous-sols, sous le nid de la déesse. Ils avaient creusé la terre et la roche pour bâtir une formidable cité : Vorthras, la fourmilière. Elle était stupéfiante. Ils avaient aménagé des couloirs hauts de plafond et recouvert les murs d'étranges mosaïques. Chaque aile possédait son motif, cet ingénieux système permettait de s'orienter dans la ville sans panneaux. Il comprit rapidement la logique des indications, et parvint facilement à se diriger dans le dédale des interminables boyaux et des innombrables pièces et alcôves. Malgré le gigantisme de l'installation, il se sentait chez lui.

    Les Vorthras se révélaient accueillants et chaleureux. Ils ignoraient purement et simplement les notions de propriété, de méfiance, de jugement. Ils arboraient un sourire franc. On aurait pu les estimer naïfs, un peu comme l'imaginait Rousseau de l'homme primitif, mais ces hommes et ces femmes démontraient une grande intelligence et une infinie sagesse. Ils possédaient une haute compréhension des choses. Perdito se sentait perdu, et ils l'observaient avec compassion et bienveillance, tel un enfant que l'on doit éduquer.

    Sardithr, celui qui l'avait fait s'agenouiller, l'escortait à travers la cité et lui expliquait leur mode de vie et leurs coutumes.

— Pourquoi me sers-tu de guide ? Te serais-tu entiché de moi ? lui demanda Perdito, intrigué.

— Je suis le premier Vorthras à t'avoir parlé, la responsabilité de t'intégrer à la tribu m'incombe. Comment pourrait-il en être autrement ?

    C'était la première question qu'un Vorthras lui posait. L'enseignement s'achevait, il entrait en interaction avec son hôte, pensa-t-il.

— Beaucoup d'hommes de ma... tribu... auraient tenté de se débarrasser de cette tâche. D'ailleurs, chez moi on n'accueille pas si facilement les étrangers.

— Vous entretenez de surprenantes coutumes, Perdito. Je ne comprends pas ce mot : étranger ?

— Je suis un étranger à Vorthras. Je n'appartiens pas au clan.

— Tu n'es pas un étranger, tu es un Vorthras.

    Sardithr demeurait perplexe.

— Quand tu m'as rencontré, tu ne me connaissais pas, moi non plus. Je n'ai pas vécu dans cette cité, je ne faisais pas partie des vôtres. J'étais un étranger. Puis, tu m'as accepté parmi les Vothras, tu m'as accueilli comme un des tiens. Dans le cas contraire, je serais resté un étranger.

    L'homme marchait en silence, méditatif. Puis, il éclata d'un rire franc.

— Qu'y a-t-il de si drôle ? demanda Perdito, perplexe.

— Je viens de comprendre la signification d'étranger ! Cela n'a pas de sens pour nous. Le monde entier est Vorthras, nous ne reconnaissons personne comme un « étranger ». Tu présumes que j'ai choisi de t'intégrer à la tribu, mais tu en as toujours fait partie.

    Il déambulait dans les galeries de la cité, à nouveau serein et souriant.

— J'aime apprendre des choses Perdito, j'espère que tu m'expliqueras beaucoup encore.

— Donc, n'importe qui peut se prétendre un Vorthras ? Accepteriez-vous parmi vous une personne dotée de mauvaises intentions ? Il pourrait provoquer une guerre, vous saboter.

    Le guide s'arrêta et scruta attentivement Perdito. Il avait repris tout son sérieux et cherchait ses mots.

— Je sais ce que signifient ces termes, guerre et sabotage, mauvaises intentions. Beaucoup des nôtres ont disparu à cause de mauvaises intentions, et de guerre. Mais jamais de sabotage, cela est impossible.

— Ceux que vous avez perdus vous manquent ?

— Oui, nous les pleurons souvent et leur rendons hommage. Nous prions la déesse de les porter sur ses ailes, de leur montrer le monde pour qu'ils comprennent avant de revenir près de nous, transformés.

    Stupéfiant! Les Vorthras croyaient en la pénitence, le purgatoire des péchés et la réincarnation pour un meilleur karma : tant d'idées élaborées réunies au sein d'une même culture primitive !

— C'est pour éviter cela que ma société n'accepte pas n'importe qui. Nous sélectionnons ceux qui sont autorisés à nous rejoindre.

    Sardithr réfléchit quelque temps.

— Je comprends comment pense ta tribu, mais elle se trompe. Suis-moi, je vais te montrer.


    Ils parcoururent un long chemin. Sa jambe le faisait beaucoup souffrir. Régulièrement, ils s'arrêtaient dans des alcôves. Sardithr parlait à certains de ses congénères et ces derniers leur donnaient à boire, à manger. Parfois, lorsqu'il peinait trop, l'un d'eux le massait. Il refusa au début, mais reçut une tape sur la main. « Tu as mal, c'est donc nécessaire que nous agissions pour toi ».

    Le temps filait, il estima qu'une journée s'était écoulée quand ils parvinrent à un goulot plus large. Un bruit étouffé résonnait au loin. Perdito lut un sourire de satisfaction sur le visage de son compagnon. Ils marchèrent en direction des clameurs qui montaient encore, et encore. Ils tournèrent au coin d'un boyau et un spectacle saisissant s'offrit à lui.

    Une pièce immense abritait un dragon en sommeil. Il ressemblait à la déesse, en beaucoup plus petit. Un enfant peut-être ? Une rampe décrivait une spirale autour du jeune reptile. Des centaines, peut-être des milliers d'hommes et de femmes s'agitaient dans les gradins surplombant la mythique créature. De nombreux nids, jonchés sur les murs, hébergeaient d'étranges mammifères. Des villageoises frappaient à intervalles réguliers la peau tendue des tambours en une musique entêtante, mais agréable.

— C'est fabuleux ! lâcha Perdito, estomaqué.

— Oui, ça l'est, répondit Sardithr. Regarde chacun des hommes et des femmes dans cette pièce. Ils sont tous une personne, mais ils sont tous le peuple de Vorthras. Ils sont doubles. Tu es un individu, comme eux, mais avant toute chose tu es Vorthras, bien que tu l'ignoras si longtemps. Pourquoi ces sanglots quand tu nous as rencontrés ?

— J'ai pleuré parce que je me languissais de jamais revoir mes semblables.

— Semblable est le terme, oui. Nous sommes identiques, toi, moi, et eux. Nous sommes Vorthras. Tous uniques, distincts, mais tous semblables. Nous sommes frères, il ne peut en être différemment. Tu ne peux pas décider de respirer ou non, de manger ou non, de boire ou non. Si tu choisis de devenir toi et de ne plus être Vorthras, c'est pareil. Tu t'étouffes, tu asphyxies les autres, et pour finir tu ne vis plus. Il n'existe aucun avenir pour l'homme solitaire. Seule Vorthras importe. Certains nous ont rejoints avec en leur cœur de néfastes inspirations. Nous avons confié leur destinée à la déesse mère. Elle les guide sur le chemin, et nous prions pour qu'ils nous reviennent plus sages.

    Perdito comprit que ceux que pleurait Sardithr étaient les "mauvaises" personnes. Finalement, ils n'étaient peut-être pas si différents, juste plus expéditifs.

— La compétitivité gouverne ton esprit, Perdito. Mais le monde des Vorthras n'existe que dans la collaboration. Le salut de notre peuple réside dans cette vérité. Chacun joue un rôle dans la tribu. Vorthras n'appartient pas à toi ni à moi, c'est l'héritage de tous.

— Comment faites-vous pour juger les agitateurs ? demanda Perdito sur la défensive.

    Sardithr sourit.

— Comment nous exprimons-nous dans ta langue ? répondit le vieil homme malicieusement.

    Perdito n'y avait pas songé, mais son guide parlait un français parfait. La probabilité qu'un peuple dans une dimension parallèle utilise le même idiome, et que ce soit le français, lui apparut absurde. Cela n'était logique que dans des séries comme Stargate afin de faciliter le scénario des épisodes.

— Quelle est votre langue ? J'aimerais l'entendre, et également savoir comment vous faites pour pratiquer la mienne.

    Le Vorthras s'appuya sur une rambarde et scruta la grande salle.

— Nous n'avons pas seulement adopté l'emblème des fourmis, nous sommes des hommes-fourmis ! Tu n'es pas le premier que je rencontre en-dehors de la cité. D'autres pensaient comme toi. Ils parlaient parce qu'ils ne possédaient pas le don. Nous, les hommes-fourmis, avons cessé de vocaliser il y a plusieurs milliers d'années.

— Pourtant je vous entends...

— Faux, c'est ce que tu perçois. Nous communiquons comme les fourmis, grâce aux enzymes que nous expulsons. C'est la méthode la plus performante et la plus simple pour coordonner un grand nombre d'humains et délivrer des messages universels. Tu ne possèdes pas la capacité de les capter, et elles ne permettent pas de transmettre un contenu complexe, uniquement des informations basiques. La déesse nous a béni d'un autre pouvoir: parler aux âmes. Nos cœurs communiquent grâce à ce don. Ton cerveau ne comprend pas, mais il refuse ce qui ne lui semble pas logique : il fabrique de toute pièce les images et les sons. Aucun bruit ne sort de ma bouche, mais ton imagination fait croire à ton esprit qu'ils effleurent tes oreilles. Ainsi, tu peux deviner ce que je te dis, et parce que les paroles de l'âme utilisent un sens universel je sais ce dont tu parles. Enfin, la déesse, dans sa grande mansuétude, nous a fait cadeau de l'empathie : un don naturel chez les hommes qu'ils tendent à délaisser. Nous vivons tout ce que traverse un autre Vorthras. Nous partageons la peine, la souffrance, la joie, le bonheur, l'amour. Nous ne pouvons exclure personne de Vorthras, nous signerions notre anéantissement. Tu comprends pourquoi nous pleurons ceux que nous avons confiés à la divinité. Nous avons privilégié le groupe, mais le tribut demeure très lourd à payer. Les tiens imaginent la mort et la craignent, chacun de nous l'expérimente au quotidien. Nous pouvons t'offrir ce don, mais j'ignore si tu l'endureras. Beaucoup s'exilent parce qu'ils ne le supportent pas.

— Je le veux, répondit Perdito. Je désire la capacité de ressentir tout ce que Vorthras traverse. C'est une nécessité pour m'intégrer. Je ne peux peut-être pas communiquer avec des enzymes, ou lire vos pensées, mais j'aspire à vous éprouver, vous comprendre. Je suis égoïste, et si je dois finir ma vie ici je dois changer !

    Perdito se sentit transporté. Une vague de félicité l'inondait. Il était accepté pour ce qu'il était par d'autres hommes. L'apparence importait peu, pas de séduction, de duperie ou de faux semblants. Chacun était, et on l'accueillait. Sardithr le jaugea, pensif, et lui sourit.

— Bien, alors suis-moi. Le fils de la déesse doit te bénir pour que tu acquières le don.


    Ils descendirent le long du couloir en serpentin et s'approchèrent du dragonnet endormi. Il l'estima trois fois moins imposant que sa mère, mais il restait gigantesque par rapport à la taille d'un homme. Son envergure, ailes déployées, avoisinait les quinze ou vingt mètres, songea-t-il. Ils marquèrent une halte en bas des marches et Sardithr le poussa en avant.

— C'est un acte que tu dois accomplir seul.

    Perdito hésita, puis il avança. Il s'arrêta à mi-chemin, lorsque le dragon ouvrit un œil. Puis, il reprit l'ascension, scrutant l'iris attentif et colossal. La bête se redressa avec grâce. Son agilité le surprit. Il le détailla du haut de son piédestal, d'un air bienveillant. Perdito se tourna vers son guide qui l'invita à continuer. Il leva les yeux vers le dragon, leurs regards se croisèrent, puis la bête ouvrit la gueule et cracha un filet de bave visqueuse. Perdito était littéralement trempé de bile. Il s'était crispé : on l'avait trahi, il serait dévoré!

    Les ouvriers autour de lui s'étaient arrêtés de travailler et observaient la scène, hilares. Il ne se vexa pas: ils ne riaient pas de lui, mais avec lui. Plusieurs d'entre eux avaient vécu ce rite, beaucoup s'amusaient encore des réactions des nouveaux venus. Ils s'esclaffaient parce qu'ils se souvenaient avoir été à sa place et cela les rendait heureux. Il rit à son tour, et le dragon cracha un jet de flammes. Ce n'était pas un défi  ni une menace: cette colonne de feu scellait son amitié avec le jeune homme, il l'acceptait dans la tribu.

    Le titan plongea ses yeux dans les siens. Une vague de bienveillance l'enveloppa. Il aimait les humains, vraiment. Cela ne l'étonnait pas que ces Vorthras les considèrent comme des dieux. Non, les Vorthras savaient que les dragons n'étaient pas des dieux, mais ils les vénéraient comme tels : pas pour ce qu'ils étaient, mais pour ce qu'eux aspiraient à devenir. Les dragons symbolisaient l'idéal vers lequel l'humanité tendait.

    Qu'est-ce que Dieu, sinon la destination rêvée de notre espèce, ce qui nous différencie des bêtes ? Dieu est l'homme parfait, celui que nous voulons tous devenir, celui vers lequel la religion nous pousse à évoluer. L'ultime récompense n'est pas le paradis, la vie éternelle. La clé de la foi réside dans ce voyage vers Dieu. « Dieu vit en chacun de nous, il nous a conçus à son image ». Nous nous modelons à la sienne. Plus nous pratiquons ses idéaux, plus nous nous rapprochons de Dieu. Ce dragon était majestueux, riche de bienveillance et de sagesse. Il était la divinité de ces hommes parce que chacun aspirait à devenir cela. Le reste n'était que poésie. Il espéra ressembler à la déesse, lui aussi. Il s'imagina renaître en dragon, un jour. Quoi de mieux ? Cette créature dominait le cycle du karma.

    Les Vorthras n'étaient pas des hommes-fourmis, mais des hommes-dragons !

Signaler ce texte