Chapitre 6

David Cassol

    Quelques semaines s'écoulèrent. On l'installa dans une alcôve proche de la salle du dragon afin qu'il ne parcoure pas une trop grande distance pour se rendre à son travail. La vie sous terre lui plaisait. La journée, on lui enseignait l'élevage des Kebsouks, un étrange animal qui ressemblait à un gros bébé. Ce n'était pas très compliqué et il maîtrisa rapidement cette tâche. Le soir, il retrouvait Sardithr « chez lui » et ils discouraient de choses et d'autres. Il se liait d'amitié avec les autres, à son rythme. Chacun était ouvert à la discussion. Lui, qui s'était toujours considéré comme un grand misanthrope, se découvrait un don pour la sociabilité. Il aimait ces gens. Il détestait la société, pas les gens qui la constituaient. Il reprit foi en l'humanité. L'empathie et la télépathie simplifiaient énormément les rapports sociaux. Comprendre les conséquences de nos actes et paroles devenait évidence.

    On l'avait placé près d'une petite salle de travail pour limiter son entourage: il maîtrisait difficilement le don. Parfois, les émotions qu'il ressentait le submergeaient. Il n'était pas prêt. Sardithr lui confia que cette nouvelle capacité demeurait temporaire. Lorsqu'elle s'estomperait, il choisirait de la conserver à vie ou de ne plus en bénéficier. C'était une malédiction pour beaucoup de ceux qui n'avaient pas grandi avec, lui avoua-t-il, mais jusqu'ici il s'en sortait bien.

    La vie intime de ses voisins le perturbait, cependant. Parfois, pendant son travail, ou durant la nuit, un couple s'unissait et tous participaient à ces ébats. Cela le troublait. Il n'avait pas eu de relation sexuelle depuis des lustres, et les femmes de la tribu étaient vêtues très sommairement. Il éprouvait une forme d'excitation et de plaisir à vivre ces contacts par procuration, mais également beaucoup de gêne et de frustration. Il s'imaginait comme un pervers, un voyeur, bien qu'il espionna involontairement. Parfois, la vie en communauté lui pesait. Il aimait son intimité. Les hommes-fourmis connaissaient cela également et chaque alcôve avait la possibilité de se fermer, mais la plupart du temps ils laissaient leur porte ouverte. Quand Perdito désirait un brin de solitude, il se promenait dans les couloirs de la cité et contemplait, rêveur, les motifs sculptés dans la pierre.

    Il se prélassait dans ses appartements lorsqu'on toqua. Cette visite inattendue le surprit. De coutume, Sardithr le laissait venir à lui. Il découvrit Anita dans l'embrasure de la porte ! Certes, il ne s'agissait pas de son Anita ni Anita-droguée, mais une Anita primitive, une Anita-fourmi, pensa-t-il. Cela la fit rire.

— Bonjour, puis-je entrer Perdito ?

— Bien sûr. Je suis étonné parce que dans mon monde j'ai eu une relation avec une femme qui te ressemble beaucoup. Elle s'appelait Anita.

    La jeune fille le regarda et lui sourit.

— Je ne suis pas elle, mais ce n'est peut-être pas si mal ?

— Non, c'est même plutôt une bonne chose. Et puis, je ne suis plus cet homme non plus. Sinon je pourrais encore piquer un sprint et je pèserai bien le double de mon poids!

    Elle ne comprit pas son humour. Elle détailla sa jambe avec compassion, et il se sentit diminué tout à coup, impuissant, impotent. Il avait troqué son bras et sa jambe contre sa survie dans ce buisson, et il ne l'avait jamais regretté malgré la douleur et les nuits blanches. Chaque mouvement répercutait une souffrance dans ses deux membres désormais inutiles. Devant cette Anita, qui lui plaisait beaucoup plus que l'ancienne, il réalisait pleinement la perte de son intégrité physique : il était amoindri, plus vraiment un homme, mais un blessé, un handicapé, un fardeau.

    On cesse de se considérer comme un homme quand on devient un malade, un éclopé, un paralysé. Il était prisonnier de son vieux corps abîmé, et par extension son âme était déchirée elle aussi. Elle semblait suivre le flot de ses pensées, posa un doigt sur ses lèvres et l'allongea sur la couche. Puis, elle le massa. Elle commença par la tête, délicieuse sensation! Il ne se souvenait plus de son dernier contact intime. Un être humain interagissait à nouveau physiquement avec lui : une femme fantastique ! Mais il abandonna très vite toute excitation sexuelle, inondé par la vague de plaisir que lui procuraient ces mains expertes. Elle le déshabilla et il se laissa faire. Il fit mine de l'arrêter lorsqu'elle toucha son bras, mais elle le repoussa avec tendresse.

    Il se crispa au début, puis déferla le soulagement. La douleur ne le quittait plus depuis des mois, peut-être même des années. Qu'en savait-il ? Il avait perdu la notion du temps depuis l'accident de voiture. Il avait oublié la sensation de ne plus avoir mal, en permanence. Ça le réveillait la nuit, mais il ne s'en préoccupait plus. Il avait accepté, s'était résigné. Il réalisa toute la beauté de ne plus endurer ce martyre. Ses yeux se remplirent de larmes. Il se sentit heureux et tellement reconnaissant. Le flux ininterrompu de souffrance s'était tu, enfin. Il retrouvait son corps, il eut l'impression de ne plus être brisé pendant quelques secondes et cela le réconforta. Il ne disposait d'aucun mot pour le décrire.

— Merci, chuchota-t-il.

    Elle s'approcha de lui, très doucement, s'assit sur son torse. Sa poitrine débordait de sa tunique et il la considérait dans toute sa beauté. Anita, ou peu importe comment ici on l'appelait, représentait la plus charmante chose qu'il ait contemplée. Son membre se raidit contre sa cuisse. Son sexe frôlait le sien, humide. Il était excité, elle aussi. Ils se voulaient. Une forme de complicité fleurissait entre eux. Il percevait ses émotions, son désir, troublé de partager ce besoin d'être pénétré, de se sentir en elle. Mais pas encore. Ils s'aimèrent comme jamais il n'avait aimé une femme auparavant. Il découvrit qu'il ne connaissait pas grand-chose en la matière, et se réjouit d'apprendre. Autour de son alcôve, les autres hommes-fourmis sourirent et certains les accompagnèrent. Perdito ne les sentit pas. Il se déconnecta de la colonie, seuls eux deux comptaient ce soir. Ce n'était pas du sexe, non, c'était différent : plus beau, plus grand.


    Il s'endormit paisiblement. Il vivait dans une cabane, au fin fond du Canada sauvage, avec Anita. Ils s'aimaient profondément. Ils se baladaient en pleine nature, chevauchaient à travers champs et parfois partaient en expédition dans la montagne. Dans ce songe, il était valide, il marchait et pouvait utiliser son bras et sa jambe sans souci. Il était heureux. Au fil du rêve, la forêt devint plus sombre, la maisonnette plus poussiéreuse. Anita s'énervait parce qu'elle avait beau nettoyer tous les jours, les saletés ressurgissaient continuellement. Cela l'agaçait tellement qu'elle l'invectivait du matin au soir. Ils rinçaient la vaisselle sans cesse : la poussière s'infiltrait dans les placards et détériorait tout. Parfois, ils se réveillaient dans la nuit recouverts d'une pellicule de sable. Ils se levaient dans le froid, se douchaient et changeaient les draps. C'était très pénible. Puis, les insectes envahirent l'espace, de plus en plus nombreux. Les toiles d'araignées fleurissaient partout au point où le matin ils s'emmêlaient souvent dedans. Nettoyer semblait vain : cela recommençait comme si de rien n'était. 

    Cette demeure leur convenait-elle réellement? « Tu ne veux pas t'engager avec moi, sois franc », lui répondit Anita. Mais c'était faux, elle le comblait de bonheur! « Le problème n'est pas cette maison. On peut être heureux n'importe où, peu importe le lieu ». Elle avait raison. Partir de la cabane ce serait accepter l'échec de leur couple. Alors ils restèrent, bataillant chaque jour. Un matin, Anita piqua une crise. Elle décida de se rendre en ville pour acheter un balai, parce que les aspirateurs c'étaient des trucs de « son monde » qui ne fonctionnaient jamais. C'était probablement de sa faute s'ils se retrouvaient dans cette situation !

    Décontenancé, il n'osait pas argumenter dans ces cas-là. Elle emporta un peu d'argent, enfila un fichu contre la pluie et son grand manteau bien chaud. « Tu me prendras des cigarettes en passant », lui demanda Perdito. Elle se tourna vers lui, excédée, et soupira. « D'accord, si c'est ce que tu veux je vais en ville acheter des cigarettes ». Cette réponse le remplit d'un malaise. Il eut envie de lui crier que ce n'était pas si important, qu'elle pouvait rester ici avec lui. Rien ne l'obligeait, il s'en passerait! Mais elle ne continuerait pas sans ce balai. Son départ l'attrista plus qu'il ne l'aurait cru. Il la contemplait jusqu'à ce qu'elle disparaisse de son champ de vision. Elle le regarda une dernière fois et lui adressa un signe de main avec un petit sourire qui lui réchauffa le cœur. Il se reposerait en attendant son retour. Elle ne tarderait pas trop. Il s'étendit dans le lit et patienta.

    La faim le tenaillait, mais il ne pouvait pas manger tant qu'elle n'était pas rentrée. De temps en temps, il s'endormait, mais jamais vraiment. Il restait allongé toute la journée sans se dépenser, le sommeil léger. La poussière le gênait. Il se secouait à intervalles réguliers. Elle formait des tas sur les côtés. Il sentait des insectes lui grimper dessus, sûrement des araignées. Un matin, il émergea de sa torpeur avec une toile qui lui entravait les bras. Il décida de bouger : il ne voulait pas finir comme une vulgaire mouche. Il était chez lui et ne se laissera pas dicter sa conduite par ces maudites bestioles ! Peut-être était-elle rentrée ? Il ne l'avait pas entendu dans son sommeil et elle aurait pris garde de ne pas le réveiller. Il devait vérifier.

    Oui, elle attendait certainement qu'il la rejoigne, et lui comme un idiot passait ses journées dans le lit. L'enthousiasme de la revoir l'envahit et il ouvrit les yeux. Ce qu'il vit l'horrifia. La cabane avait tellement changé! Certes, il l'avait négligée ces derniers temps, mais tout de même ! C'était une maison abandonnée, sombre, sale. Des pierres, projetées par le vent, avaient laissé des trous béants dans les murs. Plusieurs lattes de bois s'étaient décrochées du plafond et du sol. On pouvait scruter la nuit noire et la lune, gigantesque, démesurée, comme si on l'observait avec une loupe. Elle occupait presque tout l'espace du ciel, elle l'écrasait. Les meubles étaient couverts d'épaisses toiles. La poussière volait au point de cacher la lumière du jour. Plus d'insectes, la vie s'était retirée. Elle cédait la place à... quoi donc ? Il n'osait pas le prononcer, mais petit à petit une certitude l'envahit.

    Il se recoucha en chien de fusil et plissa les yeux. Il savait ce qu'il restait dans cette maison, mais refusait de l'admettre. C'était tout autour de lui, Ça l'appelait. S'il ne croisait pas son regard et qu'il priait assez fort dans sa tête, Ça disparaîtrait. Des rêves d'enfant! Inutile de fermer la porte, cela ne l'empêchera pas d'entrer. Quoiqu'il en soit, il se terrait déjà sous ton lit. Tu ne peux pas le distinguer quand la lumière est allumée, et tu n'oseras jamais vérifier sa présence lorsqu'elle est éteinte. Il refusait d'ouvrir les yeux, il savait ce qui se tenait tout près de son visage. Un souffle froid et nauséabond balaya ses cheveux. Il espérait que cela disparaisse.

    Il sentit un contact sur sa nuque. C'était dur, ça le caressait presque. Plus rien d'agréable dans cette maison, juste des choses qui te veulent du mal !

— Perdito, railla une voix d'outre-tombe.

    La terreur l'envahit. Il sanglota et hurla, mais elle le saisit dans son étreinte glacée. Il ouvrit les yeux et contempla la mort, un visage horrible et souriant de toutes ses dents noires.

-Haaaaaaaaaaaaaaaaa !

    Son cri perça la nuit.


-Nooooooon, non, pas elle ! rugissait-il à tue-tête.

    Son cœur allait jaillir de sa gorge. Il sentit une main le frôler et sauta de son lit pour s'en éloigner. Il atterrit d'un bond de l'autre côté de la pièce, haletant, dos au mur. Il beuglait toujours lorsque la lumière inonda la chambre. Sardithr entra brusquement et s'approcha, inquiet. Perdito le reconnut, mais ne parvint pas à se calmer. Il avait l'impression d'être mort. Il ne pouvait s'empêcher de hurler même si la vision de son ami le réconfortait. Il eut envie de se blottir contre lui, mais il savait que personne ne peut vaincre la mort. Sardithr s'agenouilla et le prit dans ses bras. Cela le calma. Il pleurait à chaudes larmes dans le cou de son mentor. Anita sanglotait, désemparée. Elle tremblait de tout son corps. "Elle a peur, mais pas de moi, pas de ce que je viens de vivre. C'est plus ancien!" comprit-il.

— Que m'arrive-t-il ? demanda Perdito en proie à une détresse insoutenable.

— Un des nôtres nous a quittés, Perdito. Tu as expérimenté la mort. Je suis désolé. J'avais espéré que cela se produirait plus tard. Je suis navré, je ne pensais pas que cela se passerait ainsi.


    Les hommes-fourmis remplissaient la grande salle du dragonnet. Les femmes tapaient sur les tambours, mais différemment : une mélodie lascive, amère. L'assemblée chantait, ou plutôt hululait. Cela ressemblait à des pleurs, des complaintes. Les enfants dansaient autour du dragon et riaient. Des bambins restaient près des adultes et gémissaient. Les hommes-fourmis marquaient le deuil. Il s'étonna de voir autant de personnes à un enterrement, et que ce dernier provoque un tel chagrin lui fit remettre en question les liens que peuvent entretenir les hommes dans la société moderne. Ces gens vivaient en groupe, au point de partager leurs émotions et leurs pensées. A contrario, en Occident l'individu était isolé, seul, sans lien amical ou familial fiable. La famille représentait une corvée, une obligation cérémonielle pour certains, un fardeau financier pour les autres.

    À force de mettre en valeur l'égoïsme et l'égocentrisme, la matrice occidentale a supprimé les liens sociaux, fragilisant l'individu qu'elle désirait ériger en Dieu, mais qui devient négligeable, simple produit remplaçable. L'individualisme vise à nier ses semblables, et par conséquent l'individu lui-même. L'homme est un loup pour l'homme. Perdito comprenait mieux les paroles de Sardithr. Oui, notre patrie se trompe, nous ne fonctionnons pas ainsi, nous ne sommes pas nés pour cela. Nous devons appartenir à une communauté, entretenir des contacts et des relations solides. Il repensa à tous ces gens vissés à leur smartphone. Qu'avaient-ils à se dire ? Pas grand-chose, ils restaient figés sur leurs écrans, en famille ou entre amis. L'homme existe comme un animal social : il tente de combler un manque grâce aux réseaux sociaux, internet, la téléphonie, mais ironiquement le renforce. Un cercle vicieux parfait. Il creuse avec véhémence sa tombe. Plus il s'enterre, plus il s'entête.

    Il appréhendait la vraie vie, comme Dieu l'aurait prévu pour nous si jamais il considérait notre bonheur. Il ressentait une tristesse infinie. Les villageois ne feignaient pas le chagrin, personne ne se présentait par obligation protocolaire. Il ne connaissait pas de meilleur endroit pour être heureux. Il rejoignait Anita lorsque la grande prêtresse accourut depuis le boyau principal. La foule et, étonnamment, le dragon, s'agitèrent. Elle fila vers lui et l'attrapa par les épaules.

— Perdito, la déesse m'envoie te délivrer un message : « des démons approchent ». Tu dois fuir !

    Perdito ne comprit pas ces mots tout de suite. Il observait les Vorthras, hébété. Peut-être était-ce une blague de mauvais goût? Personne ne riait. Le dragonnet émit une complainte et une large flamme jaillit dans la coupole. La prêtresse leva le regard vers le plafond et poussa un petit cri.

— Vite Perdito, ils descendent te chercher. Le fils de la déesse affirme qu'il tentera tout pour les ralentir, mais il ne pourra pas te faire gagner beaucoup de temps.

    Cela devenait complètement dingue. Anita se campa devant lui et l'embrassa : un baiser d'adieu.

— Échappe-toi, nous allons les retenir. Cours Perdito, fuis et ne te retourne pas.

    Il contempla, incrédule, les visages de la foule : ils l'exhortaient à se sauver. Il leva les yeux vers le grand corridor en haut de la salle et aperçut les hommes de lumière. Ils l'avaient retrouvé!

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