Chapitre 7.

sisyphe

Rapine était scindée en deux parties par un fleuve, une rivière, une petite rigole de rien du tout à l'égard de ce qui se fait dans les mers. Mais c'était suffisant pour créer deux parties. Béringue et son asile étaient exilés de l'autre côté des commerces et des habitations. Sur notre partie, en plus de nous, on trouvait les cimetières et les pompes funèbres. Solennels les cimetières, pas un bruit ni un graffiti à la ronde. On aurait enlevé nos souliers avant d'y entrer si on avait pu, des fois qu'on les réveille ces foutus cadavres. Quelques vagabonds habitaient aussi sur notre partie de la ville, mais rien de bien grave. On était donc seuls, isolés comme en temps de peste où alors, c'était nous qui l'avions la peste, allez donc savoir. Et puis, plus loin derrières nous, dans l'arrière pays, derrière les bois et les campagnes, c'étaient la vie et les routes, les grand projets qui se construisaient sans qu'on s'en doute un seul instant. Et un beau jour, les immeubles seront en fleur en lieu et place des arbres. Un superbe printemps immobilier qu'on aurait alors. Et tout ça sans qu'on s'en doute, loin, loin derrière que tout ça se passait.

A Rapine comme partout, on ne verrait plus d'écureuils que le matin, très tôt, avant que les hommes se lèvent et leur barbarie aussi. On en verrait un ou deux, traverser la route sans se soucier du passage piétons et puis ce serait finit.

Avec Béringue et Nestor, on finissait par s'aventurer, dangereux, intrépides, jusqu'au bord du fleuve, jusque sur le pont. Alors on restait là, suspendus des heures entières à entendre le soir et tout ce qui vient après. On y restait des heures à se paumer dans la flotte qui clapotait d'orgueil sous nos mirettes ébahies. Béringue lui, il s’extasiait sur la poiscaille éventuelle. Il nous contait des splendides parties de pêche, des espadons pour lui tout seul, il avait jouté avec tous les requins du monde, aux quatre coins des océans on le connaissait à l'en croire. Et il nous promettait pour un jour de congé béni qui ne viendrait jamais, de nous y emmener, toujours très paternel. Fils alors qu'il nous appelait. Pour un peu, on se serait attendrit.

Le fleuve lui, pendant tout ce temps là, il taillait la route, toujours à toute allure. Et moi j'en rêvais. Il allait se marier à la Seine, loin très loin là encore et puis plus tard, il irait se jeter, furieux dans la Manche, faire de l’œil aux British, les aguicher, lécher leurs flancs, leurs falaises à deux sous qui font rugir d'extase les badauds sur les ferry et puis viendrait la marée. Alors il se retirerait satisfait, vers nos côtes à nous, c'est à moi qu'il reviendrait.

Poussés par les foutues brises d’août, on s'aventurait plus loin encore dans des ténèbres inconnues. C'est que Béringue, bien qu'il ai prit le service à Rapine depuis un bon quart de son existence, il avait jamais bien vu plus loin que son asile. Trop prit par le service et la conscience professionnelle, le devoir, le soucis de bien faire qu'il disait. C'est surtout qu'un travail, aussi exténuant ou dénué d’intérêt qu'il soit, dans une vie monotone, une vie à la con, nos vies, ça meuble. C'est ça qui est véritablement précieux. Alors chaque pas de plus était pour lui un émerveillement, un grief de moins à l'égard du bon dieu. Il avait jamais été aussi content, le sourire agrafé aux sommets de ses oreilles lui fixait sur la face un air abrutis, un air de bonheur. Nestor aussi ça lui soufflait l'enthousiasme, toutes voiles dehors! Au fil des choses, on s'était comme lié lui et moi. Petit à petit, j'ai réalisé que son intervention auprès du directeur, c'était un passeport pour la bonne bouffe, le gîte et le couvert et tout ça trois ou quatre étoiles. Je m'en tirais pas si mal finalement, je le lui devais bien. Mais un soir, Béringue nous avais donné la permission de minuit. En bon paternel, il nous avait bien recommandé de faire attention où qu'on mettait les pieds et les paluches. Il nous lâchait dehors pour la première fois. Lui, il ne venait pas. Une famille de détenu ou de patient, pour certains la différence était impossible à faire, venait lui casser les bijoux de sa famille à lui, à grand coup de marteau des convenances. Il en écopait du «ça va nuire à notre réputation», il manquait presque de s'y noyer le pauvre.

Nos pas résonnaient sur le pavé refroidi par le soir. Ils se battaient dans un duel amical, à la lumière des réverbères du pont qui enjambait le fleuve. Cette clarté blafarde jetais sur nous son éclat, on eut dit deux vagabonds, dos courbés, le regard irrésistiblement attiré par le sol, on ne trompait personne. Clopinant tant bien que mal, plus du tout habitués à l'absence du père Béringue, on arriva de l'autre côté du pont, le pèlerinage touchait à sa fin, les lumières de la ville pas tout à fait assoupie dissipaient l'ombre paternelle, on avait quartier libre.

Dans la pesanteur de la ville, on peinait, on trimait dur pour arracher nos arpions aux trottoirs devenus subitement boueux. C'était surtout mon impression. Une paye que j'étais pas ressorti dans la ville, dans la jungle. Rapine n'avait rien de bien impressionnant pourtant. Une misère tentaculaire, un centre historique reconquis par les nouveaux bourgeois, d’irréductibles loqueteux qui guettaient à la sortie des restaurants et des bars. De ceux ci s'évadait le tout dernier tintamarre à la mode américaine. On en finissait pas de libérer les mœurs pour les assujettir à d'autres standards. Tout Rapine puait la fierté des villes qu'elles éprouvent chaque matin au moment d'ouvrir les volets sur leur bassesse et de se dire, voici la société. Nestor comme moi, on avait été absent le jour de la distribution de masques à gaz. On la sentait cette odeur, elle nous attaquait la gorge et la migraine s'invitait, prospère en terrain conquis. Des balafrés de l'âme comme nous, ça pouvait que nous toucher, nous écœurer. Les rêves sortaient de terre là, sous mes yeux. C'était comme si on m'avait mis la tête dans une cloche monastique et un sacré moine atteignait son septième où même huitième ciel à frapper dessus avec toute sa frénétique croyance. Nestor il avait bien vu que mon délire gagnait du terrain. A croire que j'aurais bien eu besoin d'y rester, à l'asile. Et pourtant, une bien meilleure cure m'attendait là, à quelques pas. Il avait repéré un sympathique restaurant. Bien franchouillard, on y servait peut être encore le pinard, la gnôle, le rouge et le noir. Surtout le noir que je voyais, tout qui devenait noir. Alors on y est rentré, on a prit refuge à une table, nous aussi, comme deux bons bourgeois. La fraîcheur de l'endroit et les clients amassés comme des veaux m'empêchant de distinguer le dehors, j’allai mieux.

-Je m'en fais du soucis pour ton état- qu'il me disait alors, assis en face de moi...les coudes plantés sur la nappe, inamovible...bien portant lui.

Les derniers soupirs de mon mal de crâne se dissipaient progressivement, ils s’étiolaient dans l'air de la pièce, fusionnant avec les restes abandonnés de conversations qu'on pouvait percevoir.

-C'est que j'y ai garantis au dirlo que tu allais bien tu comprends...- Son soucis, il se le gardait surtout pour lui même...

Le soucis de Nestor se dilatant dans l'air lui aussi, entre diazote oxygène et autres conneries, on vint nous servir. Là encore, la chance qu'on avait nous...Les autres, derrière le pont qui se bâfraient de la tambouille cantinière et nous qui tenions couteaux, fourchettes et autres excroissances de la bourgeoisie pour déguster tout ce qui passait à notre portée. On l'aurait même dégustée avec le couteau leur piquette. Nous et puis les autres à l'asile, c'était un peu comme pour Berlin. Mais nous on avait le pont à la place du mur, c'est plus agréable à voir.

Voir justement, je zieutais la pièce de fond en comble, passant outre les bavardages de Nestor ou d'autres. J'attendais qu'on nous resserve, j'avais retrouvé mon appétit d'ogre. Mais c'était d'une autre faim que je souffrais. C'était mes yeux qui grognaient de désir et pas la bidoche, qui la fermait, elle. Contente, pacifiée pour une fois...La paix après, la bouffe d'abord.

Mes mirettes, elles n'en revenaient pas. Servies, resservies, trois...cent fois même pour le coup. C'était plus le plat qui importait mais celle qui le servait. J'aurais bien commandé toute la magasin et l'arrière boutique rien que pour la voir y servir à notre table, rien que pour nous. J'aurais tout réservé, qu'elle fasse pas d'infidélité vers les autres tables. Mon royaume...Tout!...Pourvu qu'elle m'appartienne!

A en juger par son badge si joliment épinglé à sa poitrine, c'était Wendie son blase. Un sourire...un appât oui! Et tous les clients, toute la bestialité masculine y mordait à l'hameçon. Avec vigueur, pétillant dans les yeux on se pendait tous à ses lèvres rouges, bleues, saignantes, à point pour attiser le désir. Des yeux en amandes, à croquer...Rieurs et sérieux à la fois, ils s'adaptaient à la conversation, métamorphose selon la table. Là...Table quatre? Le coin d’œil compréhensifs plaintifs de mise pour le pochtron solitaire, habitué du coin. Une sainte, une bienheureuse la gosse...Elle attachait sa crinière, suspendue sur une nuque formidable. J'y aurais posé tous mes baisers possibles et imaginables. Tous les baisers du monde je les lui aurais donné et à genoux encore s'il aurait fallut! Elle faisait glisser son élégance entre les tables, si bien qu'aucune malveillance bien particulièrement masculine n'osait la toucher, lui coller la main, la tacher. J'étais bien sur pas le seul à l'admirer. Elle avait sa cour de loqueteux, poivrots, aigris, joueurs endettés, tout le gratin des bas fonds venait y trouver son espoir. Même la flicaille et les maris blasés s'oubliaient dans le bleu de ses yeux. Un vrai lac ce bleu. Un qu'on aurait pas pu reproduire. Elle était baisée la peinture et toute ses palettes! Et la photographie encore plus! En noir comme en blanc...même avec vos couleurs...foutaises! Il n'y avait qu'en vrai qu'on pouvait bien s'en rendre compte. C'était là du splendide comme jamais.

-Nestor! Oh Nestor! Réveille toi bon dieu!- que je lui fais, tout animé pour une fois. Le con s'endormait le nez dans la carte des vins. Ça lui faisait du rêve à trop grosses doses. Mauvais pour sa santé.

-Hmm...? Plaît-il camarade?

-Nestor, vise un peu...derrière moi, comment tu la trouves dis?

-Hmm...Tu sais, les femmes à part les emmerdes, je sais pas bien ce que ça cuisine d'autre.-

Bougon, traînard...dans sa bulle...misérable. Reste donc dans ta mouise hé camarade, je me gênerais pas pour t'y laisser. Et pourtant...Sûr qu'il avait un côté sage le Nestor, un côté de ceux qu'on doit écouter, au moins de temps en temps pour pas se faire avoir par la vie. Je l'avais négligé, évidemment. La sagesse ne tient jamais bien longtemps devant l'ombre d'une femme. Foutu pouvoir. Ensorceleuse, elle est venue nous demander ce que l'on désirait. Moi, tout mon appétit elle me l'avait rendu et prit à la fois. Ce que je désirais...j'osais pas y dire. Je me suis contenté de côtes de porc bien trop maigres, peau flasques sur les os, saignantes dans leur jus...marécage. Mais tout ça devenait splendide servit par elle. Un délice! Encore! Encore! Jamais assez de voir sa croupe se baisser, se relever...Le buste à mettre dans toutes les mairies. Au feu la Marianne! La liberté guidant le peuple...Aucun tableau plus beau que celui là.

Juste à quelques petits centimètres, millièmes de fragments d'espace...Toujours ça qui m'en séparait.

Et puis, elle repartait, alors on attaquait nos côtelettes, mâchonnant, ruminant pour ma part la stupéfaction et l'éblouissement que je lui réservais. Qu'elle me mette la laisse au cou, quatre pattes et j'y aurais fais la fête nuits et jours. Sur ses genoux, la tête posée, amoureusement. Les yeux, plaintifs à lui dire « tu m'aimes dis..? »...

  • Une oeuvre très personnelle et réfléchie, jusque-là rudement bien menée. On peut dire qu'elle mérite d'être éditée et imprimée sur des pages qui sauront témoigner de ton talent ; tu as une capacité de réflexion et une vision critique de la société impressionnante pour un jeune homme de ton age.
    La description de ton personnage féminin ainsi que toutes les métaphores qui en découlent sont très bien faites, et l'image qu'elle renvoie est enviable ^^
    Bravo.

    · Il y a plus de 13 ans ·
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    Andrea De Oliveira

  • "Des balafrés de l'âme" bigrement doués pour tricoter du dur !!! Bravo !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

  • "J'étais bien sur pas le seul à l'admirer. Elle avait sa cour de loqueteux, poivrots, aigris, joueurs endettés, tout le gratin des bas fonds venait y trouver son espoir. Même la flicaille et les maris blasés s'oubliaient dans le bleu de ses yeux", un autre extrait de ton talent !

    · Il y a plus de 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • J'aurais pu en relever d'autres de ces extraits qui démontrent qu'il n'est pas là que simple écriture (par ailleurs très très bonne), il y'a chose à dire, un fond, une réflexion permanente dans ton oeuvre. Tu dois continuer, aller au bout de ce qui est né, parce que ça en vaut vraiment la peine. Ci joint mon coup de coeur, te remerciant du cadeau :) Bravo Sisyphe !

    · Il y a plus de 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • "On en finissait pas de libérer les mœurs pour les assujettir à d'autres standards. Tout Rapine puait la fierté des villes qu'elles éprouvent chaque matin au moment d'ouvrir les volets sur leur bassesse et de se dire, voici la société."

    · Il y a plus de 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

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